Chapitre 05

8 minutes de lecture

Le grand manitou est de sortie

Lévana

Aujourd’hui, le bar est quasiment vide et je ne vais pas me plaindre de ne pas avoir à courir à droite, à gauche, avec mes compensées. Seules deux tables sont occupées en cette fin d’après-midi, dont une avec mon frère et mon supposé mari, de retour après avoir espionné la descente des grandes tiges au quartier du stade. La seconde est prise par un petit groupe de femmes, autorisées à sortir boire un café par leurs époux pour organiser l’anniversaire de l’un de leurs gosses pendant qu’ils sont à l’école. Oui oui, elles sont “autorisées à”. Nous avons violemment rétrogradé, niveau droits des femmes. Déjà, avant l’arrivée des envahisseurs, il y avait clairement deux camps bien affirmés et une sacrée lutte pour que nos droits soient respectés et conservés alors qu’une partie de la population avait pris le dessus sur leur entourage féminin, mais aujourd’hui, tout est bien pire. Le problème étant que les extraterrestres qui sont arrivés pour coloniser notre planète ne sont pas très avancés niveau civilisation. C’est bien beau d’avoir une puce intégrée dans son corps, quand on n’est pas capables de respecter ses femmes et de les considérer comme des égales, ça me fait bien rire. Jaune.

— T’es sûr que c’était le grand manitou ? demandé-je à mon frère en déposant leurs bières devant eux. Pourquoi il se serait déplacé là-bas lui-même ?

— Je te dis que c’était lui, ce n’est pas la première fois que je le vois ! Et peut-être qu’il pense qu’il est plus malin que les autres ? Tu sais, il doit manquer de confiance dans son équipe et se croit supérieur aux autres. C’est ce que Sacha nous a fait remonter de son entretien avec lui, en tout cas.

— Et donc, il a eu l’air satisfait de ce qu’il a trouvé ou pas ?

Nos artificières n’ont pas trop apprécié que nous leur demandions de créer rapidement quelques explosifs avec des éléments différents de ce que nous utilisons d’ordinaire pour ne pas donner trop d’informations à l’adversaire. C’était pourtant nécessaire, pour éviter qu’ils s’en prennent à Sacha et sa famille. L’épicerie nous servait rarement puisqu’elle a été visitée plusieurs fois par des gens qui cherchaient sans doute de la nourriture. Nous y avions caché un stock de munitions comme nous l’avons fait un peu partout en ville.

— Moi, je crois qu’il n’est pas si bête que ça, intervient Olivier. Il n’a eu l’air ni surpris, ni déçu, comme s’il s’attendait à ce qu’il a découvert. Je ne suis pas sûr qu’on ait réussi à le tromper réellement, s’inquiète-t-il.

— Ils ont quand même tout saisi et laissé un garde devant la porte, c’est pas rien, assure Gaspard, visiblement énervé que son ami prenne la défense du grand manitou.

— Sacha risque lui aussi d’être surveillé. Évitez de le côtoyer pendant un moment pour ne pas attirer l’attention sur vous, soufflé-je.

— Tu crois vraiment qu’ils ont les moyens de tous nous surveiller ? Leurs drônes d’observation ne sont pas très efficaces vu comment ils sont réglés. Et ils se reposent quand même beaucoup sur toutes nos machines à nous, qu’ils surveillent avec des intelligences artificielles. Si seulement on pouvait vraiment s’en passer comme on le fait quand on est en dessous… Mais ce n’est pas si simple que ça.

— Oui, on a quand même beaucoup d’appareils connectés partout ici, renchérit Olivier. Les Grande Tiges sont les champions pour les faire nous écouter où et quand ils veulent.

— Tous nous surveiller ? Peut-être pas, mais s’ils pensent que Sacha a des contacts avec les Valkyries ou qu’il peut les mener à nous, ils ne vont pas hésiter à le faire suivre. Je ne serais pas étonnée qu’un ou plusieurs drônes soient affectés juste à la surveillance de sa famille.

— On va le mettre en quarantaine, grommelle mon frère. Le pauvre, j’espère qu’il ne va pas trop mal le vivre. Après, on peut aussi l’utiliser pour distiller d’autres fausses informations. Cela pourrait les embêter un peu.

— On le protège autant qu’on nous protège en faisant ça… et puis, il faut y aller mollo, on risquerait de les mettre en danger s’ils le trouvent trop informé. J’espère que vous n’avez pas trop bavassé devant lui, je n’ai pas vraiment confiance en ce type. Sa femme me semble tout sauf épanouie et il a deux garçons, alors il s’en fout pas mal de l’avenir de nos femmes.

— Tu sais bien qu’on fait super attention, indique Olivier en posant sa main sur la mienne. On sait trop tout ce qu’on a à perdre… Depuis le temps qu’on est entrés en rébellion…

— Je sais bien, mais on n’est jamais trop prudents, soupiré-je alors que la porte s’ouvre dans mon dos.

J’ai le temps de voir mon frangin se crisper tandis que son regard se porte au-dessus de mon épaule, comprenant que les arrivants sont soit un groupe d’hommes collabos, soit un ou plusieurs extraterrestres. Je tourne la tête sans trop m’interroger sur l’identité de ceux qui viennent d’entrer. Les hommes sont bruyants, pas les envahisseurs. Du moins, pas quand ils débarquent ici.

— Restez assis, chuchoté-je en me levant. Bobonne s’occupe d’eux.

