Chapitre 41
Lunes sans filtre
Lévana
Retrouver Nal’ki me rend un poil nerveuse, mais je quitte la grande fête de nos envahisseurs avec soulagement. Je suis parvenue à garder mon calme, même quand certains se sont permis de nous “charrier”, nous les humains réduits au rang de serviteurs pour eux. Ou quand on m’a regardée comme une petite pâtisserie appétissante, qu’on m’a touchée comme si on avait tous les droits sur moi, sous prétexte de demander un petit four ou un cocktail différent. J’ai malheureusement passé peu de temps derrière le bar, même si c’est là que je me sentais le plus en sécurité.
J’ai pu observer, durant mon service, que mon “partner in crime” a joué le garde du corps malgré sa position. Certes, c’était de loin, mais je l’ai vu quitter son groupe de discussion lorsque l’un des siens m’a empoigné le bras avec fermeté pour se plaindre de l’absence de mon sourire. Honnêtement ? Si je n’avais pas vu Nal’ki approcher, je crois que j’aurais craqué à ce moment-là. J’étais à deux doigts d’être une vilaine fille, de cracher au visage de ce type en lui disant d’aller se faire foutre. De lui demander si à ma place, lui sourirait en jouant la bonniche pour moi.
Un long soupir m’échappe une fois dans la pièce où se trouvent mes affaires. J’ai cette fois pris de quoi me changer et je ne me fais pas prier pour quitter cette tenue bien trop provocante à mon goût. Une vague de culpabilité m’étreint en sortant les feuilles que j’avais glissées dans la poche de mon pantalon, hier soir. Trop occupée à jouer avec Nal’ki, j’en ai oublié de les lui donner pour qu’il me les traduise.
Ah, Nal’ki… Aurais-je arrêté à temps mon petit jeu s’il ne me l’avait pas demandé ? Enfin, je sais qu’il ne voulait pas vraiment que je stoppe, mais c’était mieux ainsi. Il serait totalement ridicule de coucher avec un alien. Dangereux, même… Que découvrirait-il dans ma tête si je baissais ma garde ? Et comment est-ce que je pourrais rester objective et focus avec les Valkyries en sachant que j’aurais partagé un moment si intime avec l’ennemi ?
Je profite du lavabo pour me rafraîchir, enfile mon débardeur et quitte la pièce pour retrouver l’objet du crime, adossé au mur entre la sortie et moi.
— J’ai essayé de soudoyer le barman pour qu’il me fournisse en alcool, histoire que tu aies quelque chose de plus fort à boire dans mon bar, mais il n’a pas voulu, désolée.
— Sur Terre, j’ai d’autres plaisirs à apprécier, répond-il en me dardant de son regard si intense. Et nos stocks diminuent, c’est sûrement une des dernières fêtes où on va pouvoir en profiter, autant s’habituer aux alternatives qui existent sur ta planète.
— Alternatives bien fades, apparemment, souris-je en le suivant vers l’extérieur.
— Tout dépend de quoi on parle. Mais ne parlons pas des jolies serveuses parce que ce soir, le spectacle, c’est dans le ciel qu’il est. Lève les yeux et admire. Tu vas comprendre l’endroit exceptionnel que nous avons dû quitter.
Je m’exécute sans répondre et souris en observant ce qui se trouve au-dessus de ma tête. Tout a changé et je m’émerveille devant le spectacle qui s’offre à moi. J’ai l’impression d’avoir traversé l’univers, d’être dans un film de science-fiction car au-dessus de nous sont apparues trois lunes et des millions d’étoiles. La première affiche des nuances autour du rose, la deuxième est lumineuse et d’une blancheur pure comme je n’en ai jamais vue et la troisième… Je ne sais pas comment décrire cette couleur qui oscille entre un violet foncé et un magenta velouteux.
— Cela te plaît ? me demande Nal’ki qui passe son bras autour de mes épaules pour me rapprocher de lui. C’est une reproduction de la vue qu’on avait de notre planète. C’est un spectacle magnifique qui n’existe malheureusement plus, soupire-t-il, le ton rêveur.
