Chapitre 15
Timide mobilisation
Lévana
— Tu ne devrais pas faire ça, Lev.
— Et quoi, on attend qu’ils les tuent les unes après les autres ? Désolée, Olivier, mais je ne peux pas. Si Jasmine ne s’en sort pas, mon frère va faire un carnage et il se fera tuer à son tour. On va juste faire quelque chose de pacifiste, et d’ailleurs, ça aurait été pas mal que des hommes se joignent à nous. À croire qu’ils ont tous définitivement perdu leurs couilles avec l’invasion.
Nous n’avons pas beaucoup de membres masculins au sein des Valkyries, et, pour les préserver, il est évident qu’on a décidé qu’aucun d’eux ne participerait à cette marche qui semble réunir un certain nombre de femmes, si j’en crois le regroupement sur la place devant le bar. En revanche, il n’y a que peu d’hommes sur place et, de ce que j’observe, essentiellement des membres des familles de nos prisonnières. À croire que ceux qui n’ont pas de proches concernées trouvent inutile de prendre des risques. C’est désolant d’en être arrivé là. J’enfile ma veste et dépose une bise sur la joue d’Olivier qui soupire lourdement en me laissant sortir.
Sans vouloir me mettre en avant, j’ai l’impression d’être accueillie comme le messie quand je traverse la route pour rejoindre le groupe un peu éparpillé. Je me rends compte que dans le lot, il y a des jeunes femmes à peine installées avec leurs maris, des fiancées, mais aussi des mères de famille. Pour autant, quand on observe un peu les visages, on se rend compte qu’elles n’ont pas l’assurance que nous espérions voir. Il y a évidemment quelques Valkyries, de celles qui, comme moi, vivent à la surface et jouent un rôle au quotidien.
Eden et Elise, les jumelles, me rejoignent avec la banderole que nous avons créée pour mettre en tête de cortège, sur laquelle nous demandons la libération des otages. Si je pensais que nous débuterions rapidement, je constate que quelques drones volent au-dessus de nous et que cela met une certaine pression sur le groupe. Natasha, la boulangère de la rue, et moi, nous retrouvons rapidement entourées de plusieurs femmes alors que nous échangeons sur le circuit prévu pour la marche. Bien qu’elle ne fasse pas partie des Valkyries, Natasha a grandement participé à organiser cette marche, sa petite sœur ayant été arrêtée par les aliens.
— Un problème, Mesdames ? Je sais que la situation peut vous stresser, mais ça va aller, nous ne faisons rien de mal.
— Il n’y a jamais eu de manifestation contre les aliens jusqu’ici… On fait quoi s’ils nous attaquent ?
— C’est une manifestation pacifiste. S’ils nous attaquent et nous arrêtent toutes, la moitié de notre ville ne tournera plus. Plus personne à la boulangerie, à la bibliothèque, le bar sera fermé la moitié de la semaine, plus de salon de coiffure… On veut juste discuter, faire valoir nos droits. Et si par malheur ils réagissent vivement, tout le monde se disperse et ça ira.
— Tu es bien certaine… Et s’ils nous arrêtaient toutes et nous transformaient en esclaves ? J’ai entendu des rumeurs qui disent qu’ils n’ont aucune femme et qu’ils nous gardent pour devenir leur cheptel. Tu restes bien avec nous, hein ? Être près de toi, ça me rassure.
Comme si j'allais pouvoir éviter une catastrophe. Malheureusement, s’ils décident de nous arrêter ou, pire, d’attaquer, je ne pourrai pas faire de miracle. Si j’en étais capable, j’aurais pu sauver Hortense et ça n’a pas été possible… Est-ce qu’on fait n’importe quoi en organisant cette marche ? Et si je les envoyais tout droit vers un tragique destin ? Et voilà, c’est à mon tour de paniquer, et j’essaie de ne rien montrer à ce propos, mais ce n’est pas évident de garder le contrôle.
— Celles qui ont des doutes peuvent rentrer chez elles ou retourner travailler. Je comprends que vous puissiez hésiter et personne ne vous en voudra de changer d’avis. Il n’y a aucune obligation à participer à cette marche. N’oublions pas que quinze des nôtres sont quand même retenues prisonnières et interrogées depuis trois jours. Nous n’avons aucune nouvelle d’elles, c’est inhumain.
— Non, il faut leur montrer qu’on est là et que s’ils font n’importe quoi, on sera là aussi. Et qu’on n’a pas peur d’eux. Sans notre aide, leur vie ici sera un enfer !
J’acquiesce, un sourire se dessinant sur mes lèvres alors que les propos de Léonie, la responsable de la crèche, semblent remobiliser les autres, créant un brouhaha autour de nous. Natasha me sourit et nous déroulons la banderole sans plus attendre, profitant de cet engouement pour enjoindre tout le monde à se rassembler en rangs plus serrés.
Je suis soulagée de voir que Natasha prend la parole, me permettant de ne pas trop me mettre en avant, je crois que j’ai déjà fait pas mal parler de moi ces derniers temps. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi je l’ouvre autant, en ce moment. J’ai pris le pli, depuis l’invasion, d’agir dans l’ombre, de ne pas me faire voir pour que les soupçons ne se portent pas sur moi, et pourtant, depuis que le grand manitou déboule au bar plus fréquemment, je me permets de lui balancer une bonne partie de ce que je peux penser.
