☿ LE VERRE

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JE marche sur un miroir qui capture les ombres. Une onde qui n’arrive pas à se briser ; froide et pitoyable. Un miroir fuligineux. Et je me demande combien, combien de maisons a-t-on brûlé, combien de lettres a-t-on jeté dans l’âtre, combien de pensées et souvenirs a-t-on ravivé pour que le Monde tourne au Noir.
Et je sens les larmes atramentes glisser sur mon visage, et nourrir le fond de l’eau, s’ajoutant à cette mère prête à déborder. Je me rappelle que j’ai oublié son nom, que son visage m’échappe, et que l’idée de l’aimer bientôt se tait. J’entends le clapotis. Trois petits plicplocs. J’entends la Mer. Je sais, c’est l’a-

4h.
Je me réveille.
24°.
J’ai froid, je suis trempé d’un mauvais rêve, ou d’un souvenir qui m’échappe.

La lumière blanche dans la glace de la salle de bain blanche, et les traînées blanches et salées sur mon visage livide. Je le noie d’une eau tiède et je regagne mon lit dans le noir.
Demain, j’irai rendre visite à maman.

ELLE habite une lande au Nord. Elle y habite seule. Comme tous ceux qui y demeurent et qui attendent que le printemps s’abatte sur les bruyères solitaires, et que l’ajonc se néglige encore.
Le train sillonne les vallons, caresse les tendres bocages de ma jeunesse et effleure les plages secrètes.
Et je vois passer les songes d’autrefois, ces idées tombées d’un ciel plein de mensonges, de quelques pages noircies de fantaisies. Je vois darder les rayons entre deux nuages larmerant et m’assoupis contre la vitre. Mes mains sont pleines de feuilles noircies d’écrits du cœur, d’amants consumés des muses, des âmes qui s’émiettent entre quelques strophes, devers des soleils-poèmes. Des mondes secrets. Un tas de livres.
Certains sont pour ma mère. D’autres pour moi. Et mes pensées s’en vont pour une cité de verre que l’on arpentait petit, petite prison d’innocence.

Lorsque je sors de la gare, je sens poindre en moi ces peurs sincères. On se transforme, l’on en oublie les rêveries enfantines, et l’on réapprend tout le poids de la solitude ; et celui des landes. Et je me sens arpenter ces terres boueuses et un corps tordu qui finissent de mourir en arrivant sur le seuil de la cuisine.
Dis-moi, quelle est cette chair dont on a besoin ?

TROIS ombres silencieuses assises à table. La cuisine de ma mère est sombre et exigüe, mais à travers la fenêtre se dessinent les landes infinies et figées, pudiques sous leurs neiges. Elle me jette au visage la lumière morne d’un ciel impénétrable.
Mère et moi-même mâchons assidûment notre laitue. L’horloge bourdonne lentement, patiemment ; seulement arrêtée par l’impitoyable et invariable arrivée de l’aiguille sur 12.
Un livre et son ombre ouverts à la page 216 reposent sur le sucrier ; mais j’observe du coin de l’œil ma mère. Milles questions ourdissent les trames de mes pensées ; je défile un texte usé, mille fois raturé.
Et Mère étudie sa laitue.
Je tourne la page. 217.

No ; 'twas not the flowery plain :
No ; 'twas not the fragrant air :
Summer skies will come again,
But thou wilt not be there.

How loud the storm sounds round the hall !
From arch to arch, from door to door,
Pillar and roof and granite wall
Rock like a cradle in its roar.

The elm-tree by the haunted well
Greets no returning summer skies ;
Down with a rush the giant fell
And stretched across the path it lies.

Hardly had passed the funeral train,
So long delayed by wind and snow ;
And how they'll reach the House again
To-morrow's sun perhaps will show.

What use is it to slumber here,
Though the heart be sad and weary ?
What use is it to slumber here,
Though the day rise dark and dreary ?

En fait, nous sommes plongés dans une mer de verre. Et quelquefois, quelque chose arrive à traverser ce verre. Un propos filtre et fil jusqu’à l’âme.
Les impôts sur l’terrain derrière. Moyen l’melon. C’est encore trop tôt pour les melons. L’coiffeur en ville à trouver Dieu, le magasin est fermé tous les mardis. Des souris dans le tiroir à torchon. Encore. Des p’tites pelotes. Elles ont rongées les coins d’serviettes, si elle savaient c’que ça coûte maintenant. Il va pleuvoir ce soir.

Il va pleuvoir demain. I’y a c’volcan aux Philippines qui r’commence. C’est quoi son nom déjà ? Marc est décédé, non pas Tanguy. Le pianiste. Un roux.
Un cancer. Tu ne manges pas la garniture ? Tu n’aimes pas le piment ?

Derrière la fenêtre, je peux voir les feuilles mortes danser par-dessus les plaines et le marcs d’une neige incisée, saignée et souillée des legs de quelques sapins. Et au creux de cette lande, au fond d’une dépression sans nom, la glace relâche son emprise et une eau noire sourd et se fige comme la colère qui se cache, juste ici.
Mère se remet à parler. Cette thérapie-là, ça n’t’aide pas beaucoup, hein ? T’arrives pas à guérir ? Tu sais c’que t’as au moins ?

Elle a toujours eu un don particulier pour résumer les choses.
Elle n’a jamais beaucoup aimé mes idées. Mes aspirations. Mes relations.
Elle n’aime pas ce que je suis devenu.

Ç’aurait été plus simple de juste faire ce qu’on attendait de moi. Juste taire ce qu’il y a au-dedans, les flammes qui gonflent à tout dévorer, des vents qui soufflent dans des voiles qui courent tous les horizons, ces ongles qui mordent dans cette peau, ces dents qui mâchent ce pus. Jaune de désirs avariés. Ne rien laisser transparaître, et laisser cette roue dévaler la pente sans rien dire.
Tôt ce matin, alors que le silence était maîtresse de la maison, et que je lisais, j’ai entendu quelques larmes glisser au coin de mes lèvres, entre deux vers. Ils peignaient les longs jours qui fatiguent, toutes ces souffrances qui se succèdent, et ces moments où l’on s’égare, et où l’on est prêt à lâcher la main d’Espoir. J’y entendais une voix qui m’appelait, comme un vent d’Imagination, et sa douceur, et sa chaleur, j’ai reconnu la caresse d’un ami. Entre deux vers, je me suis retrouvé à genoux sur le tapis, et j’ai sangloté.

C’est pas comme prendre un cachet d’aspirine, tu sais. Je l’avais lâché entre deux lèvres serrées. Le deuil, il faut être patient. Elle a grimacé. Et ça mène à quelque chose de remuer le passé comme ça ?

Ah ..! — J’ai ouvert les mains — l’on surmonte ! Et je l’ai regardé dans les yeux. Elle souriait. Un maudit sourire.

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