Chapitre 27

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Discussions sur canapé

Lévana

Mon regard passe du visage de ma mère à celui de ma sœur, puis à mon père et Gaspard, encore et encore. Je ne suis pas sûre de pouvoir un jour faire mon deuil de cette famille que nous étions. Aujourd’hui, lorsque je me retrouve avec Gaspard, j’ai l’impression que nous sommes amputés d’une partie de nous.

Jeanne était si jeune… Que se serait-il passé si elle n’était pas allée au lycée ? Est-ce que nos parents seraient en vie ? J’en doute… Ils auraient réagi aussi vivement en voyant leurs deux filles en danger.

Le frottement des vêtements de mon invité me ramène à l’instant présent. Je déteste montrer mes faiblesses et me perdre ainsi dans mes souvenirs n’est pas vraiment une preuve de force. J’essuie la larme solitaire qui dévale ma joue et me racle la gorge avant de souffler lentement pour me reprendre.

— Emmenez-moi avec vous. Si vous devez y aller, nous ne serons pas trop de deux pour chercher des réponses.

Nal’ki ne me répond pas immédiatement. Je pourrais avoir la fierté de lui avoir cloué le bec, je grimace surtout à l’idée qu’il met tant de temps à prendre la parole. Je sais que ma requête est un peu folle, mais je suis prête à tout pour retrouver Jeanne. Ou au moins avoir des réponses. Gaspard et moi ne trouverons pas la paix tant que nous ne saurons pas ce qui lui est arrivé.

— Comment ça, “emmenez-moi” ? Vous voudriez vraiment aller sur le vaisseau planète ? C’est quoi, cette demande ?

Eh bien, c’est simple : outre la possibilité de retrouver Jeanne, c’est une occasion idéale d’en apprendre davantage sur ce qui se passe là-haut. Jusqu’à présent, personne n’a pu monter et redescendre, nous dire ce qui se trame réellement dans leur vaisseau, nous permettre d’avoir une réelle idée des moyens qu’ils peuvent avoir. Aucun humain monté là-haut n’a, à notre connaissance, pu revenir sur Terre et nous confier ce qu’il a vu et vécu.

— La demande d’une femme prête à tout pour retrouver sa petite sœur. Vous voulez vraiment mettre en danger votre contact plutôt que de monter chercher les informations vous-même ? Personnellement, prendre des risques ne me pose pas de problème. Pour Jeanne, je le ferai sans hésiter.

— C’est vrai que vu la réaction que j’ai eue, ce n’est peut-être pas très malin d’attirer l’attention sur elle, murmure-t-il en réfléchissant. Il va donc falloir que j’y aille… mais hors de question de vous y emmener ! Ce serait une folie ! Qui me dit que vous ne disparaîtriez pas comme votre sœur ? Pourquoi vous voulez vous confronter à un tel danger ? Vous ne me faites pas confiance ?

— Et pourquoi pas ? je suis une femme débrouillarde et surtout, je déteste rester sur la touche. Cela n’a rien à voir avec la notion de confiance, bien que je pense que vous ne pourriez pas m’en vouloir de ne pas vous accorder la mienne, vu les circonstances. Je suis sûre que je pourrais vous être utile.

— On n’emmène aucune femme mariée sur le vaisseau planète, c’est un principe depuis notre arrivée sur la planète. C’est impossible, Lévana. Et j’insiste, ce serait une folie même si c’était possible. Toute débrouillarde que vous êtes, vous ne faites pas le poids en tant que femme face à mes compatriotes. Si je dois passer mon temps à vous protéger de leurs assauts, je fais comment pour trouver la trace de Jeanne ?

Je réfléchis quelques secondes avant d’ôter la bague qui me sert d’alliance pour la déposer sur la table basse, à côté de la photo que j’ai préféré éloigner un peu de moi.

— Voilà, je ne suis plus mariée. Quoi d’autre ? Je dois pouvoir me faire passer pour une de vos esclaves. Enfin… une de vos employées ?

— Vous savez que vous êtes folle ? s’esclaffe-t-il. Je n’ai pas encore décidé vraiment d’y aller et déjà, vous avez divorcé et vous voulez vous faire passer pour mon esclave ! Je ne suis pas sûr que votre mari soit d’accord avec tout ça. Quand on a une épouse comme vous, on ne la laisse pas partir aussi facilement !