Je les gratifie d’un clin d'œil et me dirige vers la table où trois grandes tiges viennent de s’asseoir. Je me fige durant quelques secondes en constatant que le grand manitou est là. Il n’est venu que quelques fois au bar, et c’est généralement Gaspard qui s’occupe de lui. Je crois qu’il flippe de mon attitude. Il doit avoir peur que je plante le chef de la zone avec mon stylo…

— Messieurs, bonjour, les interpellé-je aussi poliment que possible après m’être raclé la gorge. Qu’est-ce que je vous sers ?

— Moi, je vais prendre un rhum arrangé, me demande le grand blond qui ne me prête aucune attention.

— Pour moi, ce sera une grappa, si vous avez, commande le grand manitou dont le regard clair se pose sur moi.

Je reconnais le dernier, qui était présent ici il y a deux jours, et qui lui aussi demande un rhum. J’acquiesce et file derrière le bar pour préparer leurs boissons. La grappa n’est pas une boisson que l’on commande souvent au bar, ce sont essentiellement ceux de là-haut qui en boivent, globalement. Ils ont bien ri lorsqu’ils ont goûté nos alcools. La bière, le vin, toutes ces boissons n’ont aucun goût pour eux ou presque, il leur faut plus de degrés qui, finalement, ne servent qu’à titiller leurs papilles (s’ils en ont !) et même pas à les saouler.

En quittant le bar avec mon plateau en main, je croise le regard au bleu similaire à un ciel clair du chef qui ne me quitte pas, comme s’il avait peur que j’empoisonne sa boisson.

Je dépose leurs verres devant eux ainsi qu’une petite coupe avec des biscuits apéritifs avant de me tourner vers celui qui s’appelle Nal’ki et qui n’a toujours pas dévié ses prunelles.

— Vous avez besoin d’un goûteur ? Je vous assure ne pas avoir mis quoi que ce soit dans votre boisson.

— Non, je devrais être inquiet ? Nous sommes juste venus ici pour célébrer notre victoire du jour, je n’ai pas envie de me prendre la tête.

— Eh bien, toutes mes félicitations pour votre victoire, Monseigneur, lancé-je en lui faisant la révérence. Appelez-moi si vous désirez autre chose.

Je le vois plisser les yeux, dans cette attitude si caractéristique de ces êtres quand ils utilisent leur implant pour accéder à des informations qu’ils n’ont pas, et je me suis déjà retournée quand il m’interpelle à nouveau.

— Je ne suis pas une autorité religieuse. Pourquoi m’avoir appelé ainsi ? Vous vous moquez de moi ?

— Ce titre n’est historiquement pas donné qu’aux autorités religieuses. Au Moyen-Âge, on pouvait appeler ainsi les rois et princes. Il y a quelques années encore, c’était le cas, à Monaco par exemple. Il n’y a aucune moquerie. Vous êtes celui qui règne sur la zone sans avoir été élu. Comment devrais-je vous appeler ?

Il n’a pas l’air convaincu mais semble ne pas se formaliser davantage.

— Il semblerait que parmi les vôtres, on me surnomme le grand manitou, mais ça ne me plaît pas non plus, évoque-t-il dans un sourire amusé. Je suis Nal’ki, mais je suppose que nous ne sommes pas assez amis pour que vous m’appeliez ainsi. Je pense qu’il faut vous adresser à moi comme à tous les autres clients. Cela est logique, non ?

— Je connais la plupart de mes clients et les appelle par leur prénom. Alors, dois-je vous appeler Nal’ki ?

— Vous connaissez beaucoup de choses, on dirait, que ce soit sur le Moyen-Âge ou sur vos clients. Si vous avez des informations sur les Valkyries, n’hésitez pas à me les communiquer, je suis preneur. Et je vous laisse libre de voir comment vous voulez m’appeler. Vous voyez que nous ne sommes pas si méchants que ça, ironise-t-il.

Je fais en sorte de ne rien laisser paraître ni de me focaliser mentalement sur les Valkyries, hors de question qu’il ait une quelconque info venant de moi.

— Les Valkyries sont un mythe, non ?

— Un mythe qui a des effets bien réels au quotidien, soupire-t-il avant de s’enfiler son verre comme si c’était de l’eau. Vous pouvez me ramener un autre verre, s’il vous plaît ?

— Bien sûr, je reviens tout de suite.

Je ne me fais pas prier pour rejoindre mon bar, jette un regard à mon frère et Olivier qui ne discutent plus et sont focalisés sur nos nouveaux clients et moi. Le grand manitou discute avec ses deux grandes tiges et son regard dévie fréquemment sur moi alors que je prépare sa boisson et en profite pour me faire couler un café. Son attention me brûle la nuque lorsque je lui tourne le dos. Je me demande si je ne me suis pas un peu trop faite remarquer aujourd’hui. D’ordinaire, j’évite les réflexions, l’ironie comme j’ai pu le faire à l’instant, mais sa “victoire”, comme il l’appelle, m’a donné envie de rétorquer et c’est tout ce que j’ai trouvé pour me moquer un peu de lui.

Je me secoue et m’oblige à chanter le titre qui passe à la radio dans ma tête, sait-on jamais. J’apporte sa nouvelle boisson au grand manitou et m’échappe pour aller voir le groupe de femmes qui m’interpellent pour régler leurs consommations. J’espère que les grandes tiges ne vont pas rester longtemps. Après ces derniers jours, il y a fort à parier qu’aucun homme ne s’attardera ici en voyant Nal’ki attablé. C’est mauvais pour les affaires.

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