Anthèmes
Anaïs elle a tendance à réfléchir avant de se lancer. Ça calcule dans sa tête. Ça se voit. Aux lèvres qui remuent sans s’ouvrir, les menus hochements de tête au rythme du métronome, tout d’un coup la bouche s’entrouvre quand même, parce qu’elle mâchonne les bouts de peau au coin des ongles quand elle est concentrée. Ou quand elle est nerveuse. Ou quand elle s’ennuie. Ça dégoûte, un peu, c’est difficile de ne pas penser à ce qui ne devrait concerner que soi-même du coup. Les peaux mortes mêlées à la salive. Et puis elle a les dents jaunes, ce qui est dommage pour elle aussi.
On aimerait l’attraper par les épaules et la secouer un bon coup, lui gueuler de lâcher prise, de se détendre.
(se regarder dans le reflet d’une flaque.)
défocalise les pupilles de l’hypermétrope et le flou se fera, et la vérité se fera, et la compréhension deviendra secondaire, et la pensée deviendra secondaire, et dans le flot de la conscience enfin véritablement libérée le barrage vu retiré d’un coup un enfant réarrangeant les blocs de constructions primitifs de son paysage en maquette plus rien ne pourra être dit juste ressenti juste vécu juste absorbé au plus profond immédiat de l’esprit le vent dans les cheveux, l’impossibilité de tracer une constellation de souvenirs le vent dans les cheveux comme si c’était la première fois, ce sera la première fois, et alors le sourire sera facile, et alors on ne regrettera rien plus rien plus jamais rien lâche prise un coup détend-toi et le bitume qui se rapprochait très vite il y a quelques instants semblera s’immobiliser une fois les lunettes retirées, gris statique, on flottera, on atterrira sain et sauf.
— Tu lui as dit au revoir, au moins ?
À qui. Beaucoup de dos tournés, qu’on repasse l’éloignement en boucle, dans le coin du regard.
— À Sanjeewa.
— Ça aurait été une très mauvaise idée.
— Je crois que ça l’a un peu déçu, tu sais.
— …
— De ne pas te voir.
— Il m’aurait sauté à la gorge si j’avais été là.
— Bien sûr que non. Ça lui aurait fait louper son train.
Justine et les fragments de mandarine incrustés sous les ongles qu’elle triture sans les regarder, elle pense à l’odeur, elle aime Décembre juste pour ces fruits, la seule chose qui empêche de se suicider pour échapper aux fêtes dit-elle. Miettes de jaune foncé ou orange pâle. Pourquoi elle les a long comme ça alors qu’elle ne fait pas beaucoup d’efforts pour l’entretien, qu’il y a toujours des trucs qui se coincent dessous, des bouts fendus, cassés, pointus comme des griffes.
— C’est pour mieux te crever les yeux, mon petit.
Tout impatients d’apesanteur les danseurs s’élancent – c’est-à-dire que c’est dans leur nature de s’élancer. On pourrait croire que le mouvement, l’énergie qui n’existe que pour porter un pied d’une part de la piste à une autre, les bras d’une position à une autre, la bouche d’une expression subtile à une autre sont les produits d’un geste conscient, d’une volonté née et exprimée d’abord dans l’essence, puis dans le corps du danseur, mais ce serait lire le processus entièrement à l’envers. Au contraire, c’est bien le danseur qui est tel seulement une fois le mouvement réalisé : avant et après ça, il n’est que potentiel de danseur. Autrement dit, la danse n’est pas par le danseur ; c’est le danseur qui est par la danse et par la danse uniquement. Une fois le geste terminé, la piste débarrassée, le piano fermé roulé au fond de la salle et le dernier élève de l’école verrouillant la porte des vestiaires derrière lui, pas un d’entre eux n’ose se nommer tel (danseur), et ce jusqu’au temps de la prochaine leçon – ou peut-être des quelques pas sur le trajet du retour esquissant avec fierté un enchaînement fraîchement maîtrisé, pour certains.
