Chapitre 1 : Pas si belle que ça
On dit souvent que les gens normaux sont invisibles.
Moi, je suis une ado "normale", donc invisible.
Mais pas assez pour qu’on m’oublie totalement.
Pas assez pour échapper aux moqueries.
Je m’appelle Belle.
Ironique, non ?
Ma mère trouvait ça "élégant et français", comme dans les contes.
Elle ne s’est jamais demandé si j’allais pouvoir le porter sans me le prendre dans la figure tous les jours.
Au collège, les gens me regardent comme un détail de trop.
Pas vraiment moche, pas vraiment jolie non plus.
Juste ce qu’il faut pour devenir une cible facile.
"Belle ? Sérieux, t’as vu ta tronche ?"
"Hey la Belle au bois dormant, t’es tombée du lit ce matin ?"
"Tu crois que t’es différente parce que t’as un prénom de princesse ? Réveille-toi, t’es même pas figurante."
J’ai appris à marcher vite, la tête baissée, à esquiver les couloirs bruyants et les rires trop forts.
J’ai appris à serrer les dents.
À répondre par le silence.
Et à respirer profondément pour ne pas craquer.
Mais ce n’est pas vraiment au collège que ma vie est la plus dure.
Non, le vrai calvaire commence une fois la porte de chez moi refermée.
Ma mère est enceinte de huit mois.
Elle passe ses journées à se plaindre du poids du bébé, à se regarder dans le miroir, à appeler ses copines pour parler "vergetures", "bassin élargi" ou "problèmes de peau".
Elle ne cuisine pas.
Elle ne nettoie pas.
Elle ne s’occupe de personne, à part d’elle-même et du bébé qu’elle porte comme si c’était une œuvre d’art fragile qu’elle aurait créée toute seule.
Et mon père ?
Présent physiquement, absent moralement.
Enfermé dans son bureau, casque vissé sur les oreilles, à jouer au poker en ligne ou je ne sais quoi.
Il sort juste pour crier quand il n’y a plus de café ou que les garçons font trop de bruit.
Alors c’est moi qui gère.
Moi, 14 ans, élève de 4e, harcelée au collège,
qui dois aussi être la maman de Marin, 7 ans, curieux, hyper sensible, qui pleure quand il ne trouve pas ses chaussettes préférées,
et de Simon, 3 ans, encore en couches, qui refuse de dormir sans que je lui chante "Les petits poissons" trois fois de suite.
Je prépare les petits-déjeuners.
Je dépose Marin à l’école.
J’habille Simon.
Je passe le balai, je vérifie les devoirs de CE1, je change les draps quand Simon fait pipi la nuit.
Et je fais tout ça en essayant de rendre mes propres devoirs à temps et de ne pas m’endormir en classe.
Parfois, je me dis que je pourrais juste… ne rien faire.
Laisser tomber.
Fermer la porte de ma chambre et ne plus sortir.
Mais je sais que si je ne le fais pas, personne ne le fera.
Et malgré tout, j’aime mes frères.
Ce sont les seuls qui me regardent comme si j’existais vraiment.

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