Chapitre 73
Nouvelles alliances
Lévana
L’instant est à la fois stressant et réjouissant. Retrouver Jeanne a permis d’ôter une certaine lourdeur de mes épaules, pour être honnête. J’ai bien conscience que tout n’est pas résolu, que nous sommes bien loin de la paix, qu’il reste énormément de choses à faire pour retrouver une vie normale, mais c’est tout de même un objectif vieux de cinq ans qui est atteint.
Installée sur un muret à l’entrée du quartier, j’observe la mer au loin qui semble déchaînée. Il faut dire que le vent s’est levé avec la marée montante. D’ailleurs, j’aurais presque froid ce matin, même si l’adrénaline coule encore dans mes veines. Celle de cette nuit m’a maintenue éveillée pour profiter de Jeanne, écouter son histoire et lui parler un peu de ces cinq années vécues sans elle. Et cette petite réunion du matin m’a refilé un coup de stress. Je suis restée calme, mais les propos de certains m’ont un poil agacée, je l’avoue. Se contenter de son petit confort sans penser aux autres est typiquement le genre de choses qui peut me faire vriller et mon “beau-frère” aurait pu en faire les frais. Il a plutôt intérêt à faire attention à ce qu’il dit, parce que si je suis de son côté, Gaspard, lui, n’hésitera pas à le faire disparaître du paysage. Il a touché à notre sœur et la seule raison pour laquelle il ne l’a pas encore buté, c’est parce que Jeanne semble tenir à lui.
Je sursaute lorsqu’un bras passe autour de mes épaules et qu’un corps se presse dans mon dos. Instinctivement, je regarde autour de nous. J’ai choisi un petit coin isolé pour me poser et, à cet instant, je trouve cela particulièrement judicieux. Nous restons un moment silencieux, observant les vagues et le soleil qui monte dans le ciel.
— Je ne t’ai pas remercié alors que sans toi je n’aurais sans doute jamais retrouvé ma sœur… Merci, Nal’ki, même si c’est bien peu de se contenter de ça alors que pouvoir à nouveau serrer Jeanne dans mes bras est juste énorme.
— Je t’avais promis que j’allais tout faire pour y arriver, j’ai juste tenu ma promesse. Je te devais bien ça… Mais il faut déjà penser à la suite, maintenant…
— Je sais, mais on peut bien s’accorder encore quelques minutes de repos, non ?
— C’est vrai, répond-il en déposant un baiser dans mon cou. Si seulement je pouvais vérifier que l’adrénaline t’a mise dans le bon état d’esprit, se moque-t-il gentiment.
— Manque de chance, le chef a dit qu’il fallait déjà penser à la suite, pas le temps pour ça.
Malgré mes propos, je lève le visage dans sa direction et glisse une main sur sa nuque pour coller mes lèvres aux siennes. On n’a pas vraiment le temps pour ce genre de choses, mais qui est capable de résister à un instant de tendresse entre deux batailles ?
— Tu crois qu’ils vont être nombreux à nous suivre ? J’ose espérer que Jeanne parviendra à les convaincre.
— Je reste optimiste, tu sais ? Sur cette planète, malgré tout ce qu’on a essayé de vous imposer, je crois que ce sont vraiment les femmes qui dirigent et celles qui sont ici ont tout intérêt à nous rejoindre… Si elles viennent, leurs compagnons les suivront, c’est certain.
Je souris et me demande si un jour le monde sera prêt à tenter de mettre les femmes au pouvoir plutôt que de continuer à prendre des décisions entre services trois pièces. Est-ce que l’avenir pourrait vraiment être plus radieux pour et avec les femmes ? Parce que faire tomber le Conseil est une chose, mais si les hommes en profitent pour reprendre le pouvoir, nos conditions ne s’amélioreront pas comme nous le voudrions. Les Valkyries pourront-elles se retrouver au pouvoir ?