On (se) demandera pourquoi on ne l’aura pas fait. Alors que ça aurait été si simple. Alors que la prise était ferme, assurée, et qu’on avait arrêté de se débattre, et que le couteau était là. Ou les mains autour du cou. Le couteau qui avait glissé dans le coin de la pièce, le sang qui rendait les mains glissantes tiré d’avant ? Difficile à dire puisqu’on ne l’a pas fait. Si on l’avait fait on s’en souviendrait. Ou peut-être pas. Mais on se souvient du moment de l’hésitation. On se souvient d’avoir fixé les yeux dans les yeux hésitants. Et peut-être qu’on a supplié. Et peut-être qu’on a protesté. Pitié, pitié, je veux mourir ou je veux vivre. Mon Dieu mon Dieu même pas pourquoi juste lâche-moi laisse tomber je n’en peux plus. Quelle importance de toute façon c’était déjà trop tard.
Coucou à la caméra et immédiatement on se sent stupide. En face (à côté) ça rigole, on se retient de lui dire ta gueule, même si on le pense un peu, même si ça le ferait rire aussi, mais il y a quelque chose on veut faire un effort de sympathie. Passer pour plus humain. Passer pour plus Sanjeewa, celui qu’on connaît celui qu’on aime trop celui qui n’est pas fatiguant à côtoyer. Ou bien c’est parce qu’il y a Anaïs qui verra la vidéo et qu’on ne va pas s’embrouiller devant le regard futur qui traîne, qui surveille, comme un fantôme.
(ne pas penser à Anaïs fantôme.)
Musique commence ricanement se taisent immédiatement c’est du sérieux, et c’est beau quand même ces automatismes, à quel point ça perdure, que rien n’a tranché les fils des pantins même pas le temps. Une main qui se déroule depuis l’autre côté de l’écran. On hésite à peine avant de la saisir, comme on l’a appris, juste les doigts par l’intérieur des trois phalanges et la pulpe qui s’appuie contre le départ de la paume.
Une des deux mains, celle à la couleur du cuivre, a les cuticules très propres, très soignés.
(j’ai prié pour toi. Je ne le dirai pas parce que ça ne te ferait pas plaisir comme ça m’aurait fait plaisir à moi. Alors c’est entre moi et l’autre chose. C’est pour le vent qui passe entre les feuilles battues alors à ma fenêtre, qui font que je me réveille au milieu de la nuit, le cœur battant jusque dans la gorge. Quelque chose qui m’observe dans le coin de la chambre.
L’impression qu’on est sur le point d’entreprendre, de traverser un grand changement. Un bouleversement qui partirait au centre de la poitrine pour se déployer à travers tout le corps. Remplirait la pièce. Tout l’univers. Parfois la nuit j’étends les bras au milieu de ma chambre je ferme les yeux très fort pour voir naître des galaxies contre mes paupières et j’imagine relier, du bout des doigts, les deux étoiles les plus éloignées de l’espace.
Et je danse. Je danse au milieu des étoiles, sans réfléchir, sans compter, sans musique. Je danse comme tu ne m’as jamais vue danser. Je danse ainsi parce que tu ne m’as jamais vue danser ainsi. Je ne veux pas dire que c’est ta faute, mais.)
On attend toujours si longtemps sur les fauteuils capitonnés et inconfortables du couloir de l’hôpital, surtout quand on y va seul, surtout quand on a entre les mains une brûlure d’anticipation, le téléphone qu’on garde soigneusement verrouillé puisqu’on sait qu’à présent derrière l’écran il y a, et Sanjeewa qui n’a pas osé venir avec. Stupide garçon. Ça lui aurait fait plaisir, on l’a dit, on l’a pensé, Justine l’a insulté, mais rien à faire. Ça suffira non avec un geste du menton vers le téléphone déjà verrouillé toujours verrouillé on ne l’a pas allumé du trajet même pas pour mettre de la musique de toute façon ce n’est pas comme si on aurait réussi à se concentrer sur quoi que ce soit au-dessus des quelques notes qui tournaient encore en
— Je ne rêve plus que de la mélodie de notre danse, maintenant.
On n’a pas osé dire moi aussi.
Justine et la morale sur des choses qu’elle ne fait elle-même pas. Elle le sait, c’est ça le pire, on ne peut même pas vraiment le lui reprocher, parce qu’elle hausse juste les épaules elle fait « et alors » ou « c’est vrai il faut que j’y travaille » (traduction : elle n’en fera rien), on peut lui en vouloir mais on ne le fera pas, peut-être parce qu’elle est jolie.
