Chapitre 3
La route de l’est sur laquelle ils avançaient depuis le matin serpentait entre les sommets des montagnes Centrales, de temps à autre la chaine de montagne au sud s’écartait pour laisser entrevoir la forêt Bleue. Comme il respirait toujours, le prince en profita pour engager la conversation :
- Alors Magnamon, comment es-tu arrivé dans l’Empire ?
- L’Empire ? c’est la plaine à l’ouest du grand lac ?
- En partie oui ! répondit le nain surpris que son interlocuteur en sache si peu sur le monde des hommes, il poursuivit d’un ton professoral. L’empire recouvre bien plus de terre que cela, il s’étend à l’ouest jusqu’à l’océan, au nord jusqu’à la mer… hé bien la mer du Nord, dit-il en toussotant un peu gêné par ce manque d’originalité. Et au sud jusqu’à la mer des écueils.
- Je ne connais aucun de ces endroits, mais pour répondre à ta question, nous sommes arrivés dans la grande plaine par bateau, nos amis vivant à l’est du grand lac nous ont montré comment les construire.
- Vos amis à l’est étaient des minotaures également ? demanda Jorka.
- Non, c’étaient des hommes, ils venaient de deux clans, le clan Faujir et le clan des Guérisseurs.
Le nain rumina cette information, le clan ou plutôt la maison des Guérisseurs était la famille royale d’un petit royaume qui entretenait de bonne relation avec le haut roi des nains, mais le commerce était exclusif avec la citadelle de Gorm. Jorka ne connaissait donc pas personnellement ce royaume ni ses dirigeants. En passant à coté des pics jumeaux dit des « oreilles de loup », Jorka se remémorât la vielle bataille durant laquelle son peuple fît face aux elfes des profondeurs, alors que toutes les armées de l’empire avaient fui derrière les hautes murailles de leurs villes.
- Magnamon, sais-tu qu’entre ces deux pics rocheux que nous appelons les « oreilles du loup », mes ancêtres ont combattu des créatures venues des profondeurs et nommées les elfes noirs ? Nous seuls avons tenu bon alors que les impériaux fuyaient.
L’idée de voir les humains de l’Empire fuir avait éveillé l’intérêt du minotaure qui ralentit le pas pour écouter.
- Les miens avaient envoyé une armée soutenir les forces impériales situées au nord sous le commandement du comte de Pirande, mais une mauvaise coordination a conduit la bataille à un vrai désastre. Les miens ont donc été forcés d’abandonner leur artillerie de campagne et de reculer toute la nuit durant pour se rapprocher des montagnes, avec la cavalerie des elfes noirs sur les talons. Ils ont été encerclés sur les plateaux de la Tête de loup. Pensant s’offrir une victoire facile car le nombre était largement en leur faveur, les elfes noirs ont monté le camp pour se reposer et attendre que le soleil se couche car sa lumière est pour eux la pire des choses.
- À quoi ressemble un camp d’elfe noir ? demanda le minotaure.
Jorka prit un instant pour décrire les tentes de tissu noires, des chevaux si cruellement dressés qu’ils n’étaient ni attachés, ni enfermés dans un enclos, les lances d’ébènes et l’acier noir des armures. Puis il poursuivit son récit :
- Un courageux courrier a couru tout le long de « la queue du loup », une passe étroite pour prévenir le roi de Kardhir qui a immédiatement prit la tête d’une milice d’arbalétriers. Et crois-moi ou pas, ils ont même emporté des scorpions. La passe fut une épreuve terrible et nombre de nains sont tombés dans le vide car s’arrêter ou même ralentir était impossible. Ils ont atteint le plateau avec la tombée de la nuit, le brave courrier qui avait fait l’aller et le retour pour montrer le chemin est mort d’épuisement en arrivant.
- Un courrier c’est un messager ?
Le prince expliqua brièvement la différence entre un simple messager et un courrier de l’armée royal capable de courir pendant des heures sans s’arrêter et en ne mangeant presque pas.
