Chapitre 55
La bombe est lâchée
Lévana
Quelques minutes plus tôt
Le beau temps s’est bien installé et les lauriers dans lesquels je suis à nouveau cachée sont en train de fleurir. La grosse différence, c’est que nous sommes déjà positionnées entre les maisons qui nous intéressent. Cela fait des jours qu’un groupe observe les allées et venues des drônes et des patrouilles, et autant dire que tout ce petit monde est réglé comme une horloge. Voilà le problème quand on s’appuie un peu trop sur la technologie, on oublie parfois de réfléchir à certains éléments et on se place en situation de vulnérabilité. Et ce soir, ils vont sans aucun doute le comprendre mais il sera trop tard pour réagir. Et dans tout mon corps, l’impatience se mêle à l’appréhension.
Il fait plutôt bon et ma veste noire et ma cagoule me donnent chaud, ma nuque et mon dos humides en sont la preuve flagrante. A mes côtés, Jasmine observe les allées et venues des drones à l’aide de jumelles et je sens l’impatience transpirer par tous les pores de sa peau. Évidemment, il y a aussi une pointe de stress, surtout qu’elle et moi allons côtoyer de très près les grandes tiges et le risque d’être vues est grand. En prime, nous n’avons toujours pas de nouvelles de Gaspard, qui participe à la phase une du plan. Sans l’intervention de son groupe, impossible pour nous d’aller poser les bombes.
Des jours que nous montons, améliorons et discutons de ce plan. Plusieurs options ont été émises, notamment celle d’impliquer nos espionnes présentes au quotidien auprès des grandes tiges, mais c’était trop risqué pour elles d’apporter les bombes en venant travailler, les fouilles étant de plus en plus nombreuses. Nous avons donc décidé d’agir dès la nuit tombée et Gabrielle nous a aidées à entrer avant de quitter le quartier.
Est-ce que je lui ai demandé si Nal’ki était dans les parages ce soir ? La réponse est oui. Elle m’a d’ailleurs dit qu’il ne lui avait rien demandé à ce propos, elle pense donc qu’il n’a pas été invité. Est-ce que j’en ai été soulagée ? Evidemment… mais je ne l’avouerai jamais à voix haute sous peine d’être à coup sûr reniée par mon frère. Il faut dire que cette opération me prend le chou depuis des jours. Je suis sur les nerfs, peu réceptive et je crois que j’ai déjà éveillé ses soupçons. Il est temps qu’on passe à l’acte, quand bien même j’ai conscience que rien ne sera pareil après ça.
Cette fois, rien n’a été laissé au hasard. Je crois pouvoir dire que nous avons pensé à tout. Hors de question de nous faire repérer et, pour ce faire, nous avons mis les moyens nécessaires. Bientôt, les lumières s’éteindront partout. Ensuite, les drônes tomberont comme des mouches, après quoi Jasmine et moi grimperons la petite pente qui mène à la maison du grand chef et installerons une bombe de chaque côté. Il ne nous restera que quelques instants pour nous mettre à l’abri avant le grand BOUM.
La nuit commence mal. Gaspard et son groupe sont en retard et je commence à m’inquiéter pour mon frangin et les autres. Tout a été millimétré et s’ils ne sont pas dans les temps, c’est qu’il s’est forcément passé quelque chose. Ou ils ont simplement traîné sur le chemin ? J’ai du mal à y croire.
Je commence à avoir des fourmis dans les jambes à rester ainsi immobile, sans parler d’un léger mal de dos sans doute dû au fait que l’attente me stresse. Oui, je crois que j’ai vraiment hâte d’en finir avec ça, notamment parce que cela m’a permis de me rendre compte que je tenais plus que de raison à Nal’ki. Pour le reste, j’ai aussi pris conscience qu’ôter la vie à un ou plusieurs grandes tiges ne m’effrayait pas plus que ça. Est-ce que cette lutte me fait perdre mon humanité ?