Je soupire lourdement. J’aimerais lui faire manger ses mots et ses dents avec. Ce que lui et ses copains peuvent être agaçants avec ça.

— Il faut vraiment que vous arrêtiez avec ça, je vous assure. Il y a ce que vous pensez, ce que vous avez sans doute vécu avec vos femmes, et notre réalité, Nal’ki. Dans ma réalité, mon mari n’a pas voix au chapitre sur ce que je dis, porte, fais, pense ou autre. Et c’est comme ça dans beaucoup de foyers. Ce n’est pas parce que vous avez débarqué sur notre planète que tout a changé pour tout le monde, il y a encore des hommes sains d’esprit et raisonnables. Vous devriez essayer, je vous assure que c’est très vivable pour les mâles aussi.

— Vous avez sûrement raison sur le fait que ce soit vivable, en effet, mais c’est une dimension que nous n’avons pas souhaité prendre en compte à notre arrivée parce que… pour plein de raisons mais ça n’est pas la question, là, maintenant. Si votre mari est sain d’esprit et raisonnable, vous, vous ne l’êtes clairement pas ! Je… si Jeanne a été emmenée là-bas, elle est sûrement la propriété d’un homme de ma race. Et ça pourrait très bien vous arriver aussi ! Je… je ne le permettrai pas !

La propriété de l’un d’eux… J’ai envie de vomir rien que d’imaginer ma sœur dans cette position si rétrograde. Comment peut-on encore seulement oser penser qu’un homme puisse posséder une femme ? Ou qu’un être, quel qu’il soit, puisse avoir tous les droits sur un autre ?

— Je suis très saine d’esprit, au contraire. Je suis capable de jouer de mes charmes si besoin, tout comme je peux jouer la comédie tout court. Si l’on se fait prendre, il me suffira de jouer votre chose, puisqu’apparemment vos compagnons ont pour habitude d’esclavager les femmes, non ? Et qui sait, si vous retrouvez ma sœur, qui vous dit qu’elle vous suivra, vous fera confiance, sans moi ?

— Je sais être persuasif, finit-il par répondre après un court silence, mais c’est vrai que je ne vois pas pourquoi elle me ferait confiance… Vous pourriez me faire un petit courrier, peut-être ?

— Bien sûr. Je vous fais aussi un petit mot pour expliquer que vous êtes malade et ne pouvez donc pas assurer la surveillance de mon bar ce jour-là ? ironisé-je. Je suis sérieuse, Nal’ki, je veux venir avec vous.

— Vous ne pouvez pas vraiment penser à ça sérieusement, si ? insiste-t-il en me regardant avec une nouvelle intensité. Vous seriez vraiment prête à risquer votre vie pour votre sœur ? Vous ne croyez pas que ça serait trop pour votre frère ? me surprend-il par son ton empathique.

Un lourd soupir m’échappe et je finis par quitter le canapé pour aller observer la rue par la fenêtre. J’imagine une seconde que mon frère apprenne ma mort ou ma capture… Oui, ce serait cruel pour lui, mais en plus de récupérer de potentielles informations pour les Valkyries, j’ai la possibilité d’en savoir davantage sur Jeanne et ce n’est pas rien.

— Gaspard ferait la même chose à ma place, sans se soucier de savoir si cela me peinerait de le perdre. J’ai besoin… Vous ne comprenez pas, cela fait des années que nous avons perdu sa piste, que nos recherches n’avancent plus. Nous avons rencontré un nombre incalculable de murs dans nos investigations, alors cette étincelle que vous venez de placer sur mon chemin ? Elle m’obsède, depuis la seconde où vous avez dit que vous chercheriez Jeanne. Je ne pense plus qu’à ça, qu’à cette possibilité de savoir ce qui lui est arrivé, Nal’ki. J’ai besoin d’être dans l’action parce que j’ai passé une éternité dans l’attente.

— Je vois… mais j’ai besoin de réfléchir. Déjà, il faut que moi, je trouve une raison de me rendre là-bas… et en plus il faut que j’invente une excuse pour vous emmener… tout en mettant tout en place pour vous protéger. Vous vous rendez compte que ce n’est pas gagné, tout ça ?

