4. Un concentré
Jean-Philippe T. n’a pas seulement des yeux, un sourire… mmm… Il a tenu à s’excuser pour le mal qu’il avait pu faire, et ce sont ses mots, empreints de douceur et de bienveillance, qui m’ont…
Un vrai beauf ne m’aurait pas fait le même effet.
Premier jour depuis mon retour dans l’entreprise. J’ai volontairement traîné dans mon bureau pour croiser le moins de monde possible dans la cafétéria à l’heure du repas. Par chance, quand j’y pénétrais pour y manger mon sandwich, il n’y avait plus personne en vue, sauf une silhouette que je reconnus immédiatement. Jean-Philippe T., quadragénaire bronzé façon open space.
« Bonjour ! Vous devriez essayer le poulet basquaise, celui-là est un vrai régal. Depuis que je me suis occupé personnellement du recrutement du chef, ça s’est beaucoup amélioré ici. »
Un silence. Devais-je m’asseoir à sa table ? Après une hésitation, je m’installai en face de lui, par curiosité anthropologique.
« Mais dites-moi, on se connaît ?
— Oui, je suis Marguerite Renard.
— Marguerite… Renard ? Mmm, attendez… Margue – ah, Marguerite, oui ! Juillet, c’est ça ? Et alors, vous avez été réintégrée ?
— Ben oui, vous n’êtes pas au courant ?
— Heu, si, c’est possible. Je ne m’occupe pas personnellement de tous les dossiers. Il y a mon collaborateur pour les choses un peu… subalternes. Non pas que votre licenciement ait été subalterne – ouh là, loin de moi cette idée – mais bon, je veux dire que votre réembauche était largement plus anecdotique que le licenciement. Un licenciement, c’est toujours douloureux – enfin moi, personnellement, ça me fait souvent mal. C'est une décision qui n’est jamais facile pour un DRH. Enfin, vous voyez, tout est bien qui finit bien ! Je vous avais promis que vous alliez rebondir. »
Sous les néons blafards de la cafétéria, je réalisai que son regard ressemblait à celui d’un golden retriever un peu con.
« Et alors, ça se passe bien, là où vous êtes ?
— Ce n’est jamais que mon premier jour ici. Et puis, j’étais aux RI, et on m’a transférée au service juridique. Ce n’est pas du tout la même chose.
— Vous allez savoir gérer, j’en suis sûr.
— Oui mais enfin, je n’ai pas la formation d’une juriste, et je…
— Vous allez vous y faire. Madame Trocmu, qui a dû vous accueillir ce matin, n’avait rien d’une juriste non plus quand elle est arrivée. Je peux vous affirmer qu’avec elle, il y a eu du boulot. Il a fallu la décrasser pas mal, si vous voyez ce que je veux dire. »
Ses doigts tapotaient le rebord de son plateau-repas, avec cette assurance molle du cadre moyen persuadé de maîtriser l’art de la séduction en réunion. Il me dévisageait comme s’il me voyait pour la première fois.
« Ç’aurait été dommage de se priver de ces jolis yeux, en tout cas. C’est là qu’il y avait une faute. »
Il rit, satisfait de lui-même. Plus jeune, j'aurais sans doute rougi, mais là...
Soudain, il se pencha comme s’il allait me confier un secret d’État. « Entre nous soit dit… vous avez vraiment du potentiel. Vous pourriez aller loin, avec un minimum d’investissement. Vous me suivez ? » Mais… il me drague comme un commercial en séminaire à Deauville ou quoi ?
« Je crois que vous avez une tache, là.
— Ça doit être le poulet basquaise. Pas d’inquiétude, hein, j’ai un jeu de chemises propres, rangées dans l’armoire Dossiers Sensibles. C’est approprié, non ? »
Il lâcha le même rire satisfait, persuadé d’avoir fait un trait d’esprit. Je hochai la tête et rangeai mon sandwich dans son emballage.
« Bon, eh bien… à la prochaine, Brigitte ! Et n’oubliez pas : ici, on dit ‘challenge’ et pas ‘problème’ ! Bonne continuation dans tout ce que vous faites ! »
En sortant, je croisai dans le couloir la blonde du service marketing. Elle me fit un clin d’œil. « Alors, ma chère ? Toujours aussi inspirant, notre DRH ? »
Ce fut le jour où mon cœur démissionna sans préavis.

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