Chapitre 5 : Silences et regards
Je pousse la porte d’entrée.
La maison est silencieuse. Trop silencieuse pour un foyer censé être vivant.
Mon père est là.
Il est debout dans la cuisine, en train de se verser un verre… d’eau.
Je m’arrête net.
Pas de bouteille de vin sur la table, pas de verre rougeâtre abandonné près de l’évier. Juste un simple verre d’eau.
Il ne me regarde même pas. Il boit, pose le verre, et retourne dans son bureau comme si j’étais un courant d’air.
Je n’ai pas le temps de me poser de questions.
Dans le salon, ma mère est assise devant le miroir, en train de se maquiller. C’est presque une performance. Contouring, highlighter, faux cils, brushing.
Elle se prépare pour une soirée. Encore une.
À huit mois et demi de grossesse, elle continue à sortir comme si son ventre n’était qu’un accessoire mal placé.
— Tu penses que je peux encore rentrer dans ma robe dorée ? me lance-t-elle sans me regarder.
Je ne réponds pas. Je vais dans la cuisine.
Je prépare le goûter pour mes frères.
Un gâteau au chocolat. Je le connais par cœur, je pourrais le faire les yeux fermés. C’est celui qu’ils préfèrent.
Je remue la pâte, j’ajoute les pépites, j’enfourne.
L’odeur du chocolat me réconforte un peu.
Quand tout est prêt, je sors.
Direction la crèche pour Simon, puis l’école primaire pour Marin.
Sur le chemin, je pense à ce bébé.
Encore un.
Un de plus à gérer.
Je vais devoir m’en occuper aussi, forcément. C’est comme ça ici. Les bébés ne pleurent pas dans les bras de maman, ils pleurent dans les miens.
Simon m’attend à la crèche. Il me voit, sourit et tend les bras en essayant de marcher vers moi. Il chancelle, tombe sur les fesses, rigole.
Je le prends contre moi. Il sent le lait, la sieste, et les doudous trop lavés.
Je file ensuite à l’école. Marin me saute au cou dès qu’il me voit.
— Belle ! J’ai eu un bon point ! Tu veux le voir ? Hein ? T’as fait du gâteau ? Tu crois qu’on pourra regarder un dessin animé après les devoirs ?
Je lui réponds avec un sourire.
Sur le chemin du retour, Marin continue à parler sans s’arrêter. Il me raconte sa journée, sa maîtresse, un copain qui a vomi, une blague qu’il n’a pas comprise, mais qui l’a fait rire quand même.
Et moi, pendant qu’il parle, je la vois.
Mélanie.
De l’autre côté de la rue.
Adossée à un mur, son téléphone à la main, entourée de deux filles de sa bande.
Mais elle ne regarde ni son écran, ni ses copines. Elle me regarde, moi. Encore.
Pas un regard moqueur. Pas un sourire cruel.
Juste… cette fixation étrange, silencieuse.
Pourquoi ?
Je baisse les yeux, accélère un peu le pas. Mon cœur cogne, mais je ne sais pas si c’est d’angoisse ou de gêne.
Une fois à la maison, Marin court vers la table.
Je coupe le gâteau, je sers les parts, et on goûte tous les trois.
Je fais comme si tout allait bien.
— Il est trop bon ! déclare Marin la bouche pleine.
Simon tape dans ses mains. Je souris.
Ils me racontent leur journée. Moi, je ne dis pas que j’ai reçu une boulette en cours.
Ni que j’ai trouvé un mot dans mon casier.
Ni que j’ai passé la pause du midi seule à éviter les rires.
Je ne veux pas qu’ils s’inquiètent. Je ne veux pas qu’ils sachent que le monde est cruel, pas encore.
Après, je m’assois avec Marin pour l’aider à faire ses devoirs. Il est concentré, appliqué.
Quand il a terminé, je lui donne ma tablette. Il file sur le canapé en souriant.
Je profite du calme pour préparer la compote de Simon. Il la mange à moitié, l’étale sur ses joues, puis me tend ses bras.
Je le porte, le berce, lui chante la même chanson trois fois.
Il finit par s’endormir, petit corps chaud et lourd contre moi.
Je le couche doucement.
La maison est sombre. Silencieuse.
Personne ne m’aide. Personne ne me remercie.
Mais je continue.
Je prépare un dîner simple pour Marin et moi. Il mange tranquillement, la tête dans son bol de pâtes.
Et puis, il me regarde. Vraiment.
— Belle ?
— Oui ?
— Tu vas bien ?
Je le regarde, surprise.
Il a les yeux sérieux, trop sérieux pour un garçon de sept ans.
— Bien sûr. Je vais très bien, je réponds avec un sourire.
Il me fixe encore un instant, puis hoche la tête.
— D’accord.
Il part se brosser les dents sans rien dire de plus.
Je le couche. Il s’endort rapidement.
Et moi, je reste seule, comme tous les soirs.
Je fais mes devoirs.
Il est minuit. Je lutte pour ne pas m’endormir sur ma copie.
Et je repense à ma journée.
Aux moqueries.
À Mélanie.
Pourquoi elle me regarde ? Qu’est-ce qu’elle veut ?
Je n’ai pas de réponse.
Seulement un silence de plus à ajouter à tous les autres.

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