Chapitre 07
Mission explosive
Lévana
Allongée dans un fourré, j’attends patiemment l’heure de passage de la patrouille après avoir déjà entendu le drone voler au-dessus de nos têtes. La cagoule que je porte sous ma capuche me donne chaud, mes mains sont moites sous mes gants et j’ai dû prendre le temps de calmer ma respiration quelque peu anarchique lorsqu’après une course effrénée dans les ruelles, je me suis littéralement jetée dans la broussaille. J’espère ne pas avoir trop démoli ces pauvres lauriers qui ont survécu à l’hiver froid que nous venons de traverser.
Je sais que Jasmine, qui avance au sud du quartier, doit elle aussi se les cailler avec son équipe, et je me demande si elles sont arrivées en temps et en heure. Il est difficile de communiquer entre nous puisque les envahisseurs ont les moyens de nous espionner, aussi nous évitons tout risque en misant sur la confiance lorsque nous sommes en planque et en opération comme ce soir. Si des fois elle n’était pas là à temps, elle sait qu’elle a jusqu’au moment du grand “Boum” pour agir, après quoi elle devra, avec Eden et Elise, les jumelles, faire demi-tour et rentrer. Tout ce que j’espère, c’est qu’elles ne se sont pas faites repérer.
Hortense me rejoint en rampant au sol et sort de son sac les éléments à assembler pour former la bombe que nous devons lâcher grâce au drone qu’elle a fabriqué. Si les leurs ont l’air efficaces, ils vont voir ce que ça fait quand on leur rend la monnaie de leur pièce !
Silencieusement, je l’aide à construire notre outil du soir, celui qui nous permettra de viser la haute société extraterrestre, le quartier où ils vivent étant trop sécurisé pour que nous puissions nous infiltrer. S’il est évident que nous avons nos sources et espions sur place, nous ne voulons pas les mettre en danger en leur demandant de nous faire entrer. En revanche, à cette heure, tout le monde est rentré chez soi et nous allons pouvoir attaquer de loin.
Nous arrêtons tous nos mouvements lorsque les lumières de la patrouille approchent. Personne n’ouvre la bouche, ni l’artificière, les mains sur le détonateur, ni Francesca, fusil à la main, extraterrestres dans le viseur. Comme moi, elle ne les lâche pas du regard. Ils sont plus nombreux que nous, mais s’ils nous repèrent, nous serons les premières à tirer. Après cinq années à se battre contre eux, je n’ai plus d’hésitation s’il faut appuyer sur la gachette. Malgré tout, j’ai longtemps espéré que nous pourrions régler les choses sans en arriver à la violence et à la mort… Et puis nous avons perdu des gens à qui l’on tenait, encore, et il a vraiment été question de notre survie.
— Si on arrive à faire cramer une maison entière, je jure que tu as consos gratuites à vie au bar, je chuchote à notre artificière en l’observant vérifier le montage de la bombe à la lueur du lampadaire.
— Avec cette bombe, on peut faire exploser tout le quartier, je suis sûre, affirme-t-elle.
Si seulement… Encore faut-il que nous arrivions à envoyer le drone au milieu des habitations sans qu’il se fasse descendre par un de leurs robots volants ou que nous en perdions le contrôle.
Hortense est une trentenaire qui envoie du lourd. Dans l’armée, elle a tenté de combattre les aliens à leur arrivée. Elle a même été capturée durant une période et a fait partie d’un groupe de femmes que nous avons réussi à libérer. Depuis, elle voue sa vie aux Valkyries puisque, comme beaucoup d’entre nous, elle refuse d’être utilisée par les hommes et de devoir leur obéir. Cette jolie rousse fait le bonheur de quelques femmes mais ne s’est jamais vraiment posée avec une seule et même personne, ni ne s’est jamais vraiment liée d’amitié avec quiconque, restant très discrète et solitaire. Malgré tout, elle est appréciée de tout le monde au souterrain.
Quand elle me fait signe que tout est OK, j’allume la télécommande du drone et quitte le fourré, non sans m’assurer qu’il n’y a personne à la ronde. Je me fais petite, discrète, évitant les zones éclairées autant que possible, et fais s’envoler le drone près du mur qui protège la zone d’habitations. J’ai bien conscience d’avoir peu de temps, et que si un groupe d’extraterrestres débarque en force, mes deux acolytes et leurs armes, postées pas bien loin, ne serviront pas à grand-chose. En attendant, le drone prend de la hauteur et survole une première maison. Encore trois et nous serons bons, ne courant pas de danger particulier.
