Chapitre 09
Le contrecoup
Lévana
Je repousse le duvet qui me tient bien trop chaud et pose mes paumes sur mes tempes comme si leur pression pouvait atténuer le mal de crâne qui m’a maintenue éveillée une partie de la nuit. J’ai l’impression d’avoir un marteau dans la tête et que mon corps est passé sous un rouleau compresseur. Le réveil est encore plus difficile que je l’imaginais en m’allongeant contre le corps chaud et réconfortant d’Olivier, déjà endormi sur son lit superposé, qui partage parfois le petit dortoir avec deux autres hommes ralliés à la cause, lorsque la place est libre et qu’il n’a pas le courage de remonter à la surface..
Je n’ai dormi que deux petites heures et j’ai bien envie d’étriper le coloc du bas qui s’est cogné la tête contre notre sommier et m’a réveillée. J’aurais pu remonter dormir à l’appartement, mais après avoir été auscultée par la doc, je ne rêvais plus que de deux choses : une douche et un lit. Et celui d’Olivier était le plus proche.
Je descends l’échelle et m’y retiens en sentant le sol tourner sous mes pieds. Le coloc encore présent m’observe depuis sa couchette, les sourcils froncés, et je lui fais signe de se taire, ne voulant rendre de comptes à personne et surtout pas à Oli s’il se réveille. J’enfile mon jean et file me rafraîchir une fois que j’ai retrouvé un centre de gravité stable, puis je gagne la pièce commune où un silence un peu trop pesant règne. Heureusement, quelques enfants rendent l’espace vivant, mais cela ne parvient pas à remonter mon moral un peu trop en berne. Je dirais que le seul avantage, c’est que cela ne devrait pas accentuer mon mal de tête. Je ne me mélange à personne, vais me faire un café, attrape une barre de céréales et quitte le quartier des habitations pour gagner la salle de réunion sous le bar, où mon frère est déjà installé, seul.
Gaspard se lève lorsqu’il m’aperçoit et vient m’examiner comme s’il ne m’avait pas vue au retour de l’opération. Je me retiens de gémir lorsqu’il attrape ma main gauche dont le poignet est encore légèrement enflé, et souffle lourdement.
— Je vais bien, respire, sérieux. Aucune autre blessure dans la nuit, promis. Jasmine a dormi avec toi ? Elle n’est pas trop secouée ?
— Jasmine n’a pas beaucoup dormi… comme nous tous, je pense. Et tu n’as pas l’air d’aller si bien que ça. Tu vas faire comment pour servir au bar avec ce poignet douloureux ?
— Je vais demander des antidouleurs à la doc et tout prendre à droite. On verra, je vais m’en sortir. Au pire, je ferai moins d’heures, je vais voir avec les filles ce qui est possible.
S’il savait… Je devrais être à l’infirmerie, mais il était hors de question que j’y passe la nuit. Je ne me sens pas si mal que ça, après tout, ce n’était pas une promenade de santé. Je n’avais aucune envie d’être surveillée durant des heures, je voulais juste dormir un peu, profiter de la chaleur humaine que m’a offerte Oli. Pour le reste, je ne suis pas tombée dans les pommes, je n’ai pas vomi, j’ai mal au crâne et c’est tout…
— Tu es sûre que c’est une bonne idée d’y aller ? Les ET vont être sur les dents, c’est certain. Cela ne va pas le faire si tu te fais remarquer. Et puis, là, on a une réunion de crise. Attends de voir ce qu’on va décider, non ? Peut-être que ça vaut mieux de tous rester planqués quelques jours.
— Ce serait tout aussi louche que je sois absente alors que je bosse tous les jours… mais oui, on verra. Ce n’est qu’une petite entorse, de toute façon.
Je me tais en voyant Jasmine entrer. Je ne vais pas me plaindre d’un petit bobo ou deux alors que nous venons de perdre un membre de notre groupe. J’avoue qu’entre l’entorse et la bosse que j’ai sur le crâne, je me suis déjà sentie bien mieux, mais je suis en vie et c’est grâce à Hortense. Sans elle, je me serais pris le souffle de l’explosion en pleine face.
Je déguste ma barre de céréales et mon café déjà tiède sans grande envie pendant que les autres arrivent au compte goutte et s’installent autour de la table, sur ces chaises pas bien confortables. Les écrans autour de nous sont tous éteints, le silence est pesant, un peu comme dans la salle commune, tout le monde chuchote, comme si parler à voix haute allait rendre les choses plus réelles ou que l’on pourrait déranger les morts.
Je me retrouve à exposer la situation de la nuit, à détailler les choses, les expliquer telles que je les ai vues et vécues. J’ai l’impression de me justifier en relatant les événements, mais je ne peux pas faire autrement. Alors je fais taire mes émotions et je balance la sauce avant de me mettre en retrait. J’écoute les propositions de tout un chacun d’une oreille peu attentive. Je suis épuisée et entendre parler des conséquences de la mort d’Hortense sur le groupe ne me réjouit pas des masses, tout comme devoir organiser une veillée et déterminer qui ira l’enterrer. Je me porte malgré tout volontaire pour aider dans ces tâches et me reconnecte plus ou moins à notre réunion lorsque le silence se prolonge. Pourquoi les filles me regardent-elles comme ça ? Et mon frangin, pourquoi semble-t-il agacé ?
— Ça va, je suis encore capable de tenir un morceau de papier et une pelle, bougonné-je après avoir observé mon poignet.
