Février 2050 Illa

9 minutes de lecture

Cher Dieu,

Ce matin j’ai fait comme tous les matins. J’ai déjeuné des fruits de mur, les dorés hein, les argentés y commencent à être amers avec l’automne qui tombe et j’ai nettoyé les colonnes de cristal avec la poudre magnétique, celle que j’ai trouvée à la droguerie il y a trois mois qui détache super.

La mer devant le balcon est toujours aussi vide. Mais comme le vent fait des vagues dans le sable, on pourrait croire qu’elle vit encore. La ville derrière est toute calme. Tout le monde y doit être chez soi avec les vents qui soufflent. Et je vais te dire, tout il a l’air normal, la terre battue devant la maison est pas moins rouge que d’habitude.

Mister est dans son bureau. Il lit, ça aussi c’est comme d’habitude, ses histoires qui font un bruit pas possible. Des fois, j'entends des bribes, des “les carapaces métalliques s’entrechoquèrent”, des “ainsi la mer s’évida de son sang”. Vingt ans que je m’ennuie à écouter des bribes et je n’ai toujours aucune idée de ce qu’il y trouve d’intéressant mais au moins quand il est là-bas, il me laisse tranquille.

Et dire qu’on est encore jeune et que je dois passer ma vie avec lui.

Ce matin, je te dis, tout est comme d’habitude et pourtant il y a quelque chose de changé. Le ciel est bleu comme hier mais je sens qu’un truc pourrait y apparaitre. Je sais pas quoi ni pourquoi mais c’est comme si au fond de moi je sais. Ou j’en avais très envie. Alors j’attends, j’attends. Comme j’attend depuis, pff, longtemps, que tu me fasses un signe.

Finalement rien ne se passe, alors je repars au cœur des colonnes, où la brumisation est plus forte. La chaleur me tanne vite quand je suis trop près du dehors. Surtout quand il fait canicule. Mais c’est vrai qu’avec le vent chaud personne va sortir dehors alors je sais pas ce que j’attends.

Je m’assois dans les bras d’un fauteuil métallique. J’ai pas fermé les yeux pour attendre plus vite que je tombe endormie. C’est allé si vite que je crois que je suis évanouie. Et je rêve.

Quand je me réveille, je tombe par terre tellement que je bondis vite du fauteuil. J’ai le cœur en tachy-pardi !

Je regarde au dessus de moi, Mister il est là à me regarder. Il me dit :

— Tu m’as appelé ?

Il est agacé, j’aime pas.

— Non !

Je regrette tout de suite parce que je sais que si ça escalade, je vais m’en prendre une.

— Alors pourquoi tu cries grognasse ? Tu veux une rouste ?

— Vous êtes sûr que j’ai crié ? Je dormais, j’ai dû faire un cauchemar.

— C’est nouveau ça tiens. T’avises pas de dev’nir sénile, manquerait pu qu’ça.

Je sais qu’y a rien de bon à discuter avec lui mais je dois dire à quelqu’un ce que j’ai vu sinon je vais exploser.

— J’ai rêvé de Jésus. C’était une femme.

— N’importe quoi. Jésus peut pas être une bonne femme.

— Elle était très grande, un mètre soixante dix.

— Ce qu’il faut pas entendre.

— Et elle avait les yeux bleus.

— Ben tiens, j’allais le dire. Et les cheveux noirs tant qu’on y est ?

— Oui ! Comment le savez-vous ?

— J’ai dit la couleur la plus invraisemblable.

Son ton commence à se refroidir. Faut que je raconte tout avant de m’en prendre une :

— Et elle avait la peau claire, comme délavée, ses habits étaient gonflés et blancs, blancs comme le quartz, je vous dis, et elle descendait du ciel, comme Jésus, comme c’est écrit dans les évangiles. Il avait dit d’être vigilant ! Ou elle alors, peu importe n’est-ce pas ?

— Si tu passais plus de temps à faire le ménage, tu en passerais moins à rêvasser.

— Mais elle m’a dit, elle m’a dit qu’elle faisait partie de la deuxième expédition, ce ne peut être qu’une envoyée de Dieu.

— Je retourne lire.

