Chapitre 48
Un solitaire sous tension
Nal’ki
L’atmosphère est vraiment étrange dans les rues. La tension est palpable. Nos robots de surveillance et nos drônes tournent de manière presque frénétique, les Terriens ne s’attardent pas dehors, les nôtres ont l’air fébriles. Le calme relatif des Valkyries ces derniers temps ne présage rien de bon et tout le monde le sent. Me concernant, je me sens en complet décalage avec cette atmosphère générale et je crois que c’est en grande partie parce que je vais revoir Lévana. Lévana l’inaccessible. Mais qu’importe, la voir, ça va déjà être très bien. A moins qu’elle ait pris des jours de congés, mais la connaissant, ça m’étonnerait.
Lorsque je pousse la porte d’entrée du Blue Heart, je suis surpris du monde qui est présent. Sont-ils tous venus aux nouvelles de la jolie serveuse ? En tout cas, sur leurs visages, je lis la même tension que celle que j’ai remarquée dehors. Elle est peut-être même encore plus marquée et les regards qui sont dirigés vers moi ne sont pas des plus accueillants. Soit c’est pire qu’avant ma petite escapade sur le vaisseau-planète, soit j’ai oublié ce que ça fait d’être l’envahisseur.
Sans me formaliser, je vais prendre place près du bar et suis déçu de voir Olivier, le mari de celle qui occupe toutes mes pensées, venir vers moi. Lui aurait-elle déjà tout avoué sur notre aventure ? Et si c’était le cas, il n’en viendrait quand même pas à s’en prendre à moi avec tous les risques que ça comprend, si ?
— Mon cocktail habituel, si vous savez le faire. Sinon, un cocktail fort, ça ira aussi. Votre épouse n’est pas là aujourd’hui ?
— Bonjour à vous aussi, grince-t-il. Je vous sers ça.
Il repart vers le bar sans daigner me répondre. Il semblerait qu’il soit juste de mauvaise humeur mais pas au courant de l’incartade de son épouse. Je peux gérer cette attitude, cela ne me dérange pas plus que ça, surtout que Lévana fait son entrée dans le bar. Comme à son habitude, elle fait le tour des clients présents et termine par moi juste après que son mari a déposé mon cocktail sur la table.
— Tu tombes bien, souris-je. Tu vas pouvoir me faire ma boisson spéciale, je n’ai pas l’impression que ton époux ait pris le peine d’apprendre à la concocter. Tu as l’air préoccupée, ça va ?
— Non, non, je suis juste un peu fatiguée. Je te prépare ça tout de suite, mais peut-être que celui-ci est meilleur. Tu devrais le goûter quand même, qui sait !
— Rien ne peut être meilleur que ce qui vient de toi, non ? la titillé-je en essayant de me contenir par rapport à mon désir si fort de la serrer à nouveau contre moi.
— Je rêve ou tu me dragues ? chuchote-t-elle, le sourire aux lèvres avant de passer derrière le bar.
— Je n’oserais jamais, rigolé-je, me reprenant lorsque je note le regard désapprobateur du mari en notre direction. En tout cas, pas plus que les autres clients. Il y a du monde aujourd’hui, j’ai raté une occasion spéciale ?
— Il faut croire que tout le monde a besoin de boire pour oublier quelque chose, ou de ne pas rester seul chez soi. Le Blue Heart est un endroit où les gens se sentent bien, c’est plaisant à voir. Comment s’est passé ton retour dans le quotidien ?
— Je me suis fait disputer par le grand manitou qui n’était pas content que je parte sans le prévenir. Sinon, rien d’exceptionnel, même si tout le monde est tendu. Chez nous comme chez vous, on dirait. J’ai vraiment l’impression que tout le monde me regarde aujourd’hui, encore plus qu’avant. C’est… étrange. C’est parce qu’ils sont tous jaloux que tu passes plus de temps avec moi qu’avec eux ?
— Peut-être. Ou bien ils sont au courant que tu m’as ramenée saine et sauve et ils se demandent si tu es vraiment un méchant ou pas, me lance-t-elle en déposant un verre devant moi.
Je m’enfile les deux verres qui m’ont été servis l’un après l’autre et me demande si ce qu’elle dit peut être vrai ou pas. Je sens vraiment une profonde hostilité mais en effet, peut-être qu’elle est juste dirigée contre ce que je représente plutôt que contre moi.
