Chapitre 23

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L’oubli du pilier de bar

Lévana

Je masque le sourire qui s’affiche sur mes lèvres en entendant une nouvelle fois parler des tags qui sont apparus cette nuit un peu partout en ville. Sans parler de l’explosion qui a eu lieu sur le site qui fabrique de nouveaux robots afin d’augmenter la surveillance de la zone. Voilà une semaine que le nouveau grand manitou a pris la place de Nal’ki, et son but est clair : nous fliquer, punir chaque mauvaise action et nous en faire baver davantage encore.

Si nous avons laissé passer un petit temps afin de voir ce que ça donnait avec Lezeboth, beaucoup d’entre nous ont rapidement voulu lui montrer que son arrivée ne nous faisait pas peur et qu’il devait un peu redescendre. Je n’ose imaginer la tête qu’il a faite ce matin, quand ses petits soldats lui ont rapporté que la ville avait été décorée de peintures de femmes masquées et armées. Pire, que sa petite usine venait de péter bien comme il faut.

Je suis crevée. Evidemment, j’ai passé la nuit dehors avec bien d’autres. Notre organisation a été efficace et personne ne s’est fait prendre, c’était une sortie parfaite. Je le paie en ce début de soirée. J’irais bien dormir quelques heures, mais ce n’est pas possible, il faut tenir le bar et faire comme si j’avais passé une nuit classique.

J’avoue que la journée est compliquée, mais c’était tout de même une jolie façon de rendre hommage à ma petite sœur. C’est aujourd’hui son anniversaire, ses vingt-et-un ans, et à défaut de pouvoir le fêter avec elle, de le lui souhaiter, se rebeller et affaiblir l’ennemi, ceux qui nous ont séparées, me permet de mieux vivre cette journée.

— Il paraît que l’usine est quasiment entièrement détruite, chuchote Wilfried, un quadragénaire qui passe fréquemment après le travail.

Il s’installe au bar, y retrouve Amid, et ils refont le monde tous les deux. Pas spécialement ravis de l’arrivée des aliens, ils ont le mérite de bien traiter leurs épouses, et nous avons déjà réfléchi à les recruter, mais Olivier et Gaspard ont tâté le terrain et ont décidé de ne pas tenter notre chance.

— Chuuuut ! lui rétorque Amid en jetant un œil à Nal’ki, installé dans le dos du premier.

Notre ancien grand manitou vient quotidiennement au bar, à croire qu’il ne supporte plus de rester chez lui… Moi, à sa place, je rêverais de vacances, lui vient picoler ici tous les jours. Remarquez, j’ai rarement vu un pilier de bar aussi bien tenir l’alcool et je suis ravie de ne pas devoir le traîner jusqu’à la sortie au moment de la fermeture.

— Quoi, chut ? marmonne Wilfried en haussant les épaules. A sa place, je changerais de camp. Il ne faut jamais retourner auprès de ceux qui t’ont planté un couteau dans le dos. D’ailleurs, peut-être qu’il devrait rejoindre les Valkyries, il serait bien utile au groupe avec toutes les informations qu’il doit avoir.

Je dépose leurs bières devant eux et soupire.

— Si seulement il n’y avait pas plusieurs camps, ce serait plus simple, non ? Et puis, ce n’est pas parce que beaucoup des nôtres n’ont eu aucun scrupule à changer de camp que c’est évident pour tous.

— Ouais, bon, en plus, vu les actions de la nuit, les Valkyries n’ont clairement pas besoin de lui.

Je hausse les épaules et me poste devant Nal’ki, déposant un petit bol de gâteaux apéritifs à côté de son verre.

— Ne leur en voulez pas, chuchoté-je pour qu’ils ne m’entendent pas, ce sont des gens bruts de décoffrage, ils ne réfléchissent pas avant de parler. Comme moi, parfois, me direz-vous…

— Je ne leur en veux pas, répond-il doucement. Ils ont même un peu raison. On dirait que pour Lezeboth, j’ai déjà changé de camp. Il a mobilisé toutes les troupes pour trouver les terroristes… sauf moi. Et de toute façon, je me demande même si j’ai vraiment envie de trouver les coupables, j’aime bien leurs œuvres d’art, moi. C’était gentil, je trouve. Bon, c’est vrai qu’il y a aussi l’histoire de l’usine où c’était dangereux et pas très malin, mais il n’y a pas eu de mort au moins. A part la fierté du nouvel dirigeant. Et vu que vous parlez sans réfléchir, si vous avez une petite info à me donner, cela me permettrait peut-être de revenir dans les grâces de votre nouveau Monseigneur, conclut-il en me faisant un clin d'œil.