Je repère un premier garde sur la caméra de la télécommande. Il lève les yeux en direction du drone et là, je me dis qu’on est mal. Il faut que je me dépêche, mais le pire arrive avant même que j’atteigne la seconde maison.
— Ça bouge à l’entrée, on est repérées !
La voix de Francesca me fait paniquer l’espace d’une seconde, mais je me bats avec moi-même, inspire un bon coup et jette un coup d'œil dans sa direction.
— Tirez-vous, j’ai bientôt atteint ma cible !
— Sans toi ? Hors de question ! Fais tout péter maintenant, on s’en fout tant qu’on frappe fort !
Non, on ne s’en fout pas ! Le plan c’est de faire très mal et d’éclater tout le quartier avec nos deux drones. Effectivement, il faut qu’on frappe fort, pas le choix puisque lorsque nous attaquons les usines, les lieux de stockages ou leurs points de rendez-vous, cela ne leur fait apparemment ni chaud, ni froid. Nous avons été gentilles jusqu’à présent, aujourd’hui on veut leur montrer que nous sommes prêtes à tout.
Je n’écoute pas les filles. Le plan n’a pas changé et elles ont reçu leur ordre. Ce que je n’avais pas anticipé, en revanche, c’est que Hortense se jette sur moi, me prenne la télécommande des mains et me pousse au sol avant de faire plonger le drone. J’ai à peine le temps de me relever que nous entendons l’explosion survenir. Je me retrouve une nouvelle fois au sol par je ne sais quelle opération, et son corps tombe sur le mien. Le souffle ? Ou les gardes qui sont arrivés près de nous et qui ont tiré juste au moment où ça a pété ?
J’ai les oreilles qui sifflent, je peine à respirer et j’ai l’impression de m’être faite rouler dessus. Je crois même que j’aurais pu perdre connaissance si je n’avais pas vu le regard de Francesca sous sa cagoule couverte de poussière, au-dessus de moi. Je peine à comprendre ce qu’elle me dit et l’aide lorsqu’elle repousse Hortense de sur mon corps. Une grimace s’imprime sur mon visage lorsque je m’assieds, elle s’affirme encore davantage quand mon regard se pose sur le foulard que l’artificière utilise pour cacher le bas de son visage, aussi maculé de sang que son front. Je vois bien que Francesca panique, qu’elle s’affole, et je suis plutôt rassurée de constater que les gardes sont au sol à une bonne trentaine de mètres de nous.
— Aide-moi à la soulever, il faut qu’on parte !
— On ne va jamais y arriver, se lamente-t-elle, apeurée.
— Bien sûr que si ! Je te promets qu’on va s’en sortir !
Bon, j’ai peut-être un peu présumé de ma force après ce double voyage au sol, mais je tiens le coup grâce à l’adrénaline. Heureusement, ma comparse de galère ne semble pas être blessée, contrairement à Hortense qui est un vrai poids mort. Je sais que j’aurais dû vérifier qu’elle est encore en vie, mais je refuse d’imaginer que ce ne soit pas le cas.
Je ne sais pas bien comment nous parvenons à rejoindre la bibliothèque de la ville qui donne sur une entrée de souterrain, mais Francesca et moi poussons un soupir de soulagement en voyant le bâtiment se dessiner dans la pénombre. Je crois que je me suis foulé un poignet, je commence à souffrir, sans parler de mon dos et de mon crâne qui semble vouloir exploser. C’est l’horreur, je n’ai même pas regardé à quel point l’attaque a fait des dégâts, tout ce à quoi j’ai pensé, c’est nous mettre à l’abri.
Olivier nous ouvre le battant à l’arrière du bâtiment et nous nous engouffrons dans les toilettes, où se trouve une porte sécurisée, cachée derrière un grand miroir. Mon père l’a faite installer quelques mois avant l’invasion, il me disait qu’il fallait toujours plusieurs sorties en cas de découverte, et plusieurs entrées pour se mettre en sécurité… Je crois que je n’aurais jamais eu la force d’aller jusqu’au bar, d’ailleurs, je ne suis pas sûre d’arriver jusqu’à l’infirmerie.
Heureusement, mon frère nous attend au bas des escaliers et prend le relais de Francesca qui pleure sans pouvoir se contrôler.
— Lâche-la, je gère, me souffle-t-il en passant son bras sous les genoux d’Hortense pour la soulever.
Olivier m’arrête et m’examine de la tête aux pieds après m’avoir ôté ma cagoule, le regard paniqué. Son pouce passe sur mon front et se retrouve taché de sang.
— Ce n’est pas le mien, grimacé-je. Du moins, je ne crois pas. Je vais bien…
— Tu dis que tu vas bien ? N’importe quoi, il faut que le Doc t’examine. Et vite ! Tu as besoin que je te porte ou ça va ?
— Mais si, je vais bien ! C’est Hortense, la priorité, m’agacé-je en attrapant les mains de Francesca. Ça va aller, on est en sécurité, calme-toi…
Je sais que mon ton est un peu sec et j’adoucis ça en enserrant ses mains dans les miennes et en lui adressant un semblant de sourire. Bon sang, tout est parti en live tellement vite ! C’est incompréhensible. Pourquoi Hortense a-t-elle fait ça ? Elle avait bien conscience que la bombe était trop proche de nous !
— Olivier, tu veux bien accompagner Francesca jusqu’à son dortoir ? Je crois qu’elle a besoin de se reposer… Je vais à l’infirmerie.
— Mais… tu n’as pas besoin de moi ? proteste-t-il faiblement.
— Je tiens encore sur les nerfs, soupiré-je en posant brièvement mes lèvres sur les siennes. Elle non. S’il te plaît…
— Je m’occupe d’elle, promis.
Je n’attends pas plus longtemps et m’enfonce dans le dédale de couloirs du souterrain. La porte de l’infirmerie est fermée et mon frère est assis à même le sol à côté. Je me laisse tomber près de lui et pose ma tête sur son épaule.
— Jasmine est déjà rentrée ? Dis-moi que l’autre équipe va bien…
— Oui, elles n’ont eu aucun problème, même si leur drône n’a fait aucune victime de leur côté.
— Je ne pensais pas que cette opé serait un tel échec. J’espère qu’elle va s’en sortir… Les gardes sont arrivés trop vite, elles n’ont pas voulu partir avec Francesca et Hortense a tout fait péter trop tôt. Je n’aurais jamais dû la laisser faire, bon sang !
— Ce n’était pas trop tôt, il y a plein de dégâts chez eux. Je suis sûr que vous avez fait mouche.
Je garde le silence, ruminant ce qu’il s’est passé. Je m’en veux de ne pas avoir été plus persuasive. Hortense ne serait pas enfermée là-dedans si j’avais été plus autoritaire.
Je ne sais trop combien de temps nous patientons, mais Olivier a le temps de nous rejoindre après s’être occupé de Francesca. Je ne refuse pas l’étreinte qu’il m’offre même si je grimace en m’appuyant sur mon poignet. Je masque au mieux ma douleur pour ne pas inquiéter les deux mecs un peu trop protecteurs qui gravitent autour de moi et prends mon mal en patience, quand bien même je rêve d’une douche bien chaude pour me débarrasser de la poussière et du sang séché sur mon visage et mes mains.
Nous nous levons tous les trois d’un même mouvement quand la porte de l’infirmerie s’ouvre finalement sur notre médecin, Eléanore, une quadragénaire au visage fatigué. Après cinq années à la côtoyer et malheureusement un peu trop de situations comme celle-ci, nous commençons à bien la connaître. Aussi, elle n’a pas besoin de parler pour que nous comprenions que nous venons de perdre l’une des nôtres. Nous nous observons en silence durant un moment et je lutte contre les larmes qui menacent de me submerger. Je déteste montrer ma faiblesse, mais je me sens affreusement coupable et la perte d’Hortense est un nouveau drame dans notre grande famille. Il va encore falloir annoncer la nouvelle aux autres, organiser une cérémonie larmoyante, aller enterrer son corps dans la forêt en pleine nuit et faire un nouveau deuil. Tout ça pour ça…
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