Chapitre 20
Le bal du Blue Heart
Nal’ki
La vie semble avoir perdu un peu de son intérêt depuis que le Haut Commandement m’a retiré mes responsabilités sur la zone. Je ne sais pas si je suis soulagé d’avoir plus de temps pour moi ou si je suis frustré de ne plus participer à l’évolution des stratégies mises en place sur ce territoire que j’ai administré du mieux que j’ai pu pendant ces mois passés. Un peu des deux, sûrement. En tout cas, je profite de ma liberté retrouvée pour prendre soin de moi, ce que je n’ai pas fait depuis notre arrivée sur cette planète. Chaque matin, je débute la journée par un bon café. J’ai demandé à Gabrielle les secrets de sa fabrication, ce que je trouvais sur nos bases de données ne me semblant pas suffisant. Comment arriver à un tel goût avec des moyens si primitifs ? Mon employée n’a pas su me donner de raisons particulières, elle m’a juste dit de profiter et que je pouvais au moins me féliciter d’avoir fait cette découverte en arrivant sur sa planète.
Je poursuis le reste de mes journées par différentes tâches que j’accomplis toujours dans le même ordre. Je trouve que ça m’aide à ne pas me laisser aller. D’abord, je fais un peu de sport chez moi. J’alterne entre le vélo, les poids à soulever et des exercices d’endurance qui nous ont été recommandés afin de nous faire à la gravité de cette planète qui est légèrement plus faible que celle de chez nous. “Chez nous”, à chaque fois que j’emploie cette expression, je me dis que ça n’existe plus, que maintenant, c’est cette planète qui est notre refuge. Je me demande, en tant que peuple, ce que ça va avoir comme influence sur les générations futures. S’il y en a, parce que vu comment c’est parti avec les femmes ici, ça n’est pas gagné. Quoique, certaines nous ont rejoints volontairement à notre arrivée, d'autres que nous avons emprisonnées se sont révélées coopératives. Je crois que mon avis sur les femmes de cette planète est biaisé par mon expérience avec les Valkyries.
Suite à cet exercice sportif, je prends une douche rapide pour me débarrasser de toute ma sueur avant de prendre un temps dans le jacuzzi que j’apprécie de plus en plus. Souvent, c’est le moment que je choisis pour me plonger sur les canaux de discussion et suivre les actualités des miens. J’ai été surpris de voir que je peux toujours accéder à tout ce que je veux. De la négligence ? Ou alors, je ne suis pas aussi en disgrâce que je le pense ? Qui sait ? En tout cas, cela me permet d’être au courant de pas mal de choses dont la plus surprenante ne date que d’hier. La nomination de mon remplaçant est officielle et ce n’est pas Maxim qui a pris la suite, comme je le pensais. Non, ils envoient un des leurs, du Haut Commandement, pour la reprise en main de la zone. C’est un ami de Lorkan, mon oncle réputé pour son manque d’empathie et sa main de fer sans gant de velours, un type sans principe, ce qui ne présage rien de bon pour la zone. L’arrivée de Lezeboth demain va faire un choc aux locaux. Et Maxim semble s’en réjouir. Il a été promu second du nouveau leader et va l’épauler en raison de sa connaissance du terrain et de son respect total des règles. En filigrane, on voit que c’est tout ce que je ne suis pas qui a été mis en avant. Et dire qu’ils pensaient que leur Grand Manitou était un méchant, ils vont voir ce que c’est de se confronter à un vrai pas beau.
Ensuite, après avoir mangé ce que me prépare Gabrielle, je file au bar où je commence à avoir mes petites habitudes. J’arrive souvent en milieu d’après-midi et je reste jusqu’à la fermeture. Au départ, c’était pour obéir à mes ordres et essayer de glaner des informations sur les Valkyries mais désormais, j’y trouve du plaisir. Et une grande partie de ce petit bonheur vient de Lévana dont les charmes se révèlent un peu plus chaque jour. Quelle femme ! Elle semble venir tous les jours aussi alors que son mari se fait plus rare, ces derniers temps. Et ce qui m’arrange bien, c’est qu’elle n’a pas l’air de vouloir me reléguer dans un coin et m’ignorer. Elle me considère comme tous les autres clients du Blue Heart et je crois même que ça ne lui déplait pas de venir me parler quand elle a un peu de temps libre.