— Rien n’est jamais gagné dans la vie. La preuve… la condition des femmes avait évolué positivement sur notre planète jusqu’à votre arrivée. Des décennies de lutte fichues en l’air par votre petite société patriarcale. Ce n’est pas une petite visite là-haut qui va vous faire peur alors que vous avez débarqué chez nous pour nous coloniser sans pitié…

— Sans pitié ? On aurait pu tuer la moitié des hommes présents et nous avons fait le choix de préserver le maximum de vies quand même ! Et je peux vous dire que les débats ont été houleux ! s’énerve-t-il. Pourquoi vous croyez qu’ils m’ont relégué sur Terre ? Parce que soit disant, j’étais trop gentil avec votre peuple… Bref, ce n’est pas la question, là. Je n’ai pas peur d’aller là-haut, il faut juste que je trouve une bonne raison, réfléchit-il tout haut. Peut-être qu’il faudrait que je dise que j’amène une personne qui connaît bien les Valkyries et qui a des secrets à confier aux plus hautes autorités. Mais ce serait un jeu dangereux à jouer…

— Sauf que je ne connais absolument pas les Valkyries et que je n’ai aucun secret à confier à vos supérieurs.

Je ne mentais pas quand je disais que je savais jouer la comédie… Je sors ça aussi naturellement que si je lui donnais la météo actuelle… S’il savait !

— Vous avez dit être une bonne actrice, ce serait le moment de le prouver, non ? Mais ce n’est sûrement pas une bonne idée… Quelques questions et hop, ils découvriraient que vous ne savez rien… Je dois trouver autre chose, mais quoi ? questionne-t-il en se frottant pensivement la barbe.

J’aimerais vraiment pouvoir lui apporter la réponse sur un plateau, trouver le mensonge idéal pour qu’il m’emmène, mais j’ai beau réfléchir, je n’ai aucune idée de ce qui pourrait fonctionner.

— Je suis certaine que vous allez finir par trouver. Il faut juste étudier toutes les possibilités et prendre le temps d’y réfléchir. Je suis certaine que vous pourrez le faire accoudé à mon bar. Ça vous donne pas mal de temps pour y penser, vu les heures que vous passez en bas. Dites-moi, entre nous, mon bar vous plaît à ce point pour que vous y veniez quotidiennement ? Ou je suis soupçonnée d’être une vilaine femme qui veut sa liberté ?

— Disons qu’une des raisons, c’est que dans les bars, il y a souvent des conversations intéressantes à écouter, commence-t-il avant de poursuivre de manière moins assurée, et c’est encore plus agréable lorsque la serveuse est pleine de charmes…

Je détourne le regard et lui tourne même quasiment le dos pour ne pas lui montrer le sourire qui naît sur mes lèvres. Je ne suis pas stupide, j’ai bien constaté que je lui plaisais, ou au moins qu’il me matait assez fréquemment. Je dirais que depuis que j’ai joué la stripteaseuse devant lui, ses regards sont d’autant plus lourds et… plus bas ? Oui, Nal’ki me reluque tous les jours et j’apprécie un peu trop ça alors que je ne le devrais certainement pas. Il est l’ennemi, je ne dois pas l’oublier.

Je ne sais pas si c’est ma réaction ou simplement le coup d'œil qu’il lance à l’horloge accrochée dans le coin cuisine, mais mon invité se lève et rejoint la porte d’entrée.

— On se tient au courant pour la suite ? l’interpellé-je. Vous savez où me trouver…

— Je ne vous ai rien promis, marmonne-t-il en ouvrant la porte. Mais je vais essayer oui. Vous méritez de savoir ce qu’est devenue votre sœur… A très vite, en tout cas. J’ai passé un bon moment en votre compagnie. C’est bien aussi de vous voir ailleurs qu’au bar.

— Après votre charmante invitation dans votre palace, il fallait que je vous renvoie l’ascenseur et que nous échangions dans mon petit chez-moi. Bonne fin de journée, Nal’ki.

Il acquiesce d’un signe de tête et quitte mon appartement, non sans devoir baisser légèrement la tête pour passer le cadre de la porte. Je pourrais en rire, mais j’ai la tête déjà là-haut… et l’envie folle de prévenir Gaspard de tout ce qui se trame dans son dos. Je me retiens cependant, lui et Olivier seraient capables de m’enfermer dans une des cellules du souterrain pour m’empêcher d’intervenir. Je ne sais pas trop quoi penser de cet échange avec Nal’ki… J’ai la sensation qu’il m’écoute vraiment ces derniers temps, et qu’il s’interroge réellement sur leur invasion, sur les conséquences de leur arrivée sur nous… Qui sait, peut-être est-ce une petite ouverture pour l’avenir ?

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