Famille

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Je n'ai jamais vraiment apprécié les repas de famille. Ces moments de fausses réjouissances, saupoudrés d'hypocrisie et de sourires forcés, où chacun autour de la table vante les fruits de sa propre réussite...

Je n'ai jamais fait partie de cet engrenage vicieux, où chaque regard interrogateur est un pistolet posé sur la tempe, chaque haussement de sourcil un couteau sous la gorge, chaque moue un étau qui se resserre.

Je préfère me taire et observer, sans m'impliquer dans les conversations. Quel intérêt aurais-je à participer à cette foire ; à ce concours tordu où triomphe celui qui a fait le plus d'envieux parmi les convives ?

Assise en bout de table, auprès de mes cousines et mon cousin, je regarde les mâchoires se crisper, les ongles déchirer les serviettes de table dans une étreinte de rage, les yeux s'allumer d'une flamme de rancoeur contenue.

Tout le monde sait, mais personne ne veut l'admettre. Cette animosité silencieuse est pourtant bien plus bruyante que les couverts, bien plus relevée que les succulents plats de ma grand-mère, bien plus aigre que le vin de mon grand-père.

Mon regard parcourt brièvement la table à la recherche d'un coin vide à fixer. Il croise celui de ma grand-mère. Elle esquisse un sourire, maigre mais sincère. Une ombre passe dans ses yeux. Elle sait que ses enfants se détestent. Toujours souriante, elle m'invite à me resservir. Je n'ai plus faim.

Mon grand-père regarde à droite, puis à gauche, en véritable spectateur d'un match de tennis. Il n'écoute pas vraiment. Il ne sait pas ce qu'il fait là. Il s'endort entre les plats, la tête vers le bas, un filet de bave tombant sur ses genoux. Il est escorté jusqu'à son fauteuil, dans le salon.

Mon cousin se tourne vers moi, me parle de cinéma, me demande si j'ai lu le dernier roman de Stephen King. Il est sincère, lui, au moins. Il voit mon verre vide, saisit la bouteille de vin et propose de me servir. J'accepte volontiers, j'en ai bien besoin.

Ma plus grande cousine tente d'intégrer la bataille. Elle parle de ses études de médecine, éprouvantes et tumultueuses. Elle emploie du jargon technique qu'on ne comprend pas, afin d'impressionner. L'attention générale n'est portée sur elle qu'un court instant.

La plus petite garde le silence, rit aux blagues ringardes de son père, fait des câlins à sa mère, à sa soeur et à son frère. Elle mange peu, préférant largement le dessert au plat principal. Elle quitte régulièrement la table pour rester seule dans son coin. Elle a toujours été effacée.

De temps à autre, les yeux revolvers se posent sur moi. Les visages, affublés de sourires aux dents acérées, ne m'impressionnent plus. Je connais bien le piège. Je me contente de répondre aux questions, sans m'étaler. Je souris poliment et reviens sur mon assiette quasiment intacte.

Le dessert arrive. Les tensions s'apaisent, la maison respire à nouveau. Ils complimentent le gâteau, se servent avec appétit et trinquent au champagne. Le café suit. Le silence est d'or. Ouf, c'est bientôt fini !

Tout le monde débarrasse dans une organisation militaire. Je glisse les couverts dans le lave-vaisselle, jette les serviettes et rapporte le pain en cuisine. Dans le salon, je croise mon grand-père, nageant en pleine torpeur. Il me demande si ça va. Je lui réponds que oui. Il s'endort, épuisé.

Vient le moment de se quitter. Les bises et poignées de main sont cordiales. Les regards s'évitent. La maison se vide rapidement. Ma grand-mère s'assoit sur l'accoudoir du canapé, le dos voûté, le regard penaud. Elle me remercie d'être passée. Je la remercie pour son hospitalité et lui dis de prendre soin d'elle.

Les voitures quittent l'impasse. Je souffle un bon coup. On ne se donnera pas de nouvelles, on ne s'appellera pas. On ne fait pas ça, dans la famille. Non, on se prépare pour la bataille suivante. J'ignore quand sera le prochain repas de famille... Mais sâchez que je n'ai pas envie d'y être !

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