- Moins d’une heure après l’arrivée des renforts, les elfes noirs ont attaqué. Leur cavalerie a été cueillie par les tirs de scorpion et par les carreaux des arbalètes tandis qu’ils gravissaient avec peine les flancs du plateau. C’était la panique générale ! Ils ont bien essayé de battre en retraite, mais le général des elfes noirs avait tellement anticipé sa victoire qu’il avait déjà fait avancer son infanterie. Les cavaliers et les fantassins se sont percutés dans la plus grande confusion ; les arbalétriers ont avancé et recommencé à tirer ajoutant à la cacophonie.
Jorka s’était laissé emporter, passionné, il avait monté le ton et sa voix se répercuta bruyamment contre les parois rocheuses.
- Ce général était bien prétentieux ! se moqua Magnamon.
- C’est ce qu’ils font de mieux, être prétentieux et se croire meilleur que tout le monde, encouragea Jorka avec un sourire. Enfin ça et tuer ! ajouta sombrement le nain.
Le nain se racla la gorge, son exil lui avait fait perdre l’habitude des longues conversations, il conclut donc :
- En dernier le roi de Kardhir a mené la charge avec toute l’armée naine à ses côtés. Le choc s’est produit en bas de la pente et toute la montagne en a raisonné. Les fantassins désorganisés n’ont pas pu résister et leur ligne s’est brisée, tous se sont enfuis, sauf leur général. Ce sagouin savait qu’il ne survivrait pas à sa défaite, même s’il avait réussi à s’enfuir avec ses soldats. Il a donc défié le roi en duel et il s’est fait écraser la tête par Guthram le marteleur. Mon propre grand-père Allaryk a participé à cette charge, il était Capitaine des boucliers d’argent de Kardhir à l’époque.
Le prince pris un instant pour laisser retomber son histoire. Puis Magnamon déclara de sa voix grave :
- C’est une belle victoire, mais pourquoi ton peuple vole-t-il au secours de ces barbares d’impériaux ?
- L’empire est notre allié... plus ou moins. Mais surtout les elfes noirs étaient en train d’attaquer notre capitale par les sous-sols, nous ne voulions pas d’ennemi à la surface en plus.
- Vos rois raisonnement finement, repris le minotaure l’air impressionné par la clairvoyance stratégique des rois nains.
Jorka avait instinctivement pris la route de l’est sachant que celle de l’ouest rapprochait trop de l’empire pour qu’une créature chassée dans ce dernier ne souhaite s’y aventurer. Il était conforté dans son raisonnement par le fait que Magnamon et son clan connaissent les maisons régnantes de Tal’AMORTH. Il demanda au minotaure s’il saurait retrouver ses amis de la maison Faujir, ce dernier acquiesça et ils continuèrent à marcher.
- Ces elfes noirs, ceux de ton clan en ont déjà parlé. Qui sont-ils ? Demanda Magnamon.
- Une sacrée saloperie grommela le nain dans sa barbe.
En conversant les deux compagnons oublièrent le temps et furent surpris par la tombée de la nuit.
Même au milieu du printemps les nuits étaient fraiches sur la vieille route royale qui traversait les montagnes Centrales d’est en ouest. Le nain installa rapidement un trou à feu, mais il ne trouva que peu de bois sec pour l’allumer ; l’endroit n’abritant que des petits arbustes épars.
Après deux jours de marche supplémentaire, Magnamon et Jorka franchirent la frontière orientale de Kardhir. Ce fut une nouvelle occasion pour le nain de raconter une anecdote au minotaure.
- Sais-tu mon ami que nous autres les nains sommes divisés en plusieurs clans ?
- Oui, dans ta forteresse il y a ton clan, le clan des marchands et celui des prêtres.
Le nain s’amusa de la réponse du minotaure, puis il reprit.