— C’est sublime… Notre ciel doit vous paraître à tous bien fade comparé à ça.
— Je t’ai dit qu’il y avait d’autres merveilles qui compensent largement ce ciel. Et comme les étoiles, elles sont malheureusement tout aussi inaccessibles.
Mon regard se porte sur lui, quittant ce ciel majestueux pour plonger dans ce regard aux couleurs de la mer telle qu’on la voit dans les publicités, d’un bleu azur presque irréel.
— Tu ne devrais pas te contenter de merveilles qui compensent… Tu devrais chercher des paysages qui te procurent la même émotion que ce ciel, des lieux qui te donnent envie de t’y perdre et d’y revenir chaque jour… Nous n’avons pas ça dans notre zone, mais je suis certaine que c’est trouvable.
— Pour l’instant, le seul lieu qui me fait cet effet-là, c’est ton bar. Mais tu as raison, pour que je puisse rester sain d’esprit, il faudrait que j’aille voir ailleurs.
Je reste silencieuse un moment, tentant d’analyser ses propos. Mon bar ne vaut pas un émerveillement. Certes, c’est un lieu où les gens se sentent bien, à l’aise, un peu chez eux, c’est cosy et chaleureux, accueillant, mais de là à devenir un lieu magique, non. Alors Nal’ki a semble-t-il ouvert les vannes de la drague, aujourd’hui. Et ensuite, il va me demander d’arrêter ?
— Personne n’est devenu fou en passant son temps dans mon bar. Alcoolique, peut-être, mais pas cinglé, gloussé-je.
— Pour moi, c’est impossible de devenir alcoolique, vos boissons nous font si peu d’effets, rigole-t-il. Alors, je vais devoir me contenter de l’autre option et perdre la tête en te regardant travailler. Peut-être d’ailleurs que tu devrais renouveler la décoration du bar pour y afficher nos trois lunes, je suis sûr que ça aurait beaucoup de succès avec les miens. Tu pourrais même y ajouter le Blue Heart qui a donné le nom au bar, non ? Moi, je vois bien sur ton plafond Antarès la brillante, Sargas la rose et Shaula la mauve comme décor de mes rêveries éveillées.
— Eh bien, je discuterais bien déco avec toi mais je ne suis qu’une femme, les décisions sont prises par mon frère et mon mari, voyons, je suis sans doute trop simple d’esprit pour ça, ou trop occupée à jouer la parfaite petite épouse, soupiré-je avant de lui faire un clin d’oeil et d’ajouter en chuchotant, que je suis loin d’être, ça je peux te l’assurer.
— Il se pourrait que je commence à croire que cette stratégie de soumission ne soit pas la bonne, tu sais ? Je n’étais pas enthousiaste quand on a décidé de la mettre en place, mais je le suis encore moins depuis que je te connais. Ton côté un peu rebelle et mauvaise épouse est assez… excitant, finit-il par dire en reportant son regard sur les lunes dans le ciel.
— Oui, j’imagine que c’est quand même plus agréable d’avoir du répondant en face, marmonné-je. Vous deviez vraiment vous ennuyer si vos femmes étaient toutes soumises…
— Elles ne l’étaient pas au point que nous vous l’avons imposé. Quelles que soient les civilisations, quand elles sont différentes, les autres se croient tout permis. Finalement, j’apprends beaucoup avec vous. Personnellement, vu que me retrouver sous ce ciel si familier me pousse à la confidence, j’ai toujours aimé les forts caractères, ceux qui ne se laissent pas faire et qui ont cette capacité à me rendre fou et à franchir toutes mes limites.
J’affiche sans timidité un sourire et ne rétorque pas immédiatement, profitant du calme de notre promenade et du paysage qui, bien qu’il ne soit que virtuel, rend malgré tout l’ambiance des lieux plus féérique. Oui, bon, je ne pensais pas parler un jour d’un truc en rapport avec les aliens en utilisant le mot “féérique”, j’en conviens.
— Peut-être te trouveras-tu une Valkyrie dans le futur, qui sait ! lancé-je finalement en sortant de ma poche arrière les feuilles trouvées hier soir. Tiens, j’ai un peu fouillé hier, je n’ai pas trouvé grand-chose, si ce n’est ça.
