6. Je suis une goule
C’est bien joli, les histoires de vampires sexy, mais c’est un peu vieux comme le monde, et surtout, c’est l’homme qui mène la danse…
Mes chéries, asseyez-vous. Ou restez debout, peu importe – vous savez comme moi que les femmes qui osent n’ont pas besoin de chaises.
Vous le savez déjà, j’ai merdé. C’est pour cela que je tiens à raconter ma version des faits et être tout à fait transparente. Et la transparence, pour une goule, ça peut être important dans certaines circonstances.
Parce qu’une goule, ça ne se contente pas de rôder dans l’ombre. Non. Une goule, ça aime jouer avec la lumière – surtout quand cette lumière éclaire les visages pâles des hommes qui croient encore détenir le pouvoir.
Alors oui, j’ai foiré. Mais une goule qui avoue ses erreurs, c’est une goule qui prépare son prochain festin.
Vous serez seules juges à la fin. Et franchement, à mon avis, il faut continuer à investir dans cette entreprise si nous voulons en prendre le contrôle. Nous nous sommes donné pour mission de réduire le patriarcat en chair à pâté. Littéralement. Ce n’est pas le moment de faiblir.
Pourquoi cette entreprise, d’ailleurs ? Parce que le conseil d’administration est un véritable nid à testostérone. L’ego des costards-cravates là-bas y est plus vaste qu’un open-space.
Et vous savez quoi, mes chéries ?
L’ego, ça se brise.
La peur, ça se mange.
Et une entreprise où les hommes croient encore détenir le pouvoir… C’est un buffet à volonté.
Alors oui, on aurait pu choisir une start-up ou un cabinet d’avocats. Mais cette boîte est le cœur du système, où le patriarcat se croit en sécurité.
Et rien ne fait plus plaisir à une goule… qu’un homme qui ne la voit pas venir.
Je vais vous raconter mon premier jour dans la boîte, où Rebecca, pilier officiel du Service Marketing, mène déjà son monde à la bra... à la baguette voulais-je dire. J’en profite pour souligner une petite inégalité entre nous. Rebecca est avantagée avec ses jupes crayon, moi je dois me débrouiller avec des T-shirts et des jeans, ce qui est plus difficile pour séduire un costard-cravate.
Comme vous devez vous le rappeler, j’ai pris la place de Marguerite Renard. C’était l’idéal pour accomplir cette mission : discrète, pas encore connue dans son nouveau département (mais des tenues moyennement sexy), je pouvais donc la remplacer sans que personne ne puisse soupçonner l’imposture. Au fait, je ne comprends pas ce qu’ils ont fabriqué avec elle : fraîchement licenciée, et finalement réengagée… Les RH sont manifestement un point faible de l’entreprise. Je comprends très bien qu’on s’y attaque.
Bref. Venons-en aux faits.
Après une matinée tout à fait insipide (pas grand-chose à me mettre sous la dent – vous voyez ce que je veux dire, les chéries), ce fut enfin l’heure du repas, le vrai. Parce qu’une goule, ça ne vit pas que d’air conditionné et de réunions inutiles.
La cafétéria sentait le café brûlé et les rêves brisés – le parfum signature de l'endroit. Lui, je l’ai tout de suite remarqué : physique plutôt plaisant, allure sportive. Un assez beau morceau. Je l’ai littéralement dévoré du regard avant de m’asseoir à sa table.
Il a eu l’air surpris et n’a pas semblé me reconnaître. Pourtant il aurait dû. La conversation est partie très vite sur le mauvais état du matériel.
C’est ainsi que je l’ai emmené dans mon bureau pour qu’il constate de lui-même l'état asez déplorable des meubles – le bureau qui a l’air aussi solide que les promesses de la direction, et le classeur Dossiers Sensibles sur le point de s’effondrer si par malheur l’idée venait de s’appuyer dessus. Il me conseilla alors de contacter les Achats, avec un sourire de commercial qui venait de vendre un frigo à un Inuit.
C’est là que j’ai décidé de sortir le grand jeu.
À partir de cet instant, ma proie n’en a plus mené large : on aurait dit un poussin abandonné dans un couloir d’abattoir.
« Tu as peur des espaces confinés, Jean-Philippe ? » ai-je susurré en le plaquant contre le mur. « Moi, j’adore. Ça rappelle les cachots. Et les cachots, c’est là que les vrais jeux commencent. »
Il devint blanc comme un linge, comme si je l’avais déjà vidé de son sang.
« Un petit bilan de compétences, Jean-Philippe ? », poursuivis-je, en le déshabillant comme on prépare un sacrifice – soigneusement, mais avec entrain.
Problème. Un type un peu effrayé, eh bien, comment dire… Le matériel reste en mode hors service. Mais totalement.
Il a fallu que je bombe le torse et je gonfle ma poitrine jusqu’à un honnête 105 E pour obtenir enfin une réaction technique de sa part. « Bieeen… Je suis indulgente avec les petites entreprises, mais il vaut mieux qu’il y ait un minimum d’assise pour faire affaire » fis-je en retroussant les babines.
J’avoue : il n’était pas complètement maladroit malgré son peu de résistance au stress. Je lui ai proposé un plan de relance, en m’agenouillant devant lui. Instantanément, son engagement professionnel connut une hausse spectaculaire.
Alors que je commençais à savourer (dans tous les sens du terme) mon petit effet, j’ai vu son regard hésiter, comme s’il voulait lever le doigt pour poser une question.
« Mmmm… oui ?
— J’ai remarqué que vous m’avez appelé Jean-Philippe à deux ou trois reprises. Moi c’est Patrick, de la Compta. »
Oh oui, je sais ce que vous allez me dire. Ça va, c’est bon… J’aurais dû remarquer qu’il n’avait pas les yeux verts. Tout le monde peut se tromper. Imaginez d’abord ma déception. On m’avait promis un steak bien saignant, et je me retrouvai devant un morceau de tofu. Rien de toxique, bien sûr… mais enfin, ça ne croustille pas pareil sous la dent. C’est pour cela que nous nous attaquons aux dirigeants, aux patrons, à tout ce qui a du pouvoir, parce que ça se nourrit mieux, et ça boit mieux aussi. Un cadre dirigeant bien vascularisé, c’est comme un bon Bordeaux : ça se mérite.
Autant dire qu’en termes d’hémoglobine, c’était la soirée la plus décevante de mon trimestre.
Pas d’inquiétude, hein : j’ai fait en sorte pour que Patrick se réveille la tête dans la cuvette des WC. Il aura cru que le poulet basquaise de la cafétéria avait tenté une révolution dans son estomac.
J’ai pris bien soin d’effacer sa mémoire. Il ne remarquera rien à moins de faire un check-up rapproché de sa bite, ce qui, soyons honnêtes, n’est peut-être pas son loisir du dimanche. Après, je ne connais pas son degré d’hygiène.
Enfin… une mauvaise rencontre ne tue pas une goule. Malheureusement pour les humains, cette théorie ne s’applique pas à eux.

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