Je reprends mes esprits en constatant que toutes les lumières s’éteignent et un sourire se dessine sur mes lèvres. C’est le top départ. Jasmine et moi regardons autour de nous et sortons du buisson. Nous nous séparons au milieu de la pente, elle part à droite et moi à gauche et je ne traîne pas à poser ma bombe avec délicatesse. Je l’arme au moment où j’entends le doux son de la ferraille qui s’échoue au sol. C’est tellement jouissif de voir les lumières des drônes s’éteindre avant même de s’écraser que je prends quelques secondes pour observer le spectacle. C’est Jasmine qui me ramène à la réalité alors que j’entends ses pas se rapprocher.
— C’est bon pour toi ? chuchote-t-elle.
Je jette un dernier coup d'œil à la bombe et au détonateur dans ma main et acquiesce. Jasmine m’aide à remettre mon sac à dos et nous nous enfonçons à nouveau dans la nuit, seulement éclairées par la Lune. Quand nous sommes suffisamment à distance dans la cour, nous nous accroupissons derrière un buisson et nous sortons nos montres connectées de leur boîte spécialement conçue pour les protéger de l’impulsion électromagnétique qui a couché tous les drônes. Je vois la bombe de Jasmine passer au vert une petite seconde avant que j’appuie sur la mienne et nous observons l’écran, dans l’attente que les deux autres passent à leur tour au vert. A peine est-ce le cas que le dispositif s’active et nous entendons plusieurs détonations simultanées qui nous font sursauter et nous boucher les oreilles… un peu trop tard. J’ai l’impression que ça résonne dans tout mon crâne et j’en serais presque étourdie.
Je suis la première à bouger, je quitte le fourré en tirant Jasmine par le bras, mais elle se stoppe rapidement. Et quand je comprends pourquoi, je fais de même. Impossible de manquer cette grande carrure qui se relève péniblement sur la terrasse, entourée de bris de verre qui reflètent le feu qui s’est déclaré à l’intérieur. Un vent de panique m’étreint en constatant que Gabrielle s’est plantée. Nal’ki était bien invité à la fête et mon cœur part au triple galop. Mon instinct m’incite à me précipiter vers lui pour m’assurer qu’il va bien, mon cerveau me dit de me barrer au plus vite. Le problème, c’est qu’il nous a repérées et je distingue la seconde même où il me reconnaît. Comme si ses yeux avaient un radar, ils plongent dans les miens et, malgré l’obscurité, la lumière se fait dans son esprit alors que je n’ai même pas réalisé qu’il avait sorti son arme. Je peine à distinguer les émotions qui traversent son regard, mais je penche pour de la déception et sans doute de la colère. Je voudrais m’attarder là, lui expliquer ce qui me motive, ce qui me pousse à attaquer les siens, au lieu de quoi je fais signe à Jasmine et la suis dans la nuit, non sans avoir murmuré un “désolée” que je ne suis même pas sûre qu’il ait entendu.
Il fait encore nuit noire et si c’est une bonne nouvelle pour que nous ne nous fassions pas repérer, c’est aussi un peu casse-gueule. Je sais que le quartier n’aura pas de courant avant plusieurs heures, Gaspard et son groupe ont fait sauter une armoire électrique qu’il faudra remplacer pour rétablir l’électricité. Tout ce que je sais, c’est que grâce à eux, nous pouvons rejoindre une des entrées du souterrain sans être repérables, ni par les gardes qui courent en direction des explosions, ni par les drônes qui gisent à même le sol.
Je suis malgré tout rassurée lorsque nous retrouvons Myriam et Fatou, chargées des autres bombes, en train de composer le code permettant d’entrer dans les quartiers d’habitations. La porte de la salle commune est ouverte et nous découvrons bon nombre de femmes et quelques hommes, y patientant. Tous se lèvent en nous voyant entrer. Fatou n’a même pas encore ôté sa cagoule qu’elle pousse un cri de joie et éclate de rire, signal qui fait se lever tout le monde. La liesse est telle que tout le monde se saute dans les bras, se congratule, et j’ai à peine ôté mes vêtements de camouflage que de la musique vient emplir l’espace. Pour ma part, je ne parviens pas encore à me réjouir. Gaspard n’est pas dans les parages et je ne serais complètement soulagée que lorsqu’il sera dans mon champ de vision. En attendant, je vais m’isoler dans la cuisine et me fais couler un café bien serré. Je n’arrive pas à passer outre ma petite rencontre avec Nal’ki. Je ne crois pas qu’il ait été blessé mais je ne pourrais pas l’assurer et je dois avouer que cela m’inquiète. Sans parler du fait qu’il sait à présent que je suis une Valkyrie. Que va-t-il se passer, maintenant ? Je vis peut-être mes dernières heures de liberté, peut-être que je ne devrais pas quitter le souterrain, disparaître de la surface pendant quelque temps. Est-ce qu’il va me balancer ? Ce serait légitime, et même une façon de redorer son blason, j’en suis sûre… Oh bon sang, c’est vraiment la merde !
Un vent de panique m’étreint tout à coup. C’est brutal, ça me prend à la gorge et je ne parviens plus à réfléchir. J’ai besoin d’air et j’ai bien trop conscience de me trouver sous terre, tout à coup. Je ressors de la cuisine avec la ferme intention de remonter à la surface et bute contre Gaspard, dont je reconnais le parfum légèrement citronné.
La féministe en moi ne le reconnaîtra jamais mais je me sens rassurée et apaisée lorsqu’il m’étreint et me presse contre lui, visiblement aussi soulagé que moi.
— C’était quoi ce retard ? le questionné-je finalement. J’ai eu peur qu’il te soit arrivé quelque chose.
— On a eu du mal à configurer la déflagration électro-magnétique qui a annihilé tous leurs appareils de surveillance. Tu crois que c’est facile ? Mais putain, quel résultat ! Un vrai feu d’artifice ! Je te jure que ça, on va en parler dans toutes les zones ! On l’a fait, Lévana ! s’enthousiasme-t-il en prenant mes bras pour me faire danser.
— Oui, on l’a fait, soupiré-je en suivant difficilement son rythme, moins enthousiaste que lui. C’est sûr que ça va faire parler… mais ça risque d’avoir de sacrées retombées sur la zone.
— On a prouvé qu’ils n’étaient pas invincibles ! Qu’on pouvait les faire tomber ! Qu’on pouvait les tuer ! Je ne sais pas encore combien sont morts mais peut-être autant que durant leur invasion ! Ils ne sont pas infaillibles, tu te rends compte du coup qu’on vient de leur porter ?
— Oui, je te remercie, j’ai posé moi-même l’une de ces bombes, marmonné-je, et j’étais suffisamment proche de l’explosion pour constater les dégâts.
— Tu as pu voir si on a réussi à en éliminer plusieurs ?
— Peu importe, l’essentiel c’est qu’ils comprennent qu’on peut agir n’importe où, n’importe quand… Pas de quoi se réjouir d’avoir tué des gens.
— C’est peut-être le début de la révolution qu’on aurait dû mener dès leur arrivée, à ces aliens ! C’est fou ! Allons fêter ça avec tous les autres ! Boissons à volonté ce soir !
— Vas-y toi, si tu veux. Moi je vais aller me coucher, je suis crevée. Je vais dormir ici, d’ailleurs.
— Eh ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ? m’interrompt-il en attrapant mon bras. Tu es sûre que ça va, Lév ? Tu m’inquiètes, là !
— On a tué des gens ce soir, tu te rends compte ? Fêter ça ne me fait pas vraiment envie, personnellement. Sans compter que… je crois que je suis dans la merde, Gaspard. Et pas seulement moi, du coup.
— Comment ça, tu es dans la merde ? Tu es blessée ?
Le voilà qui m’attrape un bras et le tourne dans tous les sens avant de faire de même avec le suivant. Un ricanement qui n’a rien de joyeux sort de ma bouche quand il me fait tourner sur moi-même et me palpe épaules et dos.
— Mais non, je suis pas blessée ! m’impatienté-je en repoussant ses mains. Nal’ki m’a reconnue !

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