— OK, Mesdames, je vous rappelle que nous manifestons de manière pacifique. Si nous voulons que chacune de nous rentre chez elle ce soir, nous ne devons pas déborder, sans pour autant rester silencieuses. Nous allons donc marcher jusqu’au quartier des dirigeants et nous faire entendre, parce que nos proches ont été arrêtées sans aucune preuve, par un tirage au sort, et il est temps qu’elles soient relâchées.
— Toutes ensemble, ouais !
— On va leur montrer qu’il n’y a pas que les Valkyries qui savent se révolter et montrer qu’elles existent !
Oui, bon, il y a un certain nombre de Valkyries dans la foule d’une cinquantaine de personnes, mais ça fait quand même chaud au cœur de voir que les femmes sont encore capables de se rassembler même si c’est risqué.
C’est ainsi que nous entamons notre marche, motivées, bruyantes mais soudées. L’ambiance est pesante, d’autant que plus nous avançons en direction du quartier où la bombe a explosé et que les drones descendent vers nous. Sans parler des robots de surveillance qui finissent par nous encadrer, sans pour autant nous empêcher d’avancer. Malheureusement, une patrouille nous stoppe à l’entrée de la rue où nous souhaitons nous rendre. La maison du grand manitou n’est qu’à quelques dizaines de mètres de là, et je me retiens d’envoyer bouler le petit groupe de mâles terriens et extraterrestres qui forment un genre d’entonnoir pour nous obliger à passer les unes après les autres. De cette façon, ils fichent la trouille à certaines qui ne veulent pas faire de forcing. Je tais la Valkyrie en moi et passe sous la banderole pour m’adresser aux hommes. Comme quoi, rester en retrait m’est de plus en plus difficile…
— Nous souhaitons parler au responsable de la zone. Rien ne nous interdit de manifester pacifiquement et de demander une entrevue. Vous devez nous laisser passer.
— C’est vous, la responsable de cette mascarade ? me demande un de mes compatriotes qui semble plus qu’inquiet. Rentrez chez vous ou nous allons tous en payer le prix.
— Nous sommes toutes responsables de cette manifestation, tout comme vous, d’ailleurs, qui avez laissé faire.
J’ai bien envie d’enlacer Natasha pour la remercier de ne pas me laisser seule dans cette galère.
— Nous n’avons pas de mauvaises intentions, ajouté-je. Nous voulons simplement échanger avec le grand manitou qui semble se cacher dans sa grande maison pendant que nous nous inquiétons pour nos proches.
— Qui vous dit qu’il est chez lui ? Et nous avons ordre de protéger l’endroit, vous ne pouvez pas avancer.
— Nous voulons discuter avec lui. Qu’il sorte alors, si nous n’avons pas le droit d’entrer dans le quartier. Vous avez conscience que nous n’avons pas la peste ? C’est n’importe quoi !
— Laissez-les passer, intervient un alien que je ne connais pas. Nal’ki donne l’autorisation pour que la manifestation avance. Mais on fouille et on réquisitionne toutes les armes.
— Il n’y a aucune arme, c’est une manifestation pacifiste, soupiré-je. Et n’en profitez pas pour nous tripoter !
Je me présente la première pour montrer l’exemple et grimace en sentant les mains d’un alien sur moi. Je déteste cette sensation, mais je me contiens.
Ce petit interlude à notre marche dure un bon moment. Est-ce qu’ils profitent de ce temps pour organiser la sécurité ? Est-ce qu’ils répertorient nos noms grâce à leur base de données ?
Je crois que tout le monde est un peu sonné par ce moment, si bien que lorsque nous arrivons devant la barrière ouverte de la bâtisse où vit le fameux Nal’ki, nous n’osons même pas entrer. Finalement, ce n’est pas tant nécessaire puisque le grand manitou sort de chez lui, accompagné d’un autre alien qui semble agir en tant que garde du corps. La porte blanche, vitrée, se referme derrière sa grande carrure élégamment mise en valeur par une chemise noire ajustée et un pantalon de la même couleur. Je me reprends en constatant que je le détaille un peu trop, jette un regard à Natasha qui semble plus stressée que tout à l’heure.
Évidemment, le gars a de la prestance. Son aura autoritaire nous englobe alors qu'il avance dans notre direction avec assurance, le regard haut, les épaules droites, un masque de froideur encore renforcé par les traits virils de son visage. Je ne devrais pas être impressionnée et je ne l’avouerai jamais, mais pendant quelques secondes, je vois en lui un homme capable de tout pour son peuple, pouvant même aller jusqu’à supprimer chacune d’entre nous. Il est pourtant hors de question qu’il s’en rende compte, aussi, une fois encore provocatrice alors que je devrais rester dans le groupe et me montrer raisonnable, je passe une nouvelle fois sous la banderole et m’avance de deux pas. Son regard plonge dans le mien et son agacement perce durant quelques secondes avant qu’il ne reprenne son masque d’impassibilité. Et moi, j’ose un léger sourire. Seule ou en groupe, il faut croire que j’ai des envies suicidaires…
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