Consciences de Gestalt

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Vinzent traversait le couloir d’un pas lent, mais déterminé, les mains jointes dans le dos, le front plissé. Il effectuait le circuit jusqu’à sa coursive machinalement, talonné de près par Gregor, muet comme une carpe, la matière grise des deux hommes en ébullition. Mais ce n’était pas le projet de sauvetage qui tracassait le vieux physicien, il y avait dans l’air une odeur de danger. Quelque chose de pire que de dériver dans le vide.

Dériver dans le vide avec un prédateur à bord.

Et l’homme se tenant derrière lui pouvait bien être celui-là même, mais il aurait été peu cohérent de demander au botaniste le chemin des appartements du physicien. Aussi devait-il prendre la tête du duo, quoique Gregor n’était pas très intimidant comme ça au premier abord. Vinzent était en outre sûr qu’inverser les rôles aurait pu provoquer une intense crise de scopestésie chez cet homme. Il devait, en ce moment, être soulagé de n’avoir personne dans son dos, même s’il aurait très bien pu se retourner inopinément pour s’en assurer, ce dernier justement s’envoyait nerveusement une de ses gélules d’anxiolytiques.

Vinzent, lui, n’était que rarement réceptif aux suggestions de son propre tronc cérébral ou de son symbiote — bien que ce soit effectivement son subconscient qui s’arrangeait pour que Vinzent marche droit alors que son attention était accaparée — il n’était guère non plus gêné par les stimuli extérieurs ; ce, notamment quand ses réflexions se cassaient les dents sur un os, le poussant à ignorer le reste du monde pour se concentrer davantage sur le problème qui accaparait toute son énergie, quitte à bouder le risque existentiel.

Et il était tombé sur un Os, un sacrément gros.

Que le majordome n’ait pu enregistrer l’incident était une chose, qu’il fût incapable de barrer la route à un criminel en était une autre. En vérité, il était très improbable que K-haya laisse qui que ce soit contrevenir à la sécurité d’humains et dans une plus large mesure du vaisseau. Certes, cette intelligence artificielle n’était pas conçue selon les standards classiques, faute de moyens et pour contourner certaines restrictions ; mais possédait tout de même des cybersynapses parmi les plus pointus du marché.

Alors comment une IA ayant des yeux dans presque toutes les pièces du navire, capable de résoudre des casse-têtes tels physiques des problèmes à « N corps » en quelques secondes, pouvait louper un vol, un sabotage et un piratage ? De toute évidence, avait-on raté quelque chose en chemin.

J’ai introduit une erreur quelque part dans les schémas de construction du réseau neural ou bien c’est le programme d’apprentissage de K-haya qui a accumulé les erreurs…

… Non, c’est impensable, je ne me trompe jamais. Ce sont forcément ces incapables d’informaticiens qui se sont plantés dans la programmation.

L’Os devint une sous-routine de son esprit lorsqu’il arriva à la hauteur de sa chambre et sa conscience directe reprit le contrôle quand sa main en tourna le verrou circulaire. La porte s’ouvrit sur une pièce rectangulaire disposant des commodités classiques d’un vaisseau : couchage gravitique, bureau en carbonacier, chaise magnétique, douche, toilettes, lecteur holo de film, bibliothèque de livres-ADN, ordinateur quantique, robot serviteur miniature et imprimante alimentaire personnelle (Vinzent était sans doute le seul sur ce navire à en posséder un, en dehors de celui de la cantine).

Enfin, des objets divers d’utilité scientifique étaient placés dans tout ce qui pouvait faire usage de coffres ainsi que des croquis couverts de graphes et de calculs incompréhensibles tapissaient les murs.

Il se décala sur la gauche et invita son collègue à entrer.

« Et voilà, c’est ici.

— Venant de vous, je m’attendais à trouver une chambre mieux rangée que la mienne, exprima Gregor, une pointe d’ironie dans la voix.

— Oh… pour moi, c’est relativement salubre pourtant.

Gregor ne dit rien, visiblement gênée par sa propre remarque et entra, observant les fresques numistiques.

— Venez par là, lui intima Vinzent en le tirant par la manche, on va travailler sur mon ordi, j’ai tous les fichiers et logiciels adéquats pour établir le processus.

— J’ai eu peur de devoir le faire à l’ancienne sur un tableau, vous savez, comme dans les livres, les vieux Livres.