- En fait, tous les nains de Kardhir appartiennent au même clan, même si on en douterait à voir avec quelle sournoiserie, certains se comportent. Mais chaque forteresse abrite un clan, par exemple nous venons d’entrer dans le territoire du clan Ogher de la citadelle d’Asgaral.
- Vous les gens de l’ouest avez une curieuse manie, vous donnez un nom à une terre et ensuite vous prétendez qu’elle est à vous.
Le nain fut désarçonné par la réponse de son compagnon de voyage, il réfléchit un instant puis affirma d’un ton un peu plus vindicatif qu’il ne l’aurait voulu.
- Nous nous sommes battus pour cette terre, nous avons sué sang et eau pour y bâtir nos demeures.
Intrigué le minotaure demanda :
- Tu as construit la forteresse de Kardhir de tes mains ?
- Non, mes ancêtres l’ont fait ! Et ils me l’ont légué en héritage, et je suis prêt à me battre pour la protéger, répliqua le nain qui sentait la colère monter.
- Comme tes ancêtres ont sculpté la pierre, la terre t’appartient, et tu as le droit de m’appeler « étranger », mais tout ce que tu as fait de plus que moi pour mériter ce privilège c’est être le fils de ton père, affirma Magnamon de sa voix calme.
Jorka avait le rouge aux joues, pendant un instant la fureur de voir ses mérites et son héritage remis en cause par un vagabond lui firent oublier sa mission et il posa la main sur sa hache avec la ferme intention de s’en servir. Sans même avoir remarqué à quel point il avait insulté le nain, Magnamon repris sur le même ton :
- J’ai hérité ma place de chef de mon père, mais nous ne restons pas sur une terre, mon peuple passe d’une terre à l’autre en fonction des saisons. En cela nous nous accordons bien avec les centaures et les hommes de l’est.
Etonnamment cette phrase calma le nain qui encouragea par son silence son interlocuteur à continuer.
- Hélas quand les hommes-serpents sont arrivé, ils se sont approprié toutes les terres où nous vivions pour y construire des murs et des châteaux.
Les yeux mélancoliques de la créature se tournèrent vers l’est. Jorka était surpris il était persuadé depuis le début que les minotaures avaient été chassés d’une terre ancestrale. Découvrir qu’ils menaient une vie d’errance avant même d’être pourchassé le dépassait. Ils continuèrent leur route en silence.
La citadelle d’Asgaral n’était pas creusée dans la roche comme Kardhir, mais construite sur un plateau surélevé de quelques mètres par rapport à la route. Le rempart octogonal en basalte surplombait la route royale et du haut des tours, les engins de siège menaçaient les voyageurs. Jorka, la tête haute, s’approcha malgré tout des murailles. Encadré par deux tours, le corps de garde disposait d’une herse et d’un pont-levis qui était le seul moyen d’accéder au plateau. Ce dernier était baissé, mais la herse l’était aussi, des gardes en armures patrouillaient sur le rempart et gardaient la porte.
- Holà ! Brave du clan Ogher, je suis Jorka prince de Kardhir, je souhaite parler au roi d’Asgaral.
- Bonjour étranger, je suis Faro, garde d’Asgaral. Notre roi n’a pas pour habitude de recevoir des étrangers, fussent-ils princes.
- Peut-être que nous pourrions nous arranger sans déranger le roi alors. Je souhaite juste emprunter la route souterraine pour atteindre Doromone.
Le garde désigna Magnamon du doigt.
- Et ça je le compte comme un nain ou une pièce de bétail pour la taxe ? se moqua le garde.
Pendant que lui et ses camarades, bien à l’abri derrière la herse, s’amusaient de voir le minotaure exhaler de la vapeur par ses naseaux en signe de colère, le sergent de la porte arriva et s’exclama :
- Qu’est-ce que vous foutez bande de cafards ? c’est comme ça qu’on traite un visiteur ?
