1. À l’eau de rose

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Jean-Philippe T., le DRH, c’est comme un tableau Excel mal paramétré : on sait qu’il va tout faire buguer, mais on ne peut pas s’empêcher d’y toucher.

Et ce soir, j’y touche à nouveau. Et si je racontais notre rencontre en chaussant les lunettes roses de la littérature sentimentale ?

Il était là.

Assis à sa table, près de la fenêtre. La lumière dorée glissait sur sa chemise comme une caresse, soulignant la ligne de ses épaules, la tension de sa mâchoire, la montre qui serrait légèrement son poignet. Il jouait avec le rebord de son plateau-repas, un geste lent, presque sensuel, comme s’il effleurait une peau.

Le néon bourdonnait au-dessus de nous, indécent témoin.

Trois mois.

Trois mois depuis qu’il m’avait tendu mon solde de tout compte, avec ce même regard calme, ce sourire de professionnel qui sait comment dire au revoir sans se salir les mains (l’image est un petit peu hardie quand même... du simple point de vue de l’anatomie).

Et pourtant, me voilà. Revenue. Un poste s’était « libéré » – façon polie de dire que quelqu’un avait craqué avant l’heure, victime des « synergies » et des « restructurations ». Et le revoilà, lui, entre le distributeur de café et le micro-ondes qui grésille.

Je m’assis en face de lui. Pas par courage. Non. Parce que la table d’à côté était collante.

Ses doigts traçaient de petits cercles sur le plastique du couvercle de sa lunchbox, en gestes lents et précis, presque hypnotiques.

« Je… je suis désolée. Pour juillet. »

Il leva les yeux. Ses iris – d’un vert mousse de forêt après la pluie – me traversèrent. Sa voix était basse, presque rauque, comme s’il avait passé l’été à crier des ordres dans le désert. (Ou à cause d’une mauvaise bronchite ? Après tout, ça commence à être la saison…) « Ces choses-là arrivent. »

Je déglutis. L’air me manquait. (Mémo n°1 : signaler que quelque chose déconne dans la ventilation de la cafétéria.)

Un rayon de soleil s’attarda sur sa bouche, et soudain je ne vis plus le DRH, mais l’homme.

Un homme dont le col de chemise entrouvert laissait entrevoir un éclat de peau, une ligne fine, vivante.

J’imaginai la chaleur sous ce tissu. L’odeur de lessive mêlée à la sienne, dominant celle du désinfectant industriel qui flottait dans l’air de la cafétéria (tiens d’ailleurs, j’ai deux mots à dire aux techniciens de surface à ce sujet, ça prend un peu trop à la gorge – mémo n°2).

Mon cerveau se mit à hurler. « TU ES EN TRAIN DE FANTASMER SUR UN TYPE QUI T’A VIRÉE POUR 1,2% D’ÉCONOMIES SUR LA MASSE SALARIALE. »

« Vous avez une miette. Juste là. »

Il désigna ma lèvre supérieure d’un geste précis. Ses doigts m’effleurèrent presque.

Mon cœur s’arrêta.

Je sortis la langue pour décrocher la miette rebelle, lentement. Trop lentement. Sa respiration changea. Une fraction de seconde, j’eus la certitude folle qu’il allait se pencher, m’attraper par la nuque, et effacer trois mois de silence d’un seul baiser plein de fougue.

Mais il se contenta de murmurer :

« Vous devriez manger. Avant que ça ne refroidisse.

— Enfin vous savez, ce n’est qu’un sandwich. Il ne risque pas de refroidir.

— Ah bon ? C’est pas un panini ?

— Non, vous voyez bien. Il vient de la brasserie d’en face.

— Vous avez su éviter le kebab du coin, c’est bien. »

Je sentis son regard admiratif glisser sur la ligne de mes épaules. Bien, le coup du kebab. Je commençais à l’intéresser. Je mordis dans mon sandwich. Une bouchée. Une torture. La mayonnaise collait à mon palais pendant que mes pensées, elles, s’égaraient déjà ailleurs.

Lui, dans l’encadrement de la porte de mon bureau. Cravate desserrée. Regard lourd. Il ferme lentement la porte. Et puis tout se précipite. Nous finissons pressés contre l’armoire Dossiers sensibles. Sa bouche dévorant la mienne. Sa cravate qui atterrit sur le clavier de mon PC. Sa main gauche sur le gras de ma hanche (mémo pour moi-même : faut vraiment que je perde un peu, là). La droite qui remonte lentement le long de ma cuisse, jusqu’à…

Je bus une gorgée d’eau. Mauvaise idée. Le gobelet trembla dans ma main.

« Vous rougissez, dit-il.

— Non.

— Si.

— Il faut dire qu’on se croirait en pleine savane tropicale avec le thermostat mal réglé.

— J’avais remarqué, oui. »

Un sourire. Léger, dangereux. « On se revoit demain ? Pour parler de votre intégration ? »

Je souris à mon tour. « Avec plaisir. » (Il avait dit intégration. J’avais entendu pénétration.)

Il se leva. Son parfum me frôla, boisé, sec, terriblement viril. « À demain. Et… faites attention aux miettes. »

Je restai là, le sandwich à moitié mangé, le cœur à moitié brisé, et l’entrejambe à moitié en feu.

Et dans ma tête, une seule phrase : « Putain. Je vais devoir changer de bureau. Ou de culotte. »

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