— Les jolies filles ont le droit d’être chiantes. Les autres, moins. Ou bien tu apparais comme automatiquement chiante si tu n’es pas assez bonne donc tu passes ta vie à essayer de prouver le contraire ?
Sourire derrière ses lunettes de soleil un peu trop allongées pour être à la mode de l’année.
— Pas comme si je savais ce que c’est, moi, j’avoue.
— Narcissique.
— Jaloux.
Plus tard Justine oublie ses lunettes sur la jetée de béton où on avait passé la majorité de l’été assis à même le sol quand on ne trouvait pas de place à la terrasse ce qui était presque toujours le cas on finissait tard alors tant pis pour les chaises les tables c’était juste nous et les verres de bière en plastique dégoulinant de condensation et le dessous des cuisses et les mollets nus contre le bitume, le bitume, le jour des lunettes perdues il s’allonge dans le vide et gris et pluie (ce n’est plus l’été alors pas de bière pas de peau), les chaises restent vides à cause des flaques même s’il n’y a personne d’autre que nous, de temps à autres un promeneur à chien caché sous son k-way à la limite. Et pourtant on sent presque encore la chaleur âpre et sèche du béton qui faisait comme mordre la peau tant que le soleil brillait encore dessus, Justine installée comme elle était installée sous le soleil toujours, les jambes étalées loin devant les pieds croisés pour faire une pointe parfaite, les bras en appui derrière, torse et gorge et visage offerts, aux nuages ce soir mais ça ne change rien, pas pour elle, ça illumine tout pareil. Les lunettes de soleil allongées. Peut-être le début de septembre, les premières pluies pas assez froides pour lui faire mettre une veste, elle a encore son bronzage qui donne à sa peau l’air si lisse, pas comme le brun de
(et peut-être que tu étais un peu jaloux, c’est vrai.)
— Tu n’as aucune gratitude, tu le sais ça ?
C’est juste avant la bouche en sang et les dents traînant sur le carrelage et la douleur dans le dos là où on s’est écrasés en chœur contre le mur, le lavabo contre le flanc aussi ça fera un bleu c’est sûr et les coudes qui se cognent, genou dans l’aine, et ensuite on était par terre. Ce n’est pas la raison de tout ça, la question qui n’en est pas une, la raison est ce qui a suivi, ce qu’on essaie à présent d’oublier tellement on en a honte mais tout le corps, raide et lourd et désaccordé par rapport à soi-même qui le rappelle, qui le hurle à chaque pas. Et en même temps on ne peut pas vraiment penser à autre chose qu’avoir mal, alors ça aide un peu quand même.
On aurait pu croire qu’on se bat comme on danse, et ce n’est pas totalement faux mais. Ce n’est pas pareil. Passé le premier élan rapide comme un réflexe de Sanjeewa (comme si réagir aux bêtises que tu dis était un instinct, chez lui, quelque chose codé dans son ADN), c’est Adrien qui s’est fait le plus sauvage, le plus inconscient dans ses gestes, fou, quelque part.
Peut-être qu’il a eu très peur.
L’autre, froid et fermé comme un mur, ou plutôt une porte qu’il a claquée après avoir annoncé la violence de la rencontre – ce ne serait plus de sa faute.
(il s’est permis de te regarder comme si ce n’était plus de sa faute mais bien entièrement et uniquement de la tienne, il te regardait de haut, le con, alors que c’était toi qui était au-dessus et qu’il avait arrêté de se débattre pas par pacifisme mais parce qu’il avait été réduit à en être incapable,
et tu aurais très bien pu. Et pourtant le regard comme s’il se foutait de ta gueule.)
La légèreté semble toujours être le privilège de ceux qu’on considère comme plus chanceux, comme mieux nés, rescapés de circonstances potentiellement bien malheureuses auxquelles notre propre avènement nous a, nous, condamnés, enchaînés à une lourdeur que nous percevons comme éternelle – un fardeau niché dans le creux de la poitrine, entre les côtes, qu’on ne pourra laisser au pied d’aucune croix. Pas un sommet de colline où empiler une petite tour de cailloux symbolique, pas un boyau de caverne où lâcher un secret murmuré, pas même un arbre dans lequel graver un abscons gribouillage. Et ainsi on se traîne à travers une existence haïe, fossilisée par l’envie qui nous fait porter des regards gluants sur les autres, les bénis, les légers, eux qui semblent appartenir à un tout autre monde, aussi étrangers et incompréhensibles que les migrations d’oiseaux qu’on voit passer chaque année très haut dans le ciel, noir sur bleu, rien de plus intelligible. Tout ça parce que la seule solution qu’on se permet d’imaginer est la plus impossible : être né autrement.
