Chapitre 49

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Le goût de ses lèvres

Lévana

Mon torchon logé sur mon épaule, je nettoie les tables qui se sont vidées durant la dernière demi-heure. J’avoue que je traîne un peu la patte, ce soir. Jasmine n’est pas venue bosser, rendant visite à nos Valkyries chargées de construire les bombes qui nous serviront à “frapper fort” dans peu de temps, alors j’ai eu pas mal de boulot pour ce samedi de travail. Gaspard a remplacé Olivier en fin d’après-midi, mais nous avons eu beaucoup de monde et je n’ai qu’une hâte, fermer le bar. Il ne reste plus qu’un petit groupe d’hommes dans la salle où se trouve le billard, mon frère installé avec l’un de ses amis et Nal’ki, qui a troqué le bar pour un fauteuil plus confortable. Lui qui vient d’ordinaire en fin d’après-midi est ce soir arrivé après dîner, et il est une nouvelle fois perdu dans ses pensées, faisant tournoyer le fond de son cocktail de choc dans son verre. Je me demande bien quel goût peuvent avoir ses lèvres après en avoir bu plusieurs. Peut-on encore discerner le goût du jus de fruits où l’alcool emporte-t-il tout ?

Je me secoue et termine de nettoyer mes tables, vide le lave-vaisselle et essuie les verres avant de les ranger. Gaspard me rejoint finalement derrière le bar, son ami me salue d’un geste de la main et quitte l’établissement.

— Tu peux monter retrouver Jasmine, je vais fermer, lui lancé-je en le voyant bailler.

— Oui, je suis crevé, quelle journée, dit-il en clignant des yeux. N’hésite pas à insister auprès de la grande perche, ce n’est pas parce qu’il est arrivé tard qu’il doit te faire faire des heures supplémentaires.

— A mon avis, ce sont davantage les copains qui fêtent je ne sais quoi dans l’autre salle qui vont me faire faire des heures supp. Nal’ki sera plus respectueux.

— Je vais aller leur dire un mot avant de monter, ne t’inquiète pas.

— Merci. Bonne nuit, Frangin.

Je dépose un baiser sur sa joue et passe au nettoyage de la cafetière alors qu’il s’éloigne pour aller tenir parole. Une fois qu’il a quitté les lieux et que ma tâche est achevée, je me sers un grand verre d’eau citronnée et vais m’installer dans le fauteuil libre près de Nal’ki, le faisant apparemment reprendre contact avec la réalité.

— Tu me semblais parti bien loin. Tout va bien ?

— C’est parfois difficile d’être seul, c’est tout. Si je n’avais pas le plaisir de te regarder, je me demande ce que je ferais de mon existence.

— On ne t’a pas donné de mission secrète ? En tout cas, je suis ravie de te distraire, souris-je en cognant mon verre contre le sien.

— Ma mission, c’est de venir ici et de te regarder, littéralement, se confie-t-il. Enfin, je suis censé récolter plein d’informations sur les Valkyries mais je ne crois pas être au bon endroit pour ça, alors je me console avec le plus beau spectacle interstellaire, je dirais.

Je pourrais lui rire au nez si je n’étais pas scotchée de savoir que les grandes tiges ne sont pas si loin que ça de nous démasquer ou au moins de nous piéger. Il va nous falloir être particulièrement vigilants.

— Nos clients sont essentiellement des hommes, tu le vois bien. Et les femmes qui viennent ici veulent surtout se détendre à cause de leurs insupportables maris.

— Ils veulent aussi tout faire pour que je me sente comme dans un tribunal, on dirait. C’est comme un jeu pour eux, mais à la longue, c’est usant de voir ces regards noirs, ces silences quand je passe à côté… Bref, heureusement que tu m’emmènes dans un autre monde avec tes sourires.

Sans réfléchir, je pose ma main sur la sienne et l’enserre doucement. Une partie de moi a envie de lui dire qu’il ne peut en être autrement vu son statut, l’autre compatit un peu. Nal’ki ne semble pas être une mauvaise personne, il est juste embarqué dans une guerre qu’il aurait voulu jouer autrement. Ou alors, commence-t-il seulement à envisager les choses d’une façon différente ?

— Tu te focalises un peu trop sur ceux qui réagissent. Certains clients n’ont pas ce regard noir et se fichent des autres personnes présentes ici. Ils viennent juste boire un verre.

— Il n’en reste pas moins que je suis seul, dans mon coin et que si vos alcools avaient plus d’effets sur moi, je serais juste un ivrogne de plus dans le bar. Et le soir, quand je rentre chez moi, je n’ai pas la chance d’avoir une présence chaleureuse qui me réchauffe sous la couette. D’ailleurs, si je l’avais, je ne passerais pas tout mon temps libre ici à rêver de toi.

Il observe nos mains puis jette un regard à notre environnement. Je ne peux m’empêcher de sourire lorsqu’il entrelace nos doigts et porte ma main à ses lèvres. Je n’entends plus vraiment le groupe dans la pièce à côté, focalisée sur le regard azur de Nal’ki plongé dans le mien. Une nouvelle fois, mon esprit et mon corps ont envie de revenir quelques jours auparavant, lorsque lui et moi avons créé notre bulle et ces souvenirs communs, et je crois lire la même chose dans ses yeux où transpire un désir sans aucun doute similaire au mien.