Pour le moment nous en sommes loin et, même si j’ai conscience que c’est risqué, je quitte le muret et me love contre mon extraterrestre favori qui m’étreint avec fermeté. Gaspard pourrait nous surprendre, mais bon, après avoir appris que Jeanne était en couple avec l’un d’eux et avait même un enfant, il n’est plus à ça près et ce serait une épine de moins pour moi… Il faut dire que j’aurais pu être honnête avec lui, mais vu sa réaction lorsque j’ai évoqué ma relation avec Nal’ki, je n’ai pas trop réfléchi en faisant marche arrière. J’ai un peu peur que Gaspard s’éloigne de moi quand il saura… Je doute qu’il comprenne.
— Oh, pardon, je dérange.
Nal’ki et moi nous séparons rapidement et je constate que Verlox n’est pas vraiment désolé de nous interrompre. Le regard qu’il pose sur moi est suspicieux et interrogateur, mais s’il pense que je vais baisser les yeux, il peut rêver. J’avoue que je préfère être provocante et j’affiche même un léger sourire en coin.
— Une partie des habitants de l’île est sortie de la maison et accepte de nous aider, poursuit-il après m’avoir fusillée du regard. Qu’est-ce qu’on fait maintenant, Nal’ki ?
— Eh bien, vu qu’on ne peut pas profiter de quelques instants tranquilles, je suppose qu’on va les voir et qu’on met en place le plan, non ? répond-il en défiant du regard Verlox.
— On n’attend plus que vous alors. Je vous laisse tranquilles, marmonne-t-il en s’éloignant.
— Pas très aimable, ton pote, soufflé-je. S’il balance à Gaspard, on va avoir la troisième guerre mondiale sur le dos.
— Parce que c’est pire que ta sœur qui a fait un enfant ? se moque-t-il gentiment. Moi, ça me ferait plus peur qu’il en parle à Fatou.
— Il ne connaît pas Zabor, alors que toi… Il ne t’apprécie pas vraiment, soyons honnêtes, pouffé-je avant de planter un baiser sur ses lèvres. Bon… prêt pour la phase suivante ?
— Oui, on ne peut plus reculer, de toute façon. Je me demande combien des locaux vont nous suivre. Plus nous serons, plus nous aurons de chances de réussir notre folle mission.
Je hausse les épaules, bien consciente qu’il a raison, mais nous avons surtout besoin que les bonnes personnes nous suivent dans ce plan fou. Zabor en fait partie, en tant que scientifique en chef du projet, et j’ai bon espoir que ma sœur soit parvenue à le convaincre, tout comme le chef de la sécurité qui est l’un des interlocuteurs privilégiés avec le Conseil, apparemment. La position de Jeanne sur l’île peut nous être d’une grande aide, son compagnon s’étant énormément confié à elle et, si j’en crois son regard protecteur et amoureux, il ne pourra rien lui refuser.
Cela se vérifie rapidement, puisqu’en arrivant devant la maison où nous les avons rassemblés, je constate qu’il est sorti et échange avec mon frère. Le regard de Gaspard est toujours hostile mais il semble l’être moins qu’envers Nal’ki. C’est un peu ridicule quand on sait que ce dernier nous a aidés à retrouver Jeanne, mais la logique de mon frère me laisse parfois perplexe.
Un peu plus loin, posée sur les marches, ma sœur me fiche une claque monumentale, occupée à donner le sein à mon neveu. L’image est magnifique, mais je réalise brusquement qu’elle n’est plus l’ado qui a disparu. Cette nuit, nous nous sommes raconté nos vies et nous avons pleuré ensemble la mort de nos parents. Je l’ai vue bercer son fils, mais je crois que rien ne me préparait à ce tableau.
— J’accepte de vous aider, nous lance Zabor lorsque nous le rejoignons, mais je le fais pour elle. Et s’ils sont en danger à un moment donné, ne comptez pas sur moi. Tout ce qui m’importe, c’est eux.
— On essaie tous d’éviter que ceux qu’on aime soient en danger… Il ne faut pas oublier qu’on est venus ici dans le but de sauver notre avenir, pas pour faire la guerre et tout détruire. On devrait s’entendre en tout cas et si on réussit, on pourra tous vivre en paix et dans l’amour, comme vous le faites ici. Il y en a combien qui ont refusé de nous rejoindre ?
— Sauf que pour votre paix, il faut mettre celle qu’on a construite ici en jeu… Si le Conseil ne tombe pas, ils vont vouloir qu’on rende des comptes et notre fidélité sera remise en question. C’est pour ça que six des nôtres et quatre femmes refusent de suivre votre plan.