Dans un autre monde on aurait été porté. Dans un autre monde on aurait été le porteur. Dans un autre monde on ne pense pas au scénario alternatif, on a simplement demandé, Adrien est-ce qu’on peut essayer autrement, tu penses, est-ce qu’on pourrait le refaire. Et peut-être que ça aurait dépassé l’état de l’idée, peut-être qu’on l’aurait répété juste pour le répéter, pas pour n’importe quelle excuse on aurait trouvé sur le moment pour se justifier. Peut-être que même cette première fois, on l’a fait pour une autre raison que pour Anaïs.
Mais on ne l’a pas refait alors on peut seulement penser. Heureusement que la mélodie reste dans la tête.
(Les miroirs me manquent. Ceux de la salle de cours. On pouvait s’y voir les uns les autres depuis n’importe quel coin sans tourner la tête, presque. Petit réseau de reflets qui essayait de ne pas éclater de rire quand le contact se prolongeait un peu trop, quelque chose de fondamentalement drôle là-dedans pour une raison obscure, juste s’observer, le blanc de l’orbite, peut-être le fait d’être très concentré là-dessus alors qu’on est censés ne penser qu’à danser. Tous ensemble, allez, on reprend, trois, quatre.
L’autre jour il m’a dit qu’il n’osait plus te regarder dans les yeux. J’hésite à te rapporter ces mots-là, je crois que ça ne m’amuse plus de faire la messagère. Peut-être que je grandis enfin.)
Interlude : l’autre ville. Ils n’y sont pas alors les rues ont l’air tellement vides, malgré la foule, sans la peur toute sucrée pas trop désagréable de croiser un de leurs visages au détour d’une intersection. Et le gris repose les yeux, et le souffle acharné et anarchique de la route, sous la fenêtre, empêche de trop entendre la musique. Le froid commence à arriver. On danse seulement pour se réchauffer un peu, dans l’appartement mal isolé.
— C’était sympa, pourtant, cette idée de vidéo.
Justine qui fait la grimace. Justine qui fait la morale. Comme on la déteste quand elle se permet de faire une remarque pour de vrai, comme si elle avait tout compris, comme si elle savait.
— Et il n’y avait vraiment aucune autre copie, en-dehors de celle que...
— Celle que j’ai supprimée ?
— Yep.
— Non.
(pourquoi tu lui réponds encore.)
— Dommage.
Elle sépare les syllabes, chantonne presque. Comme on la déteste quand elle se retient si visiblement de nous insulter, qu’elle fait (mal) semblant qu’elle s’en fiche.
— Je sais que j’ai été con, tu peux le dire hein, je préfère.
— Si tu le sais, pourquoi je devrais te le dire ?
On l’aurait poussée à l’eau, si on n’était pas en plein novembre et qu’on n’avait pas vraiment envie de la tuer. Juste d’y penser très fort.
— Je suis désolée pour Sanjeewa, surtout. Anaïs à la limite ce qu’elle ne sait pas ne pourra pas lui faire de mal. Mais je crois qu’il avait vraiment bossé sur votre choré, là.
Et là on ne peut pas s’empêcher de rire. Méchamment.
— Moi je voulais juste lui dire merci. Je ne comprends pas ce qu’il y avait de si terrible là-dedans.
L’été avant était presque parfait, ceci dit. C’est pour ça que ça surprend un peu. Pendant deux mois on a réussi à avoir l’impression de respirer, presque chaque soir. On a fait tous les bars du bord du lac, on s’est acharné dans l’exploration du minuscule coin paumé où on était encore coincés tous ensemble à l’époque, déterminés à en faire sauter les limites, casser les murs, l’agrandir de force. Se faire une place, d’une manière ou d’une autre. Puis la semaine dans la montagne, au-dessus de cette vallée où on étouffait lentement le reste de l’année, le vert et le ciel et l’humidité – il a plu, on s’est réveillés dans la rosée, on a renversé quelques bouteilles. Et les étoiles. Rien à voir avec les boutons pâles crachotés au-dessus des lignes électriques du ciel en bas. Et surtout, surtout, ne pas penser à l’école.
