8. De son point de vue

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D’après ce que je sais

Ah tiens. Qui voilà.

Moins d’une heure après notre échange de mails… Comme elle dit, ça prouve qu’elle est bien dans les locaux. Le service juridique l’a recrutée avant même de m’en informer ; ils m’ont doublé, les salauds. Enfin… j’avais quand même l’œil sur son dossier.

Je ne devrais même pas être là. Je ne suis jamais là. Il a fallu que Schlump annule son déjeuner. On n’aurait même pas dû se croiser. Le genre de rencontre qui ne devait pas exister.

Le grand regard brun est moins triste qu’en juillet, mais elle a le visage marqué. Elle a l’air un peu sonnée. Quand elle s’assoit en face de moi avec son sandwich, je perçois son hésitation dans le mouvement, comme si elle évaluait la distance, la bonne place à occuper. Trop près. Ou pas assez.

Ah – une pique. C’est de bonne guerre. Elle atteint sa cible. Je sais très bien ce qu’elle me renvoie. Elle en rit pourtant. Un rire qui ouvre quelque chose.

C’est vrai qu’elle a l’air sympathique. Drôle, même. Je l’avais noté dans les retours officieux. Mais ce que les rapports ne disent pas, c’est ce mélange d’aplomb et de fatigue. Hervé m’avait signalé qu’elle arrivait en fin de contrat, que serait un licenciement sans difficulté, mais il a fallu que ses anciens collègues et que les syndicalistes s’en mêlent.

En juillet, quand je l’ai enfin vue, après des semaines à lire son nom dans des mails, j’avais fini par me demander à quoi elle ressemblait, vraiment. J’avais eu du mal à la quitter des yeux. Elle avait une présence. Quelque chose de dense. De vulnérable, aussi. Elle ne savait manifestement pas quoi faire de son corps à ce moment-là. Ses mots, en revanche, tombaient juste. Trop juste.

Elle dit ?… Qu’elle s’est vautrée en juillet ?

— Mais non. C’était… humain. Ce n’est pas très grave.

La même netteté de traits, sans apprêt – mais cette fois, elle sourit. C’est peut-être ça, qui manquait à l’image. Beauté ?… Le mot serait sans doute trop simple. Elle a surtout un visage vivant. Elle ne cache pas ses cheveux gris. C’est même ce qui lui donne cette allure à la fois affirmée et paradoxalement jeune. Malgré les cernes.

Ah, le retour du regard grave. Allez, respire. Laisse-moi te parler du service juridique. Une phrase. Juste une. Tu es bavarde, ou c’est la nervosité ?

Une vacherie de plus sur les RH. Est-ce que je lui dis pour Hervé ? Celui qui l’a balancée. Non. Si je parle, je vais devoir admettre que je me suis surtout appuyé sur son rapport à lui. Et pas sur celui de Valentine – mais Valentine, officiellement, ne s’occupe pas de RH, même si c’était elle, sa vraie cheffe. Je ne suis pas prêt à ça. Pas maintenant. Elle pourrait aussi parler des mails. Ceux que j’ai envoyés après juillet. Les possibilités, les pistes, les « on ne sait jamais ». Elle n’en dit rien. Moi non plus.

T’es vraiment bavarde, toi, hein. Bien plus que la dernière fois qu’on s’est vus. Tu parles de ta conscience de gauche, du fait qu’être de gauche, c’est se battre… que c’est dans ta famille… Eh, mais…

— Moi aussi, je suis de Roubaix. Du quartier de l’Épeule.

Et nous voilà à parler d’où nous venons. On va finir par être potes, si ça continue. C’est marrant, ça. Elle ne se rappelle plus le nom du quartier où habitaient ses grands-parents. Comme si le nom cherchait son chemin. C’est banal, ce genre de trou. La fatigue, sans doute. Elle a été rappelée il y a quelques jours à peine, jetée dans un service qu’elle ne connaît pas. Je le sais, ça. Elle va devoir s'accrocher. Le reste, je l’ignore. Elle sourit encore.

Mais c’est quoi, cette façon qu’elle a de me regarder maintenant ? Cette manière d’insister, à peine, dans les yeux. Encore un sourire. Je –

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