— Vous croyez qu’ils vont nous mettre des bâtons dans les roues ?
— Ce n’est pas prévu… Ils vont se mettre en retrait et diront que vous les avez enfermés si on se fait prendre. Pour ma part, je vous collerai tout sur le dos si c’est le cas, je vous préviens. Je refuse d’être séparé de Jeanne et du bébé.
Je ne peux m’empêcher de rire en l’entendant, et cela n’a rien d’un rire joyeux.
— Vous ne vous êtes pas préoccupés de savoir si sa famille accepterait ou non d’être séparée d’elle quand vous l’avez enlevée, cinglé-je. Si j’avais un mauvais fond ou la rancune tenace, je vous souhaiterais de vivre ce qu’on a vécu ces cinq dernières années.
Je m’éloigne pour les laisser discuter tous les deux, peu intéressée par l’élan protecteur de Zabor et ses revendications ridicules bien que compréhensibles. Oui, bon, c’est mignon et il semble vraiment amoureux de ma soeur, mais il n’empêche qu’il a mis une gamine de vingt ans enceinte après qu’elle a passé des années à leur service et qu’il est prêt à s’impliquer et assumer ce qu’il fait seulement si cela réussit. Qu’est-ce que ça dit de lui ? Finalement, il est peut-être le plus lucide de nous tous… Que nous arrivera-t-il si on se fait prendre ? Est-ce qu’on vit nos dernières heures de liberté ? Ou pire, est-ce qu’on finira entre quatre planches ?
— Il a vraiment une tête de cul, non ?
Je jette un regard à mon frère et suis la même direction que le sien pour observer les trois grandes tiges qui se sont réunies comme de vieux potes. Bon, les vieux potes tirent une tête de trois kilomètres mais ils se sont tout de même rassemblés…
— Lequel ? le questionné-je après avoir pouffé.
— Tous, mais particulièrement l’enfoiré qui a… Mon Dieu, je ne peux même pas le dire à voix haute, j’ai envie de gerber.
— Il va falloir t’y faire, tu sais ? Ils sont amoureux, Gaspard… et c’est peut-être ce genre de choses, ces liens entre nos races, qui vont permettre la paix.
— Ouais, ils prennent par la force et ensuite, ils déguisent ça sous de belles couches d’amour. Pas sûr que je sois convaincu.
— Jeanne n’a pas l’air soumise… C’est elle qui l’a convaincu de jouer dans notre camp. Tant qu’elle est heureuse et qu’il la traite bien, personnellement, je ne menacerai ni ses couilles ni sa vie. Après tout, elle aurait pu tomber sur un humain qui la tabasse ou un collabo.
— Tu as raison mais notre petite sœur a tellement changé… Notre monde aussi a tellement évolué… C’est difficile de savoir où on va. Tu imagines qu’on est en train de s’allier de plus en plus à des grandes perches ? On est sur la mauvaise pente, non ?
— Si ça mène à la paix, je crois qu’on est sur la bonne voie, moi… On ne pourra pas rester ennemis indéfiniment, c’est pas une vie de devoir se battre quotidiennement… Et puis, ils ne sont pas tous mauvais, soufflé-je en croisant le regard de Nal’ki.
— C’est vrai, tu as raison. Espérons que Nal’ki sait ce qu’il fait. Parce que là, on va jouer nos vies, notre destin… C’est flippant.
— Tu me prends pour une folle si je te dis que je trouve ça un peu excitant aussi ? On a retrouvé Jeanne, Gaspard, ça veut dire que tout est possible.
— Oui, tout est possible, c’est vrai qu’on a l’occasion de changer le monde tel qu’il existe… Peut-être qu’un jour, on aura notre nom dans les livres d’histoire ? termine-t-il, le regard brillant.
J’acquiesce et me love quelques secondes contre lui. Peu importe ce que l’avenir nous réserve, à cet instant, je suis avec tous les êtres les plus importants de ma vie et je vais me battre pour la paix. Évidemment, j’espère que l’issue sera joyeuse et que l’avenir sera radieux… mais pour ça, il va falloir lutter encore et je suis prête à donner le meilleur de moi-même.

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