Aujourd’hui, à mon arrivée, je suis surpris d’entendre de la musique plus forte que d’habitude. Et quand je rentre, je vois que tout est décoré et que le bar est plus rempli que les autres jours. Je m’installe à la place qui me semble réservée, pas très loin du bar et immédiatement, j’ai la chance que Lévana se présente devant moi pour prendre ma commande. Toujours aussi mignonne et je ne peux m’empêcher de lui sourire avant de lui répondre.
— Quel accueil ! C’est une occasion particulière ? Comment ça se fait que je n’ai pas été prévenu alors que tout le monde semble au courant ? Encore une information que je n’ai pas captée du fait de mon caractère étranger ?
— C’est une institution ici. Mes parents faisaient toujours une journée de fête pour leur anniversaire de mariage. Et ils adoraient partager ce moment avec les clients. D’ici peu, on risque de pousser les tables pour faire une vraie piste de danse.
— Une piste de danse ? Vous croyez que je pourrai rester pour voir tout ça ? Ma présence ne va pas déranger ? En tout cas, je préfère que ce soit pour ça que pour la nomination de mon remplaçant.
J’ai à peine prononcé ces mots que je vois bien avoir déclenché l’intérêt de la jolie barmaid. Comme ses compatriotes, elle doit se demander à quelle sauce elle va être mangée.
— Tout client qui ne cause pas de problème est le bienvenu. Alors, verdict ? On perd un peu ou beaucoup au change ? m’interroge-t-elle.
— Eh bien, forcément, vous perdez beaucoup au change. Après moi, ce ne peut qu’être pire, non ? me moqué-je gentiment. Et tant mieux pour la danse, c’est quelque chose que j’aimais beaucoup faire sur notre planète, même si votre musique et vos pas doivent être différents des nôtres…
— Il paraît que la musique est universelle. La danse doit l’être aussi. Si le patriarcat l’est, tout peut l’être, j’imagine. Je vous sers un café ou un cocktail ?
— Le cocktail habituel. Je sais que vous me dites toujours qu’il est très fort, mais c’est le seul qui me fait un peu d’effet. Et comme ça, on boira à la santé de Lezeboth, votre nouveau Grand Manitou, un membre du Conseil qui va vous en faire voir de toutes les couleurs. Autant en profiter avant qu’il arrive, non ?
— Espérons qu’il ne prenne pas votre habitude de venir ici, alors, soupire-t-elle. Je vous apporte ça.
Je l’observe s’éloigner et regrette de lui avoir transmis l’information. Pas parce que c’est un secret, non, Lezeboth arrive demain, mais bien parce je crois que ça lui a plombé un peu le moral. Elle a un peu moins d’entrain qu’habituellement alors qu’elle retourne derrière le bar et échange rapidement avec son mari tout en préparant mon cocktail. Lorsqu’elle me le dépose, j’ai le droit à un sourire mais vu l’agitation, rapidement, elle est accaparée par d’autres clients alors que le bar continue à se remplir.
Discrètement, j’écoute les discussions autour de moi mais la nouvelle de mon remplacement ne leur est pas encore parvenue, tout est sans intérêt. Le temps qui se maintient, telle femme qui s’est mariée contre son gré… Le quotidien sur Terre est d’un ennuyeux et je me demande parfois si notre arrivée n’a pas permis de remettre un peu d’animation. Au bout d’un moment, après un signal que je n’ai pas capté, le volume de la musique augmente brusquement et les tables sont en effet retirées, sauf la mienne que personne n’ose venir toucher. Je me lève cependant et pousse ma table moi-même avant de relever la tête lorsque l’assistance se met à frapper dans ses mains et à crier. Derrière le bar, Lévana vient en effet de retirer son tablier et entraîne son époux sur la piste de danse improvisée, sous les applaudissements enthousiastes de tous les présents. Je reste sur la réserve mais je ne perds rien du spectacle. Et quel spectacle !
— Yeepeeh ! crie la femme qui se situe à mes côtés tandis qu’un homme un peu plus loin se met à taper en rythme sur la table derrière lui.