— Entre nous, continué-je en me penchant davantage sur le bar, vous aviez plus de classe que le nouveau, Monseigneur. Mais… j’ai beau parfois parler sans réfléchir, je ne divulgue jamais rien d’important puisque je ne sais rien, si ce n’est ce que je peux déduire. Et l’opération de cette nuit était pour moi clairement une provocation afin de rappeler au nouveau que son arrivée n’empêchera pas les Valkyries de poursuivre leur lutte.

— Moi, je trouve que vous divulguez déjà beaucoup, rétorque-t-il, son regard vissé sur mon décolleté avant de remonter les yeux pour rencontrer les miens. Et c’est clair que ce n’est pas un nouveau chef qui va les empêcher d’agir. Je me demande seulement pourquoi elles ont choisi cette date ? Elles fêtent l’anniversaire de notre arrivée sur la planète ?

— Ou elles rendent hommages à nos morts et nos disparus, nous rappellent que malgré nos pertes, il y a encore un infime espoir ? Je vais encore trop vous en révéler, mais aujourd’hui, ma petite soeur devrait fêter ses vingt-et-un ans, et j’avoue qu’entendre qu’en ce jour les Valkyries ont fait un peu de mal à ceux qui m’empêchent de fêter cet événement avec elle ne m’a pas fait de mal, ce matin. Après, je dirais qu’elles ont dû attendre un peu après sa prise de poste pour évaluer ses opinions et actions… A leur place, c’est peut-être ce que j’aurais fait. Ou alors, j’aurais agi lors de votre petite cérémonie guindée, ça, ça aurait fait mal, non ?

— Ma cérémonie guindée ? s’esclaffe-t-il, faisant se retourner quelques regards réprobateurs vers nous. N’importe quoi ! Et votre sœur, pourquoi vous dites que nous vous empêchons de fêter les choses avec elle ? Vous ne pouvez pas nous rendre responsables de tous les malheurs qui se produisent depuis notre arrivée, quand même !

Je hausse les sourcils et m’écarte quelques secondes pour réprimer mon envie de lui faire manger son verre. On se calme, Lev, tout va bien… Il ne sait pas, enfin il ne se souvient pas… Peut-être qu’il m’a un peu vexée, je l’avoue. A quoi bon lui faire la causette s’il n’est pas capable de retenir une information ?

— Sauf que vous êtes responsables de mes malheurs, Monseigneur. Vous et vos compagnons avez enlevé ma petite sœur le jour de l’invasion. Elle était au lycée et je ne l’ai jamais revue depuis ce matin-là. Sans parler de mes parents qui sont morts en tentant de nous protéger, de la retrouver… Il faut croire que votre base de données est bien sélective, je vous en ai déjà parlé.

Je vois son regard se troubler un instant et j’y lis une certaine confusion avant qu’effectivement, la mémoire lui revienne. J’ai l’impression qu’il ne sait pas du tout cacher ses émotions car maintenant, je devine toute la gêne qu’il semble éprouver.

— Je suis désolé, Lévana… Je… j’avais effectivement oublié… Je… Avec tout ce qu’il s’est passé ces derniers jours, j’avais mis cette histoire de côté et c’est juste… impardonnable ? Un vrai manque d’attention qui va contribuer à vous faire croire que tous ceux de mon espèce sont juste des grandes perches sans cœur ni humanité. Je… Le jour de l’invasion, j’avoue que nous n’avons pas été aussi organisés que nous aurions aimé l’être. Et ça n’excuse pas pourquoi votre sœur a disparu mais normalement, seules les femmes volontaires et célibataires ont été autorisées à quitter la planète pour aller sur notre vaisseau de commandement. Vous croyez que ce n’est pas le cas ? Qu’elle est partie contre son gré ?

