Chapitre 59

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To go or not to go

Lévana

Louane fronce les sourcils, le nez sur sa feuille de calcul, son doudou panda dans une main qu’elle serre contre son torse. Je souris en la voyant utiliser les carrés de sucre pour compter. Elle a accumulé pas mal de retard après la mort de sa mère, n’a pas parlé durant des semaines et, ça se comprend, n’a pas du tout été disponible pour les apprentissages.

Est-ce que je suis une mauvaise personne ? Louane a été ma bouée de sauvetage aujourd’hui. Il y avait un moment que je n’avais pas eu le temps de m’occuper d’elle comme ça et j’ai passé une journée plus apaisée. Du haut de ses six ans, cette gosse est un amour de résilience et d’une naïveté qu’on essaie de préserver malgré le drame qu’elle a vécu.

Je termine de tresser ses beaux cheveux blonds mouillés de la douche tandis qu’elle ronchonne avant de croquer dans un sucre, me faisant sourire.

— Tu vas avoir des problèmes pour compter si tu manges tous les morceaux. Et puis, je crois que Rachel nous regarde et va nous gronder si tu n’as pas faim au dîner.

Elle glousse et lève les yeux vers la porte de la salle commune lorsqu’elle l’entend s’ouvrir. Louane abandonne ses maths et ses carrés de sucre pour accueillir Jasmine qui tient sur son épaule le sac de fringues qu’elle devait m’apporter. Vu la tête qu’elle tire et même si elle donne le change à la gamine, je comprends rapidement qu’il y a un souci et lui fais signe que je la rejoins, ne souhaitant pas que les oreilles qui traînent dans la pièce puissent nous entendre.

Je la retrouve devant l’infirmerie quelques minutes plus tard, après avoir confié ma petite protégée à Rachel qui la couve comme une mère depuis qu’elle en a été privée.

— Qu’est-ce qui se passe ? la questionné-je d’entrée tout en ouvrant mon sac, posé sur une chaise, pour regarder un peu ce qu’elle m’a pris.

— On a eu de la visite et… les nouvelles ne sont pas bonnes, indique-t-elle en s’arrêtant sans en dire plus.

— Eh bien, balance, Jasmine. J’ai passé ma journée à parler Barbies et petites voitures, mathématiques et dictée, alors je ne dis pas non à une vraie conversation entre adultes. En plus, j’aime pas les surprises ni le suspens, alors qui est venu ? Ça y est, ils me cherchent ?

— C’est Nal’ki bien sûr ! Qui d’autre ? Et il te cherche oui, mais en plus, il a deviné que moi aussi, je suis une Valkyrie. Tu te rends compte qu’il a menacé de brûler le Blue Heart s’il ne te trouvait pas ? Il avait l’air tellement en colère…

Oulah… C’est panique à bord, là, non ? Ça y est, c’est l’anarchie dans l’anarchie. Déjà que notre vie n’était pas des meilleures depuis l’invasion, là c’est la catastrophe.

— Attends, quoi ? Il a menacé de brûler le bar ?

C’est un peu extrême, quand même… Mais il sait combien je suis attachée au Blue Heart, il a trouvé où taper.

— Oui, il veut absolument te voir mais ce n’est pas possible, alors il menace de tout brûler. J’avais l’impression de voir une bête blessée, c’est fou comme il était énervé.

Je soupire et tente de réfléchir posément à la situation. Ce qui n’est pas vraiment facile, vu les conditions. J’aimerais vraiment pouvoir apaiser sa colère mais j’ai bien conscience qu’il doit se sentir trahi. C’est pourtant la fin qui était annoncée entre nous. Jamais nous n’aurions pu imaginer un happy end alors que nous sommes dans deux camps opposés.

— Eh bien… Je vais aller le voir. Je ne veux pas qu’il brûle le bar et… il mérite d’avoir l’occasion de m’envoyer tout ce qu’il me reproche. Après tout, je lui ai menti alors qu’il cherchait à m’aider à retrouver Jeanne. Il m’a dit des choses… il m’a fait confiance alors que je lui cachais une partie de ma vie.

— Mais tu ne peux pas aller le voir ! Il va t’arrêter ! J’aurais dû lui dire que je répondrais à ses questions… Gaspard ne me pardonnera jamais s’il t’arrive un truc alors que si j’avais clairement dit que j’étais une Valkyrie, peut-être qu’il se serait contenté de moi…

— Bien sûr que non. C’est moi qu’il veut et c’est normal après tout ce qui s’est passé, soupiré-je en me passant une main sur le visage. Je n’ai pas le choix, Jasmine. Et puis… je me demande s’il veut vraiment m’arrêter. Si c’était le cas, tu ne crois pas qu’il aurait déboulé plus tôt et qu’il aurait embarqué Gaspard ou Olivier pour qu’ils crachent le morceau sur ma localisation ?

— Si, tu as le choix, intervient mon frère qui a débarqué lui aussi devant l’infirmerie. Alors, ce qu’on va faire, c’est nos valises et on va tous s’enfuir ensemble. Les Valkyries nous aideront et les grandes perches n’auront pas le dernier mot ! C’est trop dangereux, on ne peut pas faire confiance à ce type. Il a complètement perdu la boule !

— Et Jeanne ? On abandonne ? Je te l’ai dit, je ne pars pas sans notre sœur. Nal’ki ne me fait pas peur.

Ou il ne me faisait pas peur. J’avoue qu’aujourd’hui, je ne sais pas si c’est vraiment la meilleure idée qui soit d’aller le retrouver. Malgré tout, quelque chose me dit qu’il ne me fera pas de mal. Suis-je encore un peu naïve malgré les années et les mauvaises expériences ? Sans doute… Pour autant, ce que nous avons partagé tous les deux ne peut pas disparaître d’un claquement de doigts.

— Je ne veux pas perdre ma deuxième sœur ! s’exclame-t-il. Dis-lui, toi, Jasmine, qu’elle est folle d’envisager même de se rendre à son putain de rendez-vous !

— Gaspard… Elle a raison, elle n’a pas le choix…

La tête de mon frère me fait grimacer. Il faut croire que la déception s’affiche de la même façon sur un visage alien et un faciès humain. Et il me semble bien qu’il en est de même pour la colère. Pour étouffer ses émotions dans l'œuf, je passe mes bras autour de sa taille et l’étreins fermement.

— Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas pour moi. Je suis une grande fille et je sais me défendre si besoin.

— Gaspard, mon amour, il faut faire confiance à ta sœur, lui souffle Jasmine en le serrant contre elle à son tour. Moi, mon instinct me dit qu’il est incapable de lui faire du mal. Il l’aurait déjà fait s’il l’avait voulu. Il faut qu’on la laisse aller le voir… Mais on peut ne pas la laisser aller seule. Je… que pensez-vous d’y aller tous les trois et de lui dire qu’on représente les Valkyries ? Il ne pourra pas refuser de nous voir ? Et on pourra se protéger mutuellement, non ?

— Tous ensemble ? murmure mon grand frère incrédule.

— Wow, mais t’es folle ? l’apostrophé-je. Trois des cinq dirigeants des Valkyries dans la même pièce qui se livrent à une grande tige ? Et puis quoi encore ? On lui révèle l’entrée du souterrain, on lui donne le nom de tout le monde ici tant qu’on y est ? J’y vais seule, ça va bien se passer.

— Vous êtes toutes les deux folles, grommelle Gaspard. Et je ne sais pas comment je fais pour vous aimer toutes les deux parce que vous allez causer ma mort. J’aime pas devoir me précipiter dans les décisions ! Pourquoi est-ce qu’il a dit vingt heures, l’autre abruti ? Moi, je dis que personne n’y va et on voit ce qu’il fait. Si on cède maintenant, on est foutus…

— Vingt heures, où ça ? l’interrogé-je. Il m’a donné rencard ? C’est gentil de prévenir.

— Chez lui, il a dit que si tu n’étais pas à l’heure, il brûlerait le bar. Que si tu ne venais pas, il le ferait aussi. Bref, il a joué au mec typique qui ne pense que par la violence. Tu es folle si tu vas le voir, je suis d’accord avec ton frère là-dessus… mais tu serais encore plus folle de pas y aller. Et… peut-être que vous avez des choses à vous dire qui ne nous concernent pas ? suggère mon amie.

Je jette un œil sur ma montre et soupire en récupérant mon sac de vêtements.

— Tout va bien se passer… Jasmine, je te laisse mon frangin. Je vous tiens au courant par messages, OK ? Pas la peine de stresser comme un fou, je te jure, Gaspard, Nal’ki n’est pas aussi mauvais qu’on le pense.

— Je te jure que s’il touche à un seul de tes cheveux, je débarque chez lui et je le désintègre, même si cela signifie la fin pour moi. Et tu nous tiens vraiment au courant, hein ? Un message toutes les dix minutes, au moins !

— Gaspard ! le réprimande sa petite copine. Elle fera comme elle peut… Faisons lui confiance…

Je ne m’attarde pas avec eux, pressée par le temps. Je dépose une bise sur leurs joues et me dépêche de rejoindre la chambre que j’occupe dans le souterrain. Je fais un rapide brin de toilette et troque mon jogging et mon tee-shirt informe contre jean, débardeur et veste en cuir. Je me morigène de penser que Jasmine a choisi des fringues pas très féminines, je ne vais pas voir Nal’ki dans l’optique de le séduire ou que sais-je, c’est n’importe quoi.

Malgré cela, alors que j’emprunte l’un des couloirs humides et sombres qui m’emmène au plus près du quartier où vit Nal’ki, je sens une certaine excitation me gagner à l’idée de le revoir. Mon corps s’éveille, c’est ridicule mais vrai, comme s’il attendait ce moment avec impatience. Pourtant, mon cerveau a conscience que le moment ne va pas être des plus agréables, qu’il est question de règlement de compte et qu’il est possible que je ne ressorte pas de chez lui libre.

J’oublie un peu ces émotions contradictoires pour ne plus ressentir qu’un pic de stress lorsque je me retrouve devant le point de contrôle pour entrer dans le quartier où il vit. Je présente ma pièce d’identité et entends la grande perche parler contre son poignet après s’être un peu éloigné.

— Il vous attend, je vais vous escorter.

J’acquiesce docilement. Plus aucun retour en arrière. J’ai enfilé un masque de neutralité bien loin de représenter tout ce qui se passe en moi. Nous passons devant les deux maisons incendiées et je sens mon ventre frémir de fierté durant un instant. Quand on voit la sécurité ici, je me demande comment nous avons pu réussir notre coup sans accuser aucun blessé dans notre camp, mais c’est un fait : nous avons tapé fort et aujourd’hui, ils semblent désorganisés et font un peu n’importe quoi. C’est assez satisfaisant, même si je ne me réjouis pas des morts.

Toute à mes pensées, je ne réalise que le moment fatidique n’est plus qu’une question de secondes lorsque l’on passe le grand portail en fer forgé qui délimite la cour de la maison où vit Nal’ki. Son aspect très moderne la rend plutôt impressionnante et je me demande ce qu’il peut bien faire d’une si grande bâtisse pour lui tout seul. J’ai déjà eu le loisir d’y entrer et j’avoue qu’y vivre doit être des plus agréables, d’autant plus que les pièces de vie se situent au premier et donnent sur une vue magnifique de notre région. Pourquoi je pense à cela à cet instant ? Sans doute pour ne pas me focaliser sur cette porte qui s’ouvre devant moi et ces deux billes azur qui plongent dans les miennes. Merde, il m’a vraiment manqué…

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