Je ne sais pas trop qui fait le premier pas, je crois qu’il est simultané, toujours est-il que je peux à présent répondre à ma question. Ses lèvres ont le goût d’alcool, mais une petite touche de citron me titille les narines alors que sa langue vient rapidement rejoindre la mienne pour une danse endiablée. Je note l’info sans vraiment m’y attarder, trop occupée à répondre à cette invasion bienvenue (celle-là !). Je me perds dans cette étreinte, presse mon corps contre le sien, manquant de glisser de mon fauteuil alors qu’il m’attire sur ses cuisses avec fermeté. Ses mains passent sous mon haut, caressent ma peau, remontant lentement vers ma poitrine alors que je m’agrippe à sa nuque tout en commençant à onduler sur lui, nous stimulant l’un et l’autre. J’ai bien conscience que je devrais mettre un terme à cet instant tout de suite, que c’est plus que risqué, qu’un passant pourrait nous voir à travers la vitre, que les gars au billard pourraient nous surprendre, mais bon sang, c’est trop bon pour que je puisse avoir envie de tout stopper. Son corps ferme pressé contre le mien me rappelle combien notre peau à peau a été brûlant, intense et tellement agréable que recommencer ne me dérangerait absolument pas. Où est passée ma honte d’avoir pactisé avec l’ennemi ? D’avoir trahi les Valkyries ?

C’est le bruit d’un verre cassé entraînant des ricanements qui nous sort de notre torpeur. Je recule vivement, regarde autour de moi et soupire de soulagement en constatant que nous sommes toujours seuls. Nal’ki me laisse quitter ses genoux et je me relève avant d’essuyer de mon pouce la trace de rouge à lèvres sur sa bouche.

— Je suis désolée, c’était… inapproprié ?

— Je ne sais pas mais ça a le mérite de me redonner le sourire, répond-il, le visage en effet éclairé d’une joie qui s’était un peu estompée.

— Ça aurait pu très mal finir si on nous avait surpris, soupiré-je. Imagine si mon frère était tombé sur cette scène ?

— Ou n’importe qui d’autre, ça aurait été pareil même si le bain de sang aurait été moins important. Mais bon, impossible de te résister, pour une fois que le rêve prend un peu de réalité.

— On joue avec le feu… même si j’ai bien du mal à le regretter. Je te ressers ou tu as ta dose ?

— En baisers, je n’ai jamais ma dose, tu sais ? rit-il, amusé.

Je glousse en levant les yeux au ciel sans bien savoir si c’est à cause de sa touche d’humour ou de ma réaction niaise. Concrètement, je suis à deux doigts de l’embarquer dans la cuisine du bar pour poursuivre ce petit écart, mais… mais quoi, d’abord ? Ah oui, il y a Jeanne.

— Je ne venais pas te voir pour ça, à la base. C’est toi aussi, arrête de me regarder comme ça, tu me déconcentres… Je voulais savoir si tu avais trouvé la zone où est Jeanne. J’ai regardé un peu la carte du coin avec les infos que j’ai sur les différentes zones, mais tu dois être plus renseigné que moi.

Ou comment péter l’ambiance… Je crois que j’avais besoin de reprendre le contrôle des choses. Je déteste quand mon corps et mes émotions prennent le dessus sur mes objectifs et j’ai bien peur que Nal’ki me détourne un peu trop de ces derniers.

— Non, je n’ai pas encore trouvé. Les miens, quand ils ne veulent pas qu’une information soit disponible, ils sont assez efficaces, tu sais ? Je… je crois qu’il va falloir faire preuve de fourberie pour y accéder. Si mes accès ne me permettent pas d’y arriver, il faut viser au-dessus. Je suis en train de réfléchir à comment y arriver même quand je te regarde, tu sais ?

— J’ai tellement peur que ce qu’on a appris ne soit au final qu’une fausse joie pour mon frère et moi, grimacé-je en lui tournant le dos pour monter les chaises sur une table et éviter de lui montrer davantage mes émotions.

— Il n’y a pas de raison, moi je suis convaincu qu’on va finir par retrouver ta sœur. Je vais tout faire pour, ça, tu peux en être certaine.

Nal’ki pose sa main sur mon bras et m’incite à lui faire de nouveau face. Son regard semble déterminé et je finis par acquiescer et lui sourire. Cet instant ne dure pas puisque nous entendons le groupe dans le couloir qui mène à la pièce principale. Nal’ki me relâche et je me dirige vers le bar pour les encaisser. Lorsque je relève le nez, ils ferment la porte sur eux et je constate que Nal’ki a lui aussi quitté le bar, laissant un billet sur la table qu’il occupait encore il y a quelques minutes. Je vais fermer à clé pour pouvoir terminer de ranger sans risque et ne peux m’empêcher d’observer la rue bien trop éclairée pour l’heure qu’il est durant quelques instants. Pour une fois, je ne me plaindrai pas des décisions des grandes tiges qui n’ont pour but que de nous surveiller, même la nuit, parce que cela me permet de croiser ce regard azur qui finit par se détourner et disparaître. J’annonce : je suis dans une merde noire.

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