Son regard a du mal à se détacher de mes fesses, ce qui me fait sourire, mais je secoue les feuilles devant ses yeux et il se reprend et les récupère en s’écartant un peu de moi. Il prend le temps de les observer et de les étudier puis hoche la tête.
— Tout ceci confirme que la première phase s’est bien passée dans l’ensemble. Ce sont des notes d’un médecin qui montrent que pour les femmes qu’il a étudiées, elles ont envie de former une famille avec la personne avec qui elles ont été associées. Certaines restent en colère, sont réticentes mais pour d’autres, cela semble répondre à toutes leurs envies. Le seul bémol noté reste le manque de leurs proches puisqu’elles ont été isolées ici. On dirait qu’il ne leur reste plus qu’à prouver que cela peut fonctionner sur l’atmosphère terrienne et que vous ne risquez rien à vous unir à nous. J’aimerais vraiment voir le rapport final qu’a écrit ce médecin, conclut-il, les feuilles en main.
J’ai vraiment du mal à réaliser qu’ils sont là essentiellement pour ça, ou du moins, que cela fait partie intégrante de leur installation sur Terre. Plus le temps passe et plus je me dis que nous ne pourrons pas les faire partir, que nous allons devoir cohabiter. Mais comment le faire alors qu’ils ne sont pas capables d’entendre que notre situation en tant que femmes ne nous convient pas ? Pourquoi débarquer, s’imposer, dominer, alors qu’avec une bonne communication, peut-être que nous aurions pu faire cela sans heurts ? Oui, bon, il y a bien longtemps que je ne vis plus chez les Bisounours, mais on a bien le droit de rêver parfois, non ?
— Pourquoi ? Tu t’es déjà trouvé une petite Terrienne et tu attends l’aval de tes scientifiques pour t’y mettre ? Je risque de ne plus beaucoup te voir au bar, finalement !
— Peut-être que j’aime me faire du mal et que je me contenterai d’imaginer tout ce qui aurait pu être possible entre nous, murmure-t-il. Je pense que tu vas continuer à me voir et que ça ne risque pas de changer.
OK, au moins, je ne peux pas lui reprocher de manquer de franchise… Est-ce qu’il y a une atmosphère spéciale sur ce vaisseau-planète ? Une fleur, un arbuste, un truc dans l’air qui incite à la drague ? Ou avons-nous tous les deux perdu quelques filtres durant ce voyage ? Toujours est-il qu’au moment où je réalise que je suis à deux doigts de lui dire que je ne suis pas vraiment mariée, j’ai heureusement un éclair de lucidité et je soupire en reprenant un peu mes distances.
— Tu as un chez-toi, ici ? Comment ça se passe, vous avez des appartements ? Juste une chambre ? Une capsule ? Une couchette ?
— J’ai pris une chambre dans le même bâtiment que toi, Lévana. Mais elle est individuelle et au moins, j’ai toute l’intimité que je désire. Sans oublier la vue sur la planète qui est à couper le souffle.
— C’est vrai ? Je peux la voir ? Enfin… j’imagine que je n’ai pas accès à ton étage, mais après notre petite comédie d’hier, je crois qu’on peut tout faire, plaisanté-je.
— On peut en effet tout faire, me répond-il avec un sourire mystérieux. Quand les trois lunes sont présentes dans le ciel en même temps, c’est le moment où tous les rêves se réalisent.
Je ne rétorque rien pour ne pas casser l’ambiance, préférant savourer le calme que cette soirée me réserve, quand bien même j’ai envie de lui dire que certains rêves ne sont pas réalisables. En revanche, je passe mon bras sous le sien lorsqu’il m’y invite et nous faisons demi-tour pour nous diriger vers le bâtiment où nous dormons. Je prends conscience de ma boulette tandis qu’un silence tout sauf gênant s’installe entre nous. Je viens de m’inviter dans l’antre du loup. Je fais décidément n’importe quoi ces derniers jours… Je vais vraiment finir par me dire que l’atmosphère est particulière, ici, parce que je vais totalement à l’encontre de mes principes.
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