— Je sais ce qu’est un Livre, je bossais sur le format papier bien avant votre naissance et celle des livres-ADN. On n’aurait pas eu le temps de toute manière bien que j’aime encore utiliser du papier par pur principe.

— Juste une chose, Gregor levait son index droit comme pour demander une permission.

— Oui ?

— Pourquoi moi ?

— Quoi vous ?

— En quoi un biologiste va-t-il aider un physicien à calculer une trajectoire balistique ?

— Alors déjà, ce n’est pas vraiment “balistique”, ensuite, que ce soit clair ; nous sommes en effectif réduit sur cet appareil et traversons une crise. Donc, chacun travaille sur la tâche où il est le plus qualifié et ceux qui sont les moins à même de contribuer doivent grossir les rangs là où l’on a le plus besoin d’eux. Cela répond à votre question ?

— Manière bien directe de me dire que je ne sers à rien d’autre qu’à boucher les trous.

— Pour l’instant en tout cas, mais quand on manquera de nourriture et d’air, vous serez notre héros. Remarquez, le capitaine vous a quand même placé au meilleur endroit.

— Avec vous ?

— Non, ce que nous faisons en ce moment, c’est la mission la plus importante : remettre le navire sur son cap en lui déployant de nouvelles voiles.

Le botaniste se gratta le menton en signe de doute.

— Je ne suis pas particulièrement content d’être sur le devant de la scène à vrai dire.

— Vous allez devoir vous y faire, mettre à contribution votre matière grise est une question de survie maintenant, Acheva Vinzent.

L’intéressé lui lança une mimique énigmatique.

— Nous allons nous y employer de sitôt, reprit Vinzent en allumant l’ordinateur en forme de cône ».

Des séries de lignes de codes défilèrent sur l’écran à son sommet tandis que les filaments parcourant la surface du cône s’illuminaient de violet. Le docteur se saisit des gants reliés à la machine, fabriquée en fibrocuprane conducteur, faisant office de clavier digital et en contrepartie les commandes complexes étaient ordonnées par la pensée, par la conscience plus précisément : le symbiote assistait de façon active dans l’utilisation de la machine, le contrôle de sous-systèmes simples lui était rétrocédé, rendant ainsi leurs fonctionnements quasi automatiques.

Accédant à un moniteur uniquement parsemé de quelques fichiers, il manipula les gants dans l’air et aussitôt l’écran afficha le logiciel en question, le petit programme de simulation orbitale préféré du docteur. Les deux hommes passèrent de cette façon une bonne heure à paramétrer la nouvelle trajectoire de vol, Gregor s’occupant de vérifier l’exactitude des calculs fournie par Vinzent pendant que ce dernier donnait vie à la modélisation.

Erreur — simulation dangereuse — Erreur.

Erreur — Erreur…

Le physicien bondit de son siège, furieux.

« Fais chier, cette saleté de machine refuse d’avaler ma planification.

— Ce parcours est si périlleux que ça ? demanda Gregor, je comprends que l’ordi ne puisse contrevenir aux lois robotiques, mais là je ne saisis pas ce qu’il s’est passé.

— L’augmentation de vitesse, la législation impose une limite de delta-V à 10 000 m/s. Là, on triple quasiment cette valeur sur une petite distance. Pour l’ordinateur, cela signifie qu’on se transforme en bolide inarrêtable et impossible. Par conséquent, il bloque sur ce qu’il ne pige pas.

— Il s’imagine sans doute que cela tuera tous les humains à bord, je ne sais pas combien d’accélération de pesanteur G ça fait, mais ça pourrait nous être préjudiciable. »

— Peut-être 8 à 50 G pendant deux semaines.

En entendant cela, le robot serviteur en veille dans sa niche, eu un spasme de frayeur numérique.

« Nous devons trouver rapidement un autre moyen, les protocoles de sécu sont trop élevés et le vol de gradient est très mal connu, dit Vinzent en tapant son poing sur le bureau.

— Tous les appareils sont bridés pareil ? demanda Gregor.

— Malheureusement, même le Majordome refusera. Je me demande si Rouruan peut contourner les règles lui.

Le botaniste croisa les mains contre son menton et arqua ses sourcils dans une ardente réflexion.

— Je pense que nous pourrions lui commander un calculateur plus primitif, mais nous devrons faire le plus gros du travail nous-même, ajouta Vinzent, à moins de ne pas exploiter de machines du tout.

— Eureka ! cria Gregor, c’est ça, pas de machine, utilisons le Cephaler de ma serre, il devrait accepter de jeter un œil aux calculs.

— Mais vous avez raison, c’est une très bonne idée !

— Je sais que c’est contre-conventionnel, mais aucun agent de régularité ne viendra faire un contrôle ici, ironisa Gregor.

— Écoutez mon vieux, je veux bien mettre nos vies entre ses mains, de toute façon nous étions prêts aux risques, prenez ceci et lisez-le-lui, dit Vinzent en tendant les fioles contenant les copies ADN des calculs de trajectoires.

Gregor s’apprêtait à partir quand le docteur le stoppa net :

— attendez, emportez cela également, lui dit-il en tendant une liasse de feuillets imprimés, comme je l’ai déclaré, je suis vielle école et le format papier reste une habitude, je me disais que vous pourriez vous aussi apprécier sa simplicité.

— Merci, professeur, je ferais ce qu’il faut et je reviendrais avec les résultats, s’écria Gregor, fiers de lui. »

Le vieux physicien le regarda sortir de la coursive et disparaitre derrière la fermeture auto de la porte. Il n’avait aucune idée des conséquences de cette décision, mais cela ne pouvait pas être pire. Le poulpe devait d’ailleurs s’ennuyer à faire les mêmes taches inlassablement, cela lui changerait d’air, il savait que c’était un artiste talentueux, car c’était justement l’art céphaloïde produit par ses tentacules agiles qui avaient séduit Vinzent lorsqu’il avait accompli son choix dans la ménagerie d’ordinateur vivant de la corporation internationale Z-Neuratech. Sa créativité pourrait bien les sauver maintenant.

Il éteignit l’ordi quantique et se dirigea lui aussi vers la sortie, le capitaine lui avait intimé de le retrouver dans le local de surveillance une fois son travail achevé — ou plutôt délégué — pour discuter du protocole médical à suivre, destinée à démasquer le potentiel intrus.

Le local de vidéosurveillance était un endroit sombre, éclairé par des holo-écrans en quadrillage, montrant différents pans du vaisseau. Sur l’un, l’on pouvait observer Lindia transporter des caisses, sur un autre, Rouruan tapait sur un clavier numérique, entouré de robots de formes diverses, sur un autre encore, Dionae tripotait avec un tournevis le boitier électrique du poste de pilotage, ainsi que la serre et son cephaler trônant seul dans son silo d’eau au milieu des rangées de plantes de variétés naturelles comme artificielles ; et divers autres écrans dépeignaient des pièces et des couloirs vides, un écran en bas à droite était hors services, de toute manière, il y avait des angles morts hors d’atteinte des caméras.

Il y a toujours des angles morts.

Heureusement que K-haya est là pour surveiller chaque pièce et couloir, ces écrans ne servent qu’aux humains, pour se rassurer d’avoir encore un contrôle sur les choses.

Devant ce panorama se vautrait le capitaine dans un siège en cuir synthétique massif, l’air maussade. Il avait passé les trois dernières heures à compulser les dossiers personnels de l’équipage dont une partie des fiches, de papier standard — peu commun à l’ère des documents génétiques, conservés en tant que tel uniquement dans l’intérêt de la tradition administrative — gisaient en désordre au sol.

Sur celle qu’il tenait entre ses mains, l’on pouvait lire le parcours professionnel de chacun des membres d’équipages, agrémentés de photos de profil et détaillés dans les plus insignifiants faits.

« Encore un feuillet captivant, même si c’est assez sommaire. Certaines choses commencent à prendre un nouveau sens, mais je ne crois pas qu’il n’y ait le moindre élément probant. Il m’en reste tellement à lire que j’en mal aux mirettes, peut être que je ne devrais compulser que les plus utiles, pensa Seram. »

La porte s’ouvrit sur Vinzent, un grand sourire aux lèvres, coupant ainsi court à ses divagations.

« C’est fait Seram, nous sommes presque sauvés ! Les calculs sont dans la boite, reste à en définir les limites.

Je quittais mes papiers pour poser des yeux fatigués sur lui.

— De quoi ?

— Le nouvel itinéraire, le futur plan de vol. Gregor est parti avec nos notes pour les faire lire au Cephaler.

— Ah oui, pardonne-moi, je suis… à vrai dire confus avec tous ces dossiers, il y a en plus dedans qu’il n’y a de place dans ma cervelle.

Puis piqué au vif.

— Attends, qu’as-tu dit ?

— Les extrapolations de notre simulation contiennent des risques pour la vie humaine, trop délicate pour une IA.

— Pas compris un traitre mot, me contentais-je de jurer.

— Les machines ne veulent pas de notre programme de vol, du coup Gregor va le faire gober au calamar en espérant qu’il dise oui.

— Voilà qui est mieux, tu as trouvé une solution de rechange. Bravo.

— C’est son idée, annonça Vinzent en pointant du doigt l’écran vidéo de la serre où le botaniste s’affairait déjà.

— C’est bien, mais en ce qui me concerne il y a plus important : as-tu le temps de donner ton avis sur ça, lançais-je, en désignant le fatras de dossiers.

— Et la visite médicale ?

— On verra après, j’ai besoin d’avancer sur la psychologie de nos camarades.

— Bon, bon, pourquoi pas. Que veux-tu ?

— Je ne recherche pas spécialement à connaitre tous leurs petits secrets, les détails sont inutiles pour l’instant et j’en ai déjà bien assez comme ça dans la tête. Ce que je souhaite c’est un aperçu du fonctionnement de leurs caboches.

— Je vois, pour combattre ton ennemie, pense comme lui.

— Hé, c’est ma maxime ça.

— Je sais, je ne faisais que penser comme toi.

Léger silence. Les deux hommes pouffèrent à l’unisson de cette plaisanterie.

Je ne lui laissai pas le temps d’en placer une et sortis subitement de ma poche un petit fragment de circuit neutronique cassé sur sa frange supérieure.

« J’ai trouvé ceci dans la crypte, tout ce qu’il reste d’une carte mémoire. Dissimulé derrière le caisson de Gregor…

— Attends, attends, ça doit venir d’un module de survie ça ! s’exclama le vieux physicien.

— Exacte, pourtant tous les modules ont déjà une carte, cependant, l’une d’entre elles manque à la liste de la réserve de maintenance. Ce qui veut dire que quelqu’un a détruit la sienne et l’a remplacée.

— Hum, voilà pourquoi on n’a rien trouvé de suspect dans les fichiers de sauvegarde. On ne peut rien en faire et j’imagine que ce morceau était là pour brouiller les pistes.

— Forcément, il a été placé à un endroit précis pour faire accuser le vieil archiviste.

— Alors, retrouvons l’autre moitié !

— Non, ce serait une perte de temps, elle peut avoir été mise n’importe tout. En fait, je voulais te montrer ça uniquement pour que tu saches comment l’ennemie a effacé ses traces. Oublie ce machin, ce n’est là que pour nous retarder, c’est évident, énonçais-je en haussant les épaules, mais j’ajoutais quand même : toutefois, c’est un indice potentiellement utile sur la méthodologie employée par notre scélérat. En revanche, je ne suis pas encore certain de la synthèse à donner à tout ça, pas tant que je me serais fait une idée claire de l’équipage.

— Au moins, on sait que cette personne à un accès en la réserve, c’est bon signe.

— Oui et surtout qu’il savait quoi chercher et où, la réserve est vaste. L’objet du crime importe peu, ce qui compte c’est que seuls ceux qui en font la demande au majordome peuvent y entrer sous réserve d’avoir une pièce à changer. Mais comme tu t’en doutes, l’accréditation en question a disparu avec le reste quand les données ont été détruites.

— Si seulement j’avais choisi autre chose qu’un système de ticket numérique, on aurait eu une piste. Au départ, je pensais que ce ne serait utile qu’aux individus dont le métier le nécessitait. Je voulais éviter qu’un malin ne se serve, tout ça m’a couté beaucoup.

— Ne te blâme pas, tu ne pouvais pas prévoir ce qu’il allait se passer. Au moins, on sait déjà que l’on a essayé de faire de Rouruan le coupable, on trouvera une autre piste, j’en suis sûr, je m’interrompis, car ma question suivante était épineuse,… il y a une chose que je ne comprends toujours pas.

— Quoi donc ? Vinzent semblait stressé dans sa manière de poser cette interrogation.

Je levais les yeux au plafond comme pour m’assurer que K-haya écoutait, mais évidemment elle le faisait et bien sûr elle pouvait répondre depuis que je lui avais rendu sa voix.

— Comment se fait-il que K-haya n’ait rien pu faire contre notre intrus ?

— Tu ne lui as pas demandé ? questionna Vinzent.

— Ho si, mais elle répète qu’elle n’a aucun souvenir de l’événement et pourtant, elle aurait pu l’arrêter avant de se faire effacer la mémoire. Il n’y a rien qu’on puisse faire pour découvrir ce qu’il s’est réellement passé, rien, pouf disparu ! disais-je en joignant mes mains et les écartant, paumes ouvertes. »

Parce qu’on la nommait, K-haya appuya l’affirmation du capitaine par une démonstration silencieuse sur un écran sur le mur opposé de la pièce, listant les emplacements d’enregistrements disponibles depuis le départ. Vierges avant leurs réveils. Le Majordome apporta alors des compléments d’information oraux pour étayer son argumentaire, quand Vinzent se redressa d’un bond.

« Moi je sais, la coupa fièrement Vinzent.

— Ha, tiens donc…

— Cela me turlupinait et vois-tu, je crois avoir trouvé un début d’explication en reconsultant les seuils de paramètres de sécurité à K-haya. Et ça m’est venu d’un coup, il y a une différence fondamentale entre les intelligences artificielles et nous autres.

Il se tut, comme en attendant mon attention.

— Vas-y, je t’écoute Vinzent, accouche.

— Les organiques et les mécaniques n’ont pas les mêmes circuits si tu veux, déjà les IA sont limitées de par leurs constructions, tout est prévu en amont, si bien que les dérivations inattendues n’excèdent pas un certain cadre, en contrepartie leurs modules d’apprentissage s’améliorent plus vite et les amène à concevoir des résonnements qui nous sont abscons, quand bien même parviennent-elles aux mêmes conclusions que nous, voir à expliquer des choses que nous ne pouvons appréhender tels que le fonctionnement de l’univers. Alors que les organiques, eux, ont un potentiel illimité, nous évoluons depuis beaucoup plus longtemps que les machines. Cela nous donne un sérieux avantage, celui de nous adapter et de développer des capacités très spécialisées, cependant notre potentiel doit mettre des milliers, voire plus, d’années pour fructifier, raison pour laquelle la génétique nous est indispensable pour rester dans la course. Heureusement, nous sommes aidés : être deux locataires dans une même tête à des bienfaits, nos symbiotes se chargent de la plupart des tâches inconscientes en plus de nous rendre sensibles.

— Des capacités comme quoi, la religion ? Parce que ça, c’est assez spécial et dénué de tout intérêt…

— Non, non, enfin que… ça fait partie du processus oui, des mécanismes d’analyses étonnants en ressortent, mais je voulais parler d’autres choses. La vraie différence est en termes de réflexion, les organiques ont tendance à penser en termes de Raison et les artificiels par Logique.

— Je commence à saisir, m’acclamais-je, il s’agit de formuler une notion aberrante et la faire fonctionner comme un système monétaire, chose qu’une IA peine à interpréter. Tandis que la compréhension de la physique est simple comme de l’eau de roche pour elles.

— C’est ça, un fossé nous sépare et il est neurologique. Pour le coup, je soupçonne que la ruse est l’outil du crime qui nous a mis en défaut. Pourquoi les armées spatiales ne laissent jamais une IA totalement contrôler leurs vaisseaux ?

— La stratégie est leur talon d’Achille, elles ne peuvent apprendre que les méthodes déjà connues. Impossible de créer une ruse de toute pièce pour elles.

— Pile-poil, dit-il en claquant des doigts, il leur est difficile de constater la nature maligne d’un comportement humain s’il n’est pas déjà documenté, c’est là que se trouve notre réponse, je pense.

— Ouais bah, tu vois, moi qui ai le nez dedans, je n’y ai même pas songé. Alors notre Majordome aurait laissé faire le saboteur parce qu’elle ne comprenait pas ce qu’elle voyait ?

— Sans doute, à la différence près que Nous, nous sommes Réellement conscients, enfin au bon vouloir de nos locataires, insista Vinzent.

— … Alors que pour les Mécaniques ce n’est qu’un simulacre bien imité, je jetais un nouvel œil aux caméras, c’est pour ça que Gregor tape la discute avec le Calamar ?

Vinzent leva les yeux vers l’écran en question, où le botaniste immobile et de trois quarts tenait une tablette lumineuse aux couleurs changeantes, dans le même temps, le Cephaler gigotait ses tentacules dans un ballet de teintes vives, sa pigmentation se modifiant à une vitesse donnant le sentiment d’assister à une conversion.

— Oui, on peut dire cela. Les IA sont bonnes pour les calculs poussés, mais sont à cheval avec la prise de risque. Hors Lui, il aime les choses comme ça, répondit Vinzent en fixant l’image de la serre. »

« À même de concevoir la ruse, je méditais sur le problème quand une litanie du code spatial héritée du lointain passé me revint en tête :

+ L’espace mué par les courants solaires est un composé de forces. Un vaisseau est un composé de machines. Les forces sont des machines infinies, les machines sont des forces limitées. C’est entre ces deux éléments, l’un évolutif, l’autre intelligent, que s’engage ce combat qu’on appelle la navigation spatiale. +

La chose est aussi valable pour les formes d’intelligence à bord de cette galère, l’intelligence du vaisseau est mue par ses machines, nous autrement dit. Il devait y avoir impérativement un équilibre entre les vivants et les artificiels, si l’on devait adapter la litanie, cela donnerait ceci :

+ L’organique est un composé de raison. L’artificiel est un composé de logique. La raison est une machine infinie, la logique est une force limitée. C’est entre ces deux éléments, l’un adaptatif, l’autre mesuré, que s’engage cette dualité qu’on appelle Intelligence collective. +

L’équilibre du vaisseau reposait sur la coopération des entités à bord, peut être que si l’intrus ne cherchait pas la confrontation directe, tentait-il plus plutôt d’installer la sédition ?

Dans ce cas, ce intrus avait tout intérêt à isoler les individus selon leurs idéologies, mais pour l’heure personne à bord ne sait ce qu’il se passe réellement, on n’avait pas dit un mot sur la nature exacte de l’incident.

Il faut attendre que la sédition et la paranoïa s’installe pour se mettre en chasse, il sera bien obligé de monter quelqu’un contre le reste du groupe. Et à ce moment-là, je le cueillerais…

Je reportais mon attention sur Vinzent qui retournait la puce dans tous les sens. Je reconsidérais ma propre litanie et pensa alors qu’elle ressemblait fort à une thèse de sociologie réputée.

« Alors maintenant que tu as vu cette bricole, que peux-tu me dire sur le profil psychologique de chacun d’eux… selon la théorie de Ngwaren ?

Vinzent me dévisagea avec une mine tordue, tentant de se rappeler de tout ce qui l’avait marqué sur les candidats lors des tests en isolement sur terre puis fit une grimace en entendant le nom.

— Ngwaren, cette hypothèse de comptoir qui prétend décrire les comportements selon leur affinité à la logique et la raison, comme s’il n’y avait que ça ?

— Celle-là même. Je pense qu’elle colle parfaitement à notre problème, répondis-je.

— Mouais, pas convaincu. Tu me demandes de dégrossir un portrait limité de nos compagnons. Je te parlais des différences entre Orgas et Méchas d’un point de vue global, pas pour dépeindre des individus, c’est idiot.

— Totalement. Mais j’ai la certitude d’avoir mis le doigt sur quelque chose alors fait au plus simple, ai confiance en moi.

— Eh bien, j’estime que Gregor à une forte raison et une logique assez faible, Dionae privilégie aussi la raison, mais avec un minimum de logique par intérêt pour son travail, Lindia a le caractère de quelqu’un de raisonnable… uniquement par intérêt… mais très logique la majorité du temps quant à Rouruan il serait du genre… Logique tout court. Cela répond-t-il à ta question ou veux-tu le portrait du poulpe également ? Dis Vinzent, légèrement contrit. »

Pour ce qui est de toi le vieux, je te considère comme équilibré dans ces deux aspects et moi je crois pouvoir dire que j’ai rejeté depuis longtemps la logique…

« Cela m’ira, le remerciais-je en griffonnant sur un tube d’infoADN, je doute qu’il puisse nous causer des ennuis sous cloche et ne parlons même pas de K-haya. Enfin je crois qu’on puisse penser qu’ils soient respectivement ultra raisonnable et ultra logique.

— Fondamentