Chapitre 67
Savoir prendre des risques
Lévana
Silencieuse, j’observe les personnes autour de la table en tentant de lire dans leurs yeux ce qu’elles pensent. Jasmine va abonder dans mon sens et je pense que Gaspard fera de même. En revanche, je doute que Fatou ait été convaincue et puisse réellement l’être. Quant à Myriam, je suis plus incertaine à son propos. Je pense sincèrement qu’elle pourrait se ranger de notre côté, mais la colère de Fatou est contagieuse et elle a sorti les crocs, ce soir, comme si Nal’ki était le fautif de tout ce qu’elle a subi…
Nal’ki, lui, semble si dépité que je me tourne légèrement sur ma chaise et presse sa cuisse discrètement. Il contrôle difficilement le petit sursaut à ce contact, mais il a un léger rictus que je repère. Aucun de nous n’est vraiment surpris de cet échange étrange, plutôt froid et méfiant, après tout. Si tout était allé au mieux et au plus rapide, cela aurait été étrange, attirant la suspicion de tout un chacun.
— Je te crois toujours, affirmé-je. Peut-être que tout le monde a besoin d’un peu de temps pour digérer tout ça. Tu es évidemment libre de partir, personne ne te retiendra.
— Ouais, on verra ça, marmonne Fatou alors que Jasmine lui donne un coup de coude.
— Le souci, c’est que du temps, on n’en a pas beaucoup. Combien de temps vous croyez qu’on peut tenir à faire semblant de vous faire exploser ? Et puis, plus vite on partira, plus vite on aura des nouvelles de la sœur de Lévana et Gaspard. Je ne veux pas vous mettre la pression mais j’ai besoin que vous vous décidiez rapidement.
— Est-ce qu’il y a vraiment besoin de continuer à faire mine de tout péter ? demande Jasmine. Après tout, vous avez déjà pas mal explosé, non ?
— Si vous acceptez la trêve et que tout a l’air calme sur la zone, on peut arrêter rapidement. Maxim se fera mousser pour gagner du temps. Sur ce plan-là, vous n’avez pas grand-chose à perdre… Au pire, vous attaquez de nouveau si mon plan échoue, vous avez montré que vous en aviez largement la capacité.
— Pourquoi on ferait une trêve maintenant ? C’est ridicule ! On a le dessus, c’est ça qui vous pose problème au final !
— Fatou, soupire Jasmine.
— Ben quoi ? C’est pas vrai, peut-être ? interroge-t-elle Nal’ki.
— Vous avez le dessus ici, oui, mais sur le reste des zones, les autres sont moins bien organisés, et sur le long terme, ce n’est pas sûr que l’on ne soit pas sur un statu quo. Ici, certains diront que j’ai été trop laxiste, ou alors, c’est vous qui êtes trop malignes mais c’est vrai que vous avez repris le dessus. Je vous garantis cependant que ça va être stérile sur la durée.
— Pas si on vous élimine tous, marmonne Myriam. Pas besoin d’être très organisés, on a entendu parler de certaines zones qui vous mettaient quelques belles fessées, quand même.
— On ne va quand même pas commencer à chercher qui pisse le plus loin, non ? soupiré-je, agacée. On a une opportunité en béton de faire changer les choses, je comprends que vous puissiez douter des intentions de Nal’ki mais sérieusement, pourquoi il viendrait risquer sa vie ici, ce soir, pour des conneries ?
Je vois bien que mon frère ne sait pas trop quoi penser. D’ailleurs, je suis persuadée que la pointe d’agacement que je lis dans ses yeux vient du fait que je défends Nal’ki et son plan coûte que coûte. Je crois que tous les quatre me font confiance d’ordinaire, alors j’ose espérer qu’ils vont finir par se ranger de notre côté… même si j’ai du mal à croire que je me retrouve du même côté qu’un alien.
— Pour nous piéger ? S’il nous fait prisonniers, il désorganise tout notre groupe et en plus il se met bien auprès de son oncle. Si ça se trouve, quand on va sortir il y aura tout un groupe présent pour nous arrêter. Voire nous descendre, après tout, on ne serait pas les premiers morts qu’ils font.
— Il n’a pas dénoncé Lévana, je te rappelle, rétorque Jasmine, pour le moment notre seule alliée.
— Oui, si j’avais vraiment voulu vous désorganiser, grommelle Nal’ki, Lévana ne serait pas rentrée ici et j’aurais débarqué avec la grosse armée. Je suis là, seul et dans le but d’avancer vers un futur meilleur. Tout ce que je peux vous dire et demander, c’est de me laisser ma chance. Vous me placez sous la surveillance de Lévana, de son frère aussi sûrement qui ne voudra pas la lâcher, et vous voyez ce qu’il arrive ! Un pari sur l’avenir, c’est ça que je vous propose. La fin des hostilités, un monde nouveau, et tout le blabla qui va avec. Si j’étais dans un film, je trouverais les mots qui vont avec la musique triomphante, je n’ai que ça à vous proposer, désolé. Vous pouvez vous plaindre au scénariste ou au réalisateur mais l’acteur que je suis n’y est pour rien, finit-il dans un sourire.
Ça ne fait sourire personne d’autre autour de la table et je finis par pousser un lourd soupir, de plus en plus lasse.
— Cette guerre doit se terminer. On ne peut plus vivre cachés et encore, on fait partie des chanceuses, nous. Je ne vous demande pas d’accueillir Nal’ki dans les lieux où nous cachons nos femmes et nos filles, ni de lui donner la liste complète des Valkyries. Personnellement, je suis prête à risquer ma vie pour ce plan, pour celles qui se cachent et pour leur avenir. Alors, à quel point êtes-vous des Valkyries si vous vous planquez derrière votre peur dès qu’il s’agit de prendre un risque ? Ce n’est pas comme si on n’en avait jamais pris auparavant.