Les rires stoppèrent immédiatement, Jorka en profita pour dire :
- Sergent, merci pour votre politesse, pouvez-vous nous ouvrir la voie souterraine ?
- À vous oui, à lui non, répondit le soldat les bras fermement croisé et un regard suspicieux braqué sur le monstre.
- Je suis prince de Kardhir et je me porte garant pour Magnamon.
- Prince ? qui donc me le prouve, où est votre escorte, où sont votre armure et votre sceau princier ? Nous avons entendu les malheurs dont sont responsables ces minotaures dans l’empire et aussi à Kardhir. Je ne peux en laisser entrer aucun sur la bonne foi d’un inconnu. Mes excuses étranger, mais nos portes resteront closes.
Jorka ravala sa fierté et tourna les talons, le minotaure le suivit, non sans avoir grogné en direction de la herse d’acier. Il demanda à son compagnon :
- Pourquoi nous as-tu menés ici ?
« Pourquoi en effet ? » se demanda le nain, mais l’idée d’expliquer une prouesse technique de son peuple fit temporairement disparaitre sa colère, le prince racontât :
- Toutes les forteresses du royaume nain sont reliées par un immense complexe souterrain. Ce qui fait que tout nain peut voyager d’un bout à l’autre du royaume sans jamais prendre le risque de sortir à la surface. Si ces idiots nous avaient laissé passer nous aurions fait la route jusqu’à Tal’AMORTH en six jours et sans risque.
- Alors pourquoi n’avons-nous pas pris le tunnel en partant de Kardhir ? questionna Magnamon.
Jorka eu l’air embarrassé, mais finit tout de même par répondre.
- En fait le tunnel entre Kardhir et Asgaral a été détruit suite à la dispute entre deux frères il y a neuf cent ans. L’un était roi de Kardhir, l’autre était roi d’Asgaral. Après cela, une certaine animosité a persisté entre les clans des deux forteresses, même si les deux personnes à l’origine du différent sont mortes depuis longtemps.
- Pourquoi le tunnel n’a jamais été rebâti ?
- Hé bien pour ça il faudrait d’abord que ces têtes de pioche du clan Ogher s’excusent d’avoir insulté les artisans de Kardhir en qualifiant de « murs en torchis » et de « volières à pigeons » les remparts et les tours de notre citadelle, marmonna le nain.
Magnamon ne répondit pas et ils continuèrent à marcher vers l’est toute la journée. Le soir Jorka indiqua un sommet enneigé au nord de leur position et annonça :
- Demain on se lance à l’assaut de cette grosse fistule qui sert de montagne aux Oghers, ça prendra une douzaine de jours pour arriver à Doromone.
Ils mangèrent ensuite en silence, puis dormirent exténués par leur longue marche. Le lendemain au petit matin, les deux compagnons avançaient bon train malgré la neige qui blanchissait de plus en plus le sol à mesure qu’ils montaient. Vers midi le minotaure commença à éprouver des difficultés à respirer car jamais il n’était monté aussi haut. Chaque pas devenait plus dur que le précédent. À présent la neige était partout et ils s’y enfonçaient jusqu’au mollet. Pendant deux jours, Jorka mesura le retard qu’ils prenaient sur son itinéraire à devoir attendre son immense compagnon qui était engourdi de froid et ralenti par le vent. Chaque soir il était plus difficile de se tenir au chaud que le soir précédent. Les grottes et autres abris qu’ils pouvaient trouver était si rare qu’ils arrêter parfois leur marche plusieurs heure avant le coucher du soleil de peur de ne pas trouver un autre endroit propice avant le soir. Les habits du minotaure n’étaient vraiment pas assez chauds et Jorka craignait qu’il n’attrape une mauvaise fièvre ou des engelures. À chaque arrêt il jetait un œil discret sur les mains et orteils de son compagnon de route pour s’assurer que tout aller bien. Quand enfin ils franchirent le col, le vent tomba brusquement et ils purent reprendre leur marche avec aisance.
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