Le reste de la journée, j'ai chantonné une chanson de mon rêve en me baladant entre les colonnes. Quand Mister vient s’attabler, je chante toujours. Il demande :

— Qu’est-ce c’est qu’ça ?

Je veux plus trop lui en parler alors je joue l’idiote exprès.

— Ton plat préféré, une fondue de veau de mer Morte. Tu reconnais pas ?

— Ce que tu sifflotes, sotte.

— Je n’en sais trop rien.

Pendant que je mange, mon regard se perd sur la bulle de lave au milieu de la table. Je me remets à chanter, les paroles me sont revenues d’un coup :

— Oh my lord, praise him be, set your poor people free, be merciful to our abusers.

— Quoi que tu dis ? Comprends pas. C’est toi qui as inventé ça ? C’est quelle langue ?

— Je ne sais pas… C’était dans mon rêve, alors ça vient de moi. Mais je ne sais pas quelle langue c’est. Je n’en sais rien.

Il hausse un sourcil et se renfrogne. Finalement, il laisse tomber et trempe sa viande dans la lave avant de souffler dessus. Plus forte que moi, la chanson se remet à sortir de mes lèvres. Cette fois, il lève la main.

Cher Dieu,

Ce soir ça a pris Mister, il a envie de me sortir en ville.

— Qu’est-ce qui vous prend ? je lui dis.

On n'est pas sorti de la maison depuis bien six mois.

— Ça va te faire du bien.

— Je suis fatiguée.

Les lunes se lèvent à l’unisson. En croisant leur regard, je sens qu’il faut que je reste à la maison. Je dois attendre le retour de ton enfant.

— Allez tiens, ton écharpe.

L’écharpe se matérialise autour de mon cou avant que j’ai pu rien dire.

— Mais vous sortez deux fois par semaine, quel besoin vous avez de sortir ce soir ?

— Je sors pour les affaires la semaine, c’est pas pareil.

Je sais ce qu’il en est. Il sors pour voir d’autres filles. Je m’en fiche, c’est juste que c’est pas beau de mentir.

Puisque je n’ai pas tellement le choix, je monte à sa suite dans notre petite soucoupe blanche. J’aime d’habitude faire le chemin jusqu’à la ville pour regarder les ruines des cités d’ivoire et les lacs asséchés des larmes de la vierge. Ce soir, je n’en regarde pas même la silhouette. Je ne quitte pas tes cieux des yeux.

— Oh, tu m’écoutes ?

— Mmh ?

Je n’ai pas détourné l’œil du ciel.

— Qu’est-ce tu te trouves de si intéressant dans le ciel ce soir ?

— Rien, il est très beau, c'est tout.

— J’disais, j’vais appeller Uil pour lui d’mander à qu’on vienne chez lui une huitaine. Ça ferait pas d’mal des ptites vacances dans les montagnes bleues.

— Les montagnes bleues ? Quand ?

— Demain matin.

— On ne part jamais en cette période d’habitude. Les tempêtes de suie ne sont même pas passées, on ne pourra pas skier.

— Peu importe, c’est pour prendre l’air, se changer les idées. Ce n’est pas comme si tu avais quelque chose de prévu de toute manière.

— Non, désolée, je n’ai pas envie de partir.

Il fronce les sourcils. Il n’aime pas que je dise non. En même temps ça arrive pas souvent. J’ai dû lui dire trois fois ces dix dernières années, dont deux entre hier et aujourd’hui. Son visage traduit son incompréhension. Même moi je ne comprends pas ce qu’il me prend.

Il ne dit rien de plus. Moi non plus.

Cher Dieu,

Quand je me réveille ce matin, Mister me fixe comme s’il comptait me mettre une rouste.

— Tu parles dans ton sommeil, il a dit, tu m’as réveillé. Tu n’as pas arrêté de la nuit. Je t’ai secouée mais rien à faire.

Je dit rien.

— Tu comptes me dire de quoi t’as rêvé ?

— Bha, si vous l’avez entendu !

— Dis-moi quand même.

Son ton était sec alors, j’ai répondu :

— Jésus m’embrassait.

— Ah !

J’ai cru qu’il allait me frapper. Il a juste serré les poings.