Et là, j’admire à un show digne des plus beaux divertissements intergalactiques auquel j’ai jamais assisté : Lévana est transformée par la danse et son époux ne fait que la suivre et l’accompagner. Il n’a clairement pas son niveau mais parvient à la mettre en valeur en la faisant tournoyer. Elle se déhanche au rythme de la musique et son sourire fait plaisir à voir. Elle rayonne et attire toute la lumière à elle alors qu’ils accélèrent tous les deux leurs mouvements. Lorsque la musique s’arrête, comme tout le monde, je reste sans voix et me joins au tonnerre d’applaudissements qui éclate après un instant suspendu. Suite à cela, la musique reprend et les couples se lancent sur la piste. Je m’accoude au bar et observe ce qu’il se passe. Finalement, Lévana avait raison, ce n’est pas si différent que ça de ce que je connais.
Alors que la soirée progresse et que je profite de la bonne ambiance, la jolie barmaid s’approche à nouveau de moi, un sourire aux lèvres. Je tends l’oreille pour voir ce qu’elle me veut.
— Ça vous dit de voir si la danse est universelle ?
— Vous m’invitez ? demandé-je, incrédule. C’est comme ça qu’on fait, chez vous ?
— Oh, ça vous pose un problème, une femme qui lance une invitation ? Peu importe comment on fait, sur certains sujets, je fais surtout comme je l’entends.
— Ce n’est pas le fait que vous soyez une femme qui me surprend, c’est plus le fait que vous invitiez une grande tige à danser. Mais j’accepte avec plaisir, à une seule condition. On met ma musique pour cette danse. Quitte à ne pas être à la hauteur de votre talent, autant le faire sur des mouvements que je connais !
Elle acquiesce et je prends le contrôle de leur enceinte afin de diffuser un des rythmes qui était à la mode avant que l’on ne quitte notre planète. C’est un mélange de musique de fin du monde avec un côté un peu grandiose, mais aussi pleine de force et de vigueur pour oublier justement ce côté terminal de notre existence. Je vois bien que tout le monde est un peu surpris du changement de sonorité mais je m’en moque. J’ai attrapé Lévana par la taille et les autres s’écartent pour nous laisser la place. Contrairement à son mari, je ne me laisse pas entraîner mais mène la danse. J’ai le plaisir de voir que la jeune femme répond à mes stimulations et même si elle ne fait pas les pas parfaits, elle s’adapte aisément à ce rythme inconnu pour elle. Et là, c’est vraiment un moment magique, comme si on entrait dans une communion aussi bien physique que spirituelle. Je ne la lâche pas et elle se colle contre moi à chaque fois que je l’attire, s’éloigne sans desserrer ses doigts entrelacés aux miens quand la musique nous y pousse. Elle s’accroche à mon cou et décolle régulièrement en raison de la différence de taille. Nous ne nous quittons pas des yeux pour mieux communiquer l’un avec l’autre et lorsque la musique s’arrête à nouveau, trop tôt à mon goût, elle est collée contre mon torse et essaie de reprendre son souffle. Je lance un autre morceau des mêmes artistes tout en m’éloignant avec elle tandis que les Terriens rejoignent la piste de danse pour expérimenter ces rythmes étrangers à leurs oreilles.
— Bravo, soufflé-je en la laissant enfin s’écarter de moi. Vous êtes impressionnante… J’ai adoré ce petit moment et je suis prêt à recommencer quand vous le voudrez !
— La propriétaire de l’épicerie donne des cours collectifs de danse de salon le samedi après-midi, si vous voulez vous initier à nos danses. Il m’arrive de me joindre à elle, j’adore danser.
— Parce que vous trouvez que j’ai besoin de cours ? rigolé-je. J’ai trouvé qu’on s’en était bien sortis, moi, mais merci pour l’invitation, je vais y réfléchir sérieusement.
Elle m’adresse un sourire éclatant mais ne me répond pas car c’est son frère qui vient de lui saisir la main et la ramène sur la piste de danse. Quant à moi, je reprends ma place et me réjouis de voir ces Terriens apprécier notre musique. C’est bien la première fois depuis que nous sommes arrivés sur cette planète que je vois une telle entente et une telle cohésion. La musique est vraiment universelle, qu’est-ce que ça fait du bien au moral.
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