Anaïs disait que ça allait mieux.
Le problème est qu’on fini par se confondre, à tous danser la même chose, en même temps, au même endroit. Et que c’est terrible quand l’un doit se démarquer d’une manière ou d’une autre : un rôle un peu important, ou des répétitions à l’écart, après les cours, parce qu’on prend trop de retard sur le groupe. Et affronter un professeur sans le groupe, quelle horreur, on en mourrait. Seul ou seule face à un regard de fer. On en mourrait. Certains ne passent pas loin. D’autres quittent simplement l’école – c’est presque pire.
Justine qui appelle en pleurant. Elle sanglote si fort qu’on se demande si on va finir mouillé à travers le téléphone, à cause des larmes. Elle n’arrive pas à parler à peine à respirer on se demande si elle est en train de mourir.
(non elle est juste très triste.)
Ça arrive parfois. On fait ce qu’on peut pour être là. Oui, oui, c’est très dur, je suis vraiment désolé, mais pour de vrai est-ce que ça va est-ce que tu es en sécurité, une fois qu’elle est un peu calmée moins secouée par une détresse présente on passe aux questions pratiques, tu as mangé aujourd’hui, qu’est-ce qu’il te reste à faire, essaie de dormir un peu. Je sais que tu es fatiguée. Je sais que c’est difficile. On se voit bientôt ?
Parfois on pense à monter dans la voiture et rouler deux heures au milieu de la nuit juste pour être sûr juste pour ne pas la retrouver comme. Mais Justine n’aime pas avoir des gens chez elle. On sait que Sanjeewa l’aurait fait, lui, même depuis l’autre côté du pays, il aurait pris le premier train, il en serait entièrement capable, mais ce n’est jamais lui qu’elle appelle. C’est vrai qu’ils ne s’entendent pas très bien. Et pourtant il n’aurait pas hésité, même pour une solution complètement stupide et pas du tout adaptée, parce qu’il n’arrive pas à accepter qu’il y a des choses qu’il ne peut simplement pas comprendre.
— Ce n’est pas de ma faute si elle a sauté
Ça peut reprendre au milieu du kiosque celui de la gare le seul encore ouvert le dimanche soir sous la lumière bleue et blanche, pas de sourire sur le visage de la caissière, peut-être l’hésitation quand on la fixe un peu trop longtemps, immobile. Elle ne comprend pas que ce n’est pas elle qu’on regarde. Bloqué par on ne sait quoi, le paquet de clopes encore à la main, la monnaie dans l’autre. Le silence, soudain, de toute la ville.
On court pour rentrer. On claque la porte derrière soi. Les rues étaient vides et on n’arrive plus à se débarrasser de l’impression d’avoir été suivi, traqué, que la chose est à présent à l’intérieur avec soi. Alors on met de la musique. Pour ne plus s’entendre penser, pour ne plus entendre la respiration hâchée dans un coin de la cuisine.
On réfléchit à l’appeler, parfois. Juste pour lui dire qu’il me manque.
Si seulement on était un peu plus comme elles.
(je guéris plus vite que ce que tu crois. Je suis plus forte que ce que tu crois. J’ai recommencé à sortir, quelques pas dans le grand jardin, belle vue sur le lac, si je vais jusqu’au bout du bout du parc que je tourne bien le dos au bâtiment et que je me met sur la pointe des pieds je peux oublier où je suis, je ne vois même plus le reflet de l’hôpital dans l’eau, c’est le printemps. C’est si facile à dire « je vais mieux c’est le printemps » mais parfois c’est vrai. Le soleil !
Je sais que tu crois que c’est de ta faute. Ou de la sienne. Vous croyez que c’est de votre faute, soit à tous les deux, soit juste l’autre, il faut bien accuser quelqu’un je suppose. Et en même temps vous croyez que c’est grâce à vous. Vous le croyez si fort que vous en viendriez à vous entretuer, m’a dit Justine.
Et ça me fait rire parce que vous vous trompez tellement. Tout ça c’était juste moi. Il n’y a que moi.)
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