— Ce n’est qu’un rêve.

— Garde tes rêves stupides de bonne femme pour toi !

J’ai plus rien dit jusqu’à ce qu’il crie :

— Dis-moi le reste.

— Il ne vaut peut-être mieux pas si…

— Dis-moi !

— Jésus m’a dit qu’elle s’appelait Nathanaëlle.

— Alors ce n’est pas Jésus !

— Jésus ne peut pas s’appeler Jésus à chaque fois. Et c’est hébraïque.

—C’qui faut pas entendre. Et alors quoi d’autre ?

— Elle m’a dit qu’elle allait m’emmener dans le ciel, me montrer la troisième planète, qui doit être le paradis vu comment elle en a parlé.

— Ah le paradis ça oui ! il s’est mis à crier pour de bon. Toute la nuit à chanter, à rigoler, parler ! Jamais vu ça ! Tu sais ce que Dieu pense des gouinasses dans ton genre ?

Je regarde le plafond doré posé sur les colonnes de crystal. À une époque, je voulais y faire mettre des dessins, mais Mister a refusé. Si je compte le nombre de fois où il a refusé quelque chose juste parce que ça pouvait me faire plaisir…

— Quand est-ce qu’elle atterrit ? Où ? Dis-moi.

— Loin d’ici. Derrière les montagnes bleues.

— Non ! Tu mens ! À Verte vallée, tu as dit, tu l’as dit dans ton sommeil. Et cet après-midi n’est-ce pas ?

— Oui…

J’ai su tout de suite. J’ai vu dans son regard.

Cher Dieu,

Mister me dit qu’il veut sortir cet après-midi.

— En ville ? je demande.

— Oui. J’ai des courses à faire.

Il ment, il n’a rien à acheter. Il ne va pas aller en ville. Je le regarde toute la matinée aller à droite à gauche dans la maison. Entre deux colonnes, il prend son masque, entre deux autres son arme de chasse. Il cache tout dans un sac et il le pose à l’entrée. Mon regard oscille entre lui et le ciel qui s’alourdit. Ensuite, il va dans son bureau pour lire en attendant midi. Il a l’air serein.

Je tourne entre les colonnes, je regarde le ciel puis en même temps, j'écoute son livre qui tourne au loin. Je réfléchis, la chanson me revient “prison it’s all a prison” et bourdonne dans mon crâne jusqu’à ce que je le sente sur le point d’exploser “marking your time on walls” j’ouvre la porte du bureau, je ne l’ouvre que pour le ménage d’habitude mais là, c'est comme si j’avais quelque chose à y nettoyer “wiping away the mourn” il y a une lame dans ma main, son rasoir que je ne sais même pas comment il a atterri là.

Cher Dieu,

Je suis partie de la maison, j’ai disparu dans le soleil, là où Mister ne peut plus me voir. Le vent cogne contre mon manteau isolant. Je sens que ma peau est sur le point de bouillir mais c’est pas grave. Le soleil fait picoter l’or dans mes yeux. Je ne détournerai pas le regard de ta fille, promis.

Verte vallée, c'est comme d’habitude, le sol d’émeraude se dresse comme des écailles. Il y a le silence et la chanson dans mon crâne. “set your poor people free” Puis ça arrive d’un coup, un grand bam et le tonnerre qui monte, qui monte. Je n’ai pas le temps de me rechanter toute la chanson que l’orbe argenté de ta création est debout devant moi. Et elle en sort, ta fille. Mon cerveau ne dis plus rien comme si j’allais m’évanouir.

— Ylla ! Je me présente, je suis Nathanaëlle York et je viens de la troisième planète, d’une ville nommée Běijīng.

Je tombe à genoux.

— Jésus, vous êtes le berger de mon peuple martien ! Vous êtes revenu !

Votre fille est aussi belle que dans mes rêves, aussi grande, mais elle a l’air surpris. Elle se tourne vers la lumière, derrière, d’où surgit un ange. Je comprends plus ce qu’elle dit, mais sa voix est magnifique.

— Jesus !? Damn, Jane, ear this ? Sounds like the first expedition really messed up with ‘em.

Dieu, dire que mon mari voulait tuer ta fille.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Scribopolis ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0