— Bien sûr que c’était contre son gré ! m’exclamé-je un peu fort avant de me reprendre. Elle avait seize ans. Je ne sais pas à quel âge vous vous considérez comme des adultes, mais ici, à seize ans, ce sont encore nos parents qui décident pour nous. Jeanne n’était pas une femme mais une adolescente, c’était le bébé de la maison. Et même si elle avait été d’accord, elle était bien trop jeune pour prendre cette décision elle-même.

Encore une fois, il a l’air perturbé et plein d’hésitations. J’ai l’impression qu’il est en train de consulter un ordinateur ou des données dans sa tête et le froncement de sourcil qu’il arbore n’augure rien de bon.

— Normalement, nous avons jugé tous les cas de femmes prises contre leur gré et il n’y a rien dans les bases de données sur votre sœur, Jeanne. Nous avons peut-être l’air d’être sans pitié mais dans notre société, comme dans la vôtre, il y a une justice qui existe. C’est vraiment étrange qu’il n’y ait aucune mention d’elle si ce que vous dites est vrai… A seize ans, dans notre droit comme dans le vôtre je pense, il faut en effet l’accord des parents. Mais vous avez dit qu’ils sont décédés aussi… Je n’y comprends rien, c’est louche, ajoute-t-il en passant sa main dans sa barbe, signe d’une intense réflexion.

— Mes informations sont justes. Dans tous les cas, je suis quasiment certaine que Jeanne n’aurait jamais été d’accord pour être emmenée loin de nous. Et même si nos parents sont décédés, c’est arrivé après sa disparition. Pour le reste, Gaspard et moi étions majeurs, chez nous, elle aurait dû nous être confiés et nous serions devenus ses tuteurs pour remplacer nos parents.

Je soupire lourdement avant de me servir un grand verre d’eau que j’avale d’une traite. J’aurais aimé prendre quelque chose de plus fort. Je déteste ressasser tout ça.

— On m’a dit que ma sœur avait été emmenée là-haut… Alors je ne sais pas ce que vos supérieurs font dans votre dos, mais je doute que vous soyez informé de tout.

— C’est sûr qu’elle a été emmenée dans le vaisseau planète, en effet. Sinon, soit vous auriez eu des nouvelles, soit vous auriez trouvé son corps quelque part. Elle est vivante mais loin d’ici. Je… je peux essayer de savoir ce qui lui est arrivé, si vous le souhaitez. Mes chefs ne m’informent pas de tout mais j’ai quand même des moyens de récupérer des informations, vous savez ? Et ça me permettrait de vous prouver que je ne suis pas si méchant et sans coeur que ça…

— N’allez pas prendre des risques pour moi…

Mais qu’est-ce que je raconte ? Bien sûr que si, enfin ! C’est la première fois depuis des années que l’on peut obtenir davantage d’informations sur Jeanne, il doit les prendre, ces foutus risques !

— Enfin… merci pour la proposition. J’avoue que… que j’aimerais vraiment savoir ce qu’il en est. C’est difficile de se lever chaque matin sans se demander si elle va bien, ce qu’elle fait. Je me demande même parfois si mes parents ne nous en veulent pas, de là où ils sont, de ne pas l’avoir retrouvée.

Voilà, c’est mieux… Il semblerait qu’il soit capable de compassion, au moins, là, je suis à deux doigts de faire pleurer dans les chaumières… sauf que je ne joue pas, ce sont des interrogations que j’ai toujours gardées pour moi mais que j’ai eues et ai encore parfois.

— Je vais voir ce que je peux faire, Lévana. Vu que Lezeboth n’a pas besoin de moi, ça me permettra au moins de me sentir un peu utile.

Je m’apprête à lui répliquer lorsque j’entends mon prénom dans la salle. Je lève le nez et me rends compte que Wilfried et Amid sont partis, laissant un billet sur le bar, et que plusieurs tables ont des verres vides. Je soupire discrètement et observe Nal’ki durant quelques secondes avant de le gratifier d’un merci qui sort plus aisément que je ne l’aurais cru d’entre mes lèvres. Je quitte le bar pour aller prendre les commandes en me disant que, pour une fois, Gaspard et Olivier ne vont pas me tomber dessus parce que j’ai encore passé un moment à discuter avec notre ancien chef de zone. La raison est suffisamment valable pour qu’ils la bouclent, cette fois. Jeanne… Si seulement on pouvait la retrouver !

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