— Lévana a raison, même si ça me fait mal au bide de concéder ça à un alien. A chacune de vos sorties, moi, j’ai peur. J’ai peur pour ma soeur, j’ai peur pour la femme que j’aime, j’ai peur que ce soit la dernière fois que je vous parle… Et si on continue à se taper dessus, ça finira mal, il y aura des pertes même si on gagne à la fin. Quel sera le goût de la victoire si c’est sur un champ de ruines et un tas de cadavres ? Nal’ki nous offre une porte de sortie, saisissons la… Et oui, c’est moi qui dis ça, conclut Gaspard en soutenant le regard de Fatou.
Je me lève spontanément et vais étreindre mon frère. Un besoin viscéral de le remercier de me faire confiance et de ne pas rester buté sur sa colère, sa peine et son ego. Il faut penser sur le long terme, même si agir à l’instinct nous a amenés à cette situation actuelle où tout peut changer.
Il reste malheureusement à convaincre Myriam et Fatou…
— Je sais qu’on a donc la majorité et qu’on pourrait partir sur ce plan malgré votre refus, soufflé-je en me réinstallant à ma place, mais j’aimerais vraiment que vous preniez le temps de vous poser pour réfléchir à tout ça.
— Et je vous signale qu’un petit miracle vient d’avoir lieu, sourit Jasmine avant de voler un baiser à mon frère. Grâce à Nal’ki, un alien, j’ai eu le droit à une déclaration d’amour. Vous avez vu que des miracles peuvent survenir grâce aux grandes perches ?
— Pitié, pas devant mes yeux ! gloussé-je en posant mes mains sur mon visage, consciente qu’elle cherche à alléger l’atmosphère. Donc, on fait quoi ? Vous avez d’autres questions ? Vous avez besoin d’un peu de temps de réflexion ? Parce que même si votre compagnie m’est bien agréable, j’ai aussi hâte d’aller me coucher.
— Moi, hésite Myriam en évitant le regard de Fatou, je me rallie à vous. Je vote pour aussi. Comme l’a dit Lévana, il faut prendre des risques et celui-là semble pouvoir avoir un vrai potentiel. Je ne suis pas entièrement convaincue mais… il faut essayer.
Je lui offre un sourire que j’espère confiant et, une fois de plus, ma main vient discrètement se poser sur la cuisse de Nal’ki. Malheureusement pour nous, le faciès de Fatou en dit long : elle ne se rangera pas à notre avis. Elle se lève d’ailleurs et quitte la pièce sans plus un regard dans notre direction, faisant racler sa chaise sur le parquet. On peut même entendre la porte de la terrasse claquer… Heureusement, elle sonne comme celle de l’entrée, ce qui ne permettra pas à Nal’ki de se demander pourquoi elle passe par là, à savoir qu’elle rejoint le souterrain par le passage de la cave, dont l’entrée se trouve dans le petit local à poubelles du bar.
Il ne sert à rien de la suivre. Fatou a besoin de décanter cet échange et de redescendre. Elle est douée quand même, elle a réussi à refroidir une atmosphère déjà bien fraîche, qui me pousse à me lever à mon tour.
— Bien… Je vais monter me coucher, moi. Je peux vous laisser finir de ranger ? interrogé-je mon frère et Jasmine.
— Oui, oui, vas-y.
— Nal’ki, je te raccompagne à la sortie ? Histoire d’être bien certaine qu’ils n’en profitent pas pour te kidnapper.
— Oui, mais je peux vous poser une question ? C’est bon, on lance le plan ou vous avez besoin de l’unanimité ? demande-t-il en repoussant sa chaise pour étirer sa grande silhouette.
— On se donne deux jours de réflexion ? Ou… d’organisation, on peut dire ?
— Oui, oui, tout ce que vous voulez, s’empresse de dire mon amoureux caché qui craint sûrement d’aller trop loin dans ses demandes.
— Mieux vaut ne pas trop se précipiter… Ça pourrait nous pousser à faire des erreurs, continue mon frère.
— Tu n’as pas tort. Bon, à demain la famille. Bonne fin de soirée.
Je fais signe à Nal’ki de me suivre et nous rejoignons la salle principale puis l’extérieur en silence. Je me retrouve un peu bête sur le trottoir, à ne pas trop savoir quoi dire suite à cet entretien.
— Tu… tu veux monter ? lui demandé-je finalement tout bas.
— J’en ai bien envie mais je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée. Après une réunion comme ça, ça m’étonnerait que personne ne vienne te parler cette nuit, soupire-t-il alors que ses yeux brillent d’un désir qu’il ne dissimule plus.
— Ma porte sera fermée à clé. Je sais que mon lit n’est pas hyper confortable mais je te promets un accueil chaleureux, souris-je en me dirigeant vers la porte adjacente qui donne sur l’escalier qui mène aux appartements. Juste… il va falloir vite te décider parce que Jasmine et Gaspard vont rapidement tout fermer et sortir.
— C’est toi qui l’as dit, il faut savoir prendre des risques parfois, sourit-il en m’emboîtant le pas. Espérons juste qu’ils ne défoncent pas la porte en t’entendant crier.
Il sourit d’un air malicieux auquel je réponds en gloussant alors que j’ouvre la porte et me dépêche de monter au premier. Avec ses grandes jambes, Nal’ki n’a aucune peine à me suivre et je sens son bras entourer ma taille avant même que nous soyons en haut. Je sais qu’on prend un risque, mais rester loin de lui est de plus en plus difficile. Et puis, quoi de mieux qu’un débriefing de cette réunion avant un passage sous la couette ? Ou peut-être que l’ordre ne sera pas celui-ci…
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