— N’hésite pas à les rendre encore plus jaloux en tout cas et passe me voir dès que tu as un peu de temps. Tu sais que ça me fait du bien de discuter. Plus que quand je suis avec Lezeboth et mon ami Maxim qui me font des reproches et menacent de s’en prendre aux enfants des femmes d’ici pour démasquer les Valkyries, ça, tu peux en être certaine.
— Tu devrais arrêter de traîner avec ces types, Nal’ki, soupire-t-elle en se penchant sur le bar pour s’approcher de moi. Ils ne sont vraiment pas appréciés des Terriens et je crois que tu en as pleinement conscience, ce ne sont pas des gentils…
— Ce sont mes responsables et il leur suffit d’un mot pour me renvoyer sur le vaisseau-planète ou me confiner chez moi. Que veux-tu que je fasse ? Peut-être que je devrais demander à être nommé au Directoire pour avoir le pouvoir de changer les choses mais là, mon image de marque n’est pas au plus haut. Et puis, si je ne traine pas avec eux, qui va me parler ? Tu as vu leurs têtes à tous, ici ? Aucun qui ne partagerait un verre avec moi.
— Tu ne peux pas vraiment leur en vouloir d’être suspicieux… Après tout, ils ne te connaissent pas comme moi. Je te ressers ?
— Oui, même si ça ne vaut pas nos boissons locales pour oublier tous ces regards mauvais, soupiré-je.
Elle s’éloigne à nouveau, ce qui me laisse le temps de l’observer alors qu’elle prépare mon verre. Je devrais m’habituer à force mais non, je la trouve toujours aussi jolie. Elle a l’air fatiguée et j’essaie de ne pas me dire que c’est dû aux retrouvailles avec son mari pour ne pas me mettre le moral encore plus en l’air. Son jean moulant a au moins le don de me redonner un peu le sourire car désormais, je sais ce qui se trouve en dessous et franchement, avec ou sans vêtement, il n’y a rien à jeter.
Je suis ainsi perdu dans mes rêveries quand un bruit retentit à l’extérieur. Tout le monde s’arrête dans ses mouvements et se tourne vers la porte, dans un silence de cathédrale, les visages marqués par la peur et la crainte d’avoir attiré les ennuis. On entend quelques cris à l’extérieur mais personne ne bouge à l’intérieur, sauf moi qui me précipite vers la fenêtre pour voir ce qu’il se passe. Un de nos drônes vient de s’écraser pas très loin du bar et les robots de surveillance l’entourent. Je me branche sur le canal de diffusion général et suis rapidement soulagé de constater qu’il s’agit juste d’une défaillance technique. Je sens tous les regards portés sur moi comme s’ils s’attendaient tous au pire.
— Fausse alerte, leur lancé-je d’une voix aussi sereine que possible. Un simple problème technique, un drône qui est tombé, ce n’est pas encore aujourd’hui que je mettrai fin à votre paisible existence pour sabotage. Vous pouvez retourner à vos verres et être rassurés. Si vous ne l’avez pas encore compris, j’étais un gentil responsable de zone, moi. Vous n’avez rien à craindre de moi tant que vous ne me mettez pas en danger. Et… allez, c’est ma tournée, conclus-je. Un verre pour tous en espérant que ça vous redonne le sourire !
Pendant quelques secondes, on entendrait presque une mouche voler avant que Lévana ne fasse cliquer des verres entre eux et pose une bouteille sur le bar avec énergie. Je suis soulagé de sentir l’atmosphère se détendre alors qu’elle appelle les clients à venir se servir, cadeau de la grande tige, comme elle le clame haut et fort. J’ai le pressentiment que personne ne va se saisir de mon offre mais finalement, c’est Gaspard, que je n’avais pas vu entrer, qui fait le premier pas et vient se servir. Le voyant faire, les autres se lèvent à leur tour et tout le monde reprend sa vie normale après s’être servi auprès de Lévana qui est tout à coup bien occupée. Je pousse un ouf de soulagement silencieux et reprends ma place alors que le frère de la serveuse vient m’aborder, ce qu’il ne fait que très rarement.
— Quand les coups à boire sont payés par l’ennemi, ils sont moins bons ? demandé-je, un peu agacé de voir l’attitude des clients du Blue Heart.
— Mettez-vous à leur place, pactiser avec l’ennemi n’est pas dans les gênes de tout le monde, ici.
— A la vôtre quand même, alors, grommelé-je en essayant de garder mon calme malgré l’injustice que je ressens face à cet état de fait. Et pour information, il y a quand même une grande partie des hommes qui nous soutiennent et qui nous aident dans nos démarches. Ne me dites pas qu’ici, dans votre bar, il n’y a que des Valkyries qui en veulent à mon espèce pour avoir gagné la guerre.