Je ne suis pas au top de ma forme, mais je ne suis pas non plus handicapée, enfin ! Malheureusement pour moi, on frappe à la porte et c’est Serafina, la doc, qui entre. Ça y est, les ennuis arrivent. Qu’elle quitte la zone d’habitations pour nous rejoindre ici veut tout dire… Elle est contrariée et je crois bien être la raison de son agacement.
— Bonjour, Doc ! Comment ça va ? osé-je lui demander, un poil provocante alors que je constate qu’Olivier l’a suivie et reste dans l’entrebâillement de la porte.
— Levana, qu’est-ce que tu fais ici ? s’énerve-t-elle immédiatement, sa voix allant rapidement dans les aigus. Tu devais rester sous ma surveillance toute la nuit ! Tu m’as fait une de ces peurs, ce matin ! J’ai cru qu’il t’était arrivé un malheur ! Tu n’es pas en état d’être ici, voyons ! Tu es aussi inconsciente que ça ?
Bon… On peut dire qu’elle n’est pas trop du genre mesurée, la Doc… Je me retiens de grimacer en constatant que les regards portés sur moi sont encore plus scrutateurs. J’avoue que s’il y a une chose avec laquelle je ne rigole pas, d’ordinaire, c’est la santé. Quand il s’agit des autres. Maintenant, je comprends mieux l’insistance des filles lorsque je refusais d’embarquer une personne blessée en patrouille ou en mission. La frustration est terrible.
— Je me sens bien, et puis, je suis assise à papoter, pas en train de crapahuter au beau milieu de la nuit.
— Tu ne viens pas de te proposer pour aller t’occuper de l’enterrement d’Hortense ? m’interpelle Gaspard, mon frère toujours prompt à se mêler de mes affaires.
— Oui, ben ça ira mieux d’ici à ce qu’on y aille, soupiré-je. Je connais mon corps, je me sens bien, pas de quoi paniquer, je vous assure.
— Tu as quand même une commotion, reprend la Doc. Tu devais revenir me voir après ta douche. Tu n’as pas l’air de prendre ta situation très au sérieux. On a besoin de toi, Lév, il faut prendre soin de toi !
Wow, j’entends que je n’ai pas fait tout ce qu’il fallait, mais je ne suis pas à l’article de la mort non plus. Contrairement à Hortense, je suis encore ici et je respire.
— Je suis allée me coucher après ma douche, et je n’ai pas dormi seule, ne t’inquiète pas, j’étais sous bonne garde.
Olivier tique dans le dos de Serafina et me lance un regard entendu. Oui, il a ronflé comme une locomotive et aucun des colocs n’est au courant pour la petite commotion. Ouais, la Doc en rajoute un peu, quand même, je me sens plutôt bien, mais il a suffi qu’elle prononce le mot apparemment terriblement flippant aux yeux de mon frère pour que son visage se ferme, rongé par un mélange d’inquiétude et d’agacement.
— Je passe te voir après la réunion, promis, éludé-je, pressée d’en finir tant avec cette conversation qu’avec cette réunion.
— Tu devrais y aller tout de suite, ce serait plus raisonnable, nous interrompt Gaspard. Ordre de la Doc et moi aussi, je te le demande.
Un rire jaune passe la barrière de mes lèvres. Gaspard a eu l’intelligence de ne pas ordonner les choses, d’en faire une simple demande, mais il n’en reste pas moins que j’ai l’impression d’être une gosse qu’on gronde et qu’on envoie dans sa chambre. C’est tout à faire le genre de chose que je déteste.
— Il a raison, renchérit Olivier. Tu sais qu’on tient tous à toi, ici. Et s’il faut te reposer pour aller mieux, tu devrais le faire. On viendra s’occuper de toi, tu le sais bien.
— Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi, je te remercie, grincé-je en me levant. Je vois que même au sein des Valkyries, les mecs sont capables d’être à moitié arriérés et de remettre en question les paroles d’une femme alors qu’on parle de mon propre corps.
— On ne remet pas en question les paroles d’une femme mais d’une blessée têtue qui ne veut pas écouter la doc, qui est aussi une femme, je te rappelle, s’emporte mon frère. Et on ne te demande pas l’impossible, juste de passer un peu de temps à te reposer !
— Bien, à vos ordres, Maître, marmonné-je en me levant. Je rentre à l’appart’, je te laisse te débrouiller avec le bar, je vais dormir. Ne faites pas la veillée sans moi, je vous préviens.
En véritable adolescente que je peux être lorsque je suis contrariée, je quitte la pièce en claquant la porte. Je repousse la main d’Olivier qui cherche mon contact et m’éloigne rapidement pour rejoindre la sortie qui donne sur la cuisine du bar. Je vais bien, la preuve, je monte sans encombres, rage tranquillement en traversant l’appartement, me jette sur mon lit sans ressentir de nausée, et m’étale comme une larve en constatant que mon mal de tête s’est un peu calmé. J’essaie de repousser les images de cette nuit lorsque je ferme les yeux, de ce sang, du visage sans vie d’Hortense, du poids de son corps sur le mien, mais c’est difficile de penser à autre chose. Voilà pourquoi je refusais de me retrouver dans le silence, loin de tout. Je suis bonne pour ruminer un moment avant de parvenir à trouver le sommeil, quand bien même je baille déjà. Pourquoi j’ai obéi, déjà ?
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