Je vois qu’il est un peu gêné par ma question et m’en veux légèrement de l’attaquer alors qu’il a fait l’effort de venir me voir. Il se remet vite cependant et ne s’éloigne pas comme je pensais qu’il allait le faire.
— Je voulais vous remercier d’avoir ramené ma sœur à la maison, soupire-t-il après avoir observé un temps de silence.
— Parce que vous croyez qu’elle avait besoin de moi pour la ramener ? Elle s’est bien ramenée toute seule, vous savez ? Même si j’avais voulu, je crois que je n’aurais jamais pu l’empêcher de rentrer !
J’accompagne ma réponse d’un petit sourire pour bien lui montrer que je fais de l’humour et suis soulagé de voir qu’il le prend bien ainsi.
— Je suis sûr qu’elle n’en a fait qu’à sa tête, là-haut, ricane-t-il en jetant un œil à sa sœur. Elle vous en a fait baver ?
On peut dire qu’elle m’a fait baver mais c’est une chose que je ne pourrai jamais lui avouer. J’essaie de rester sur le même ton badin qui me fait du bien après toute la tension ressentie jusque là.
— Elle sait se tenir, parfois, on dirait. Il y avait quand même beaucoup de grandes tiges autour d’elle, ça l’a peut-être calmée un peu ? En tout cas, elle a assuré son service avec le même charme et le même professionnalisme qu’ici. Une femme formidable, votre soeur. Je comprends que vous la protégiez comme vous le faites.
— On protège toujours sa famille. Elle est la seule qu’il me reste depuis l’invasion, alors… Enfin, j’espère qu’on retrouvera Jeanne aussi, mais jusqu’à présent je n’avais pas vraiment de raison d’espérer la retrouver.
— Comme je l’ai dit à Lévana, je fais tout ce que je peux pour y arriver. Et je vais continuer, je vous l’assure. On a déjà bien avancé car désormais, on pense savoir où elle est. Un bon premier pas, non ?
— Hum… Ne comptez pas sur moi pour vous laisser partir sans payer l’addition pour vous remercier. La tournée générale, hein ? N’en abusez pas, vous allez vous mettre les barmen à dos. Enfin, surtout Lévana, elle déteste quand tout le monde est bourré.
— Je paie toujours mes dettes, je n’ai qu’une parole même si certains en doutent ici. Mais oui, je vais faire attention, je n’ai pas envie de fâcher votre sœur. J’ai vu ce que ça fait quand elle s’énerve !
J’ai vu beaucoup de choses quand elle perd le contrôle et je n’arrête pas de revenir à ce que nous avons vécu à deux, mais il faut que je laisse ça de côté. Ici, elle est mariée et rien ne se produira plus. Il va falloir que j’arrive à faire le deuil de cet interlude bien trop agréable.
— Pas si courageux que ça, finalement, se moque-t-il.
— Qui le serait face à elle ? rigolé-je en la montrant du regard.
Elle est en effet en train d’enguirlander un client qui râlait sur la lenteur du service et le pauvre gars en prend pour son grade.
— En tout cas, merci de ne pas me montrer autant d’hostilité que les autres, ça fait du bien. J’ai beau être un des envahisseurs, j’ai aussi des sentiments et des émotions.
— N’allez pas vous faire d'idées, on ne sera jamais copains. Je reconnais que vous semblez vouloir nous aider mais je ne suis pas dupe non plus, je sais pourquoi vous faites ça… S’il ne s’agissait pas de Lévana, j’aurais pu m’asseoir sur la possibilité de retrouver Jeanne.
Il me fait un petit signe de la tête et retourne derrière le bar pour aider celle autour de qui tout semble tourner. J’aurais aimé le détromper mais il a raison et nous le savons aussi bien l’un que l’autre. Sa sœur est solaire, un être à part. Je crois qu’il ne se doute pas à quel point elle est à l’origine de la plupart de mes actes récemment. En tout cas, je me nourris de notre petit échange et me dis une nouvelle fois qu’il y avait moyen de faire différemment avec les Terriens. Quand on communique avec eux, quand on les respecte, on arrive à discuter et à s’entendre un minimum. Encore un enseignement que je tire de mes passages au bar, mais qui va m’écouter ? Pour l’instant, je suis seul dans mes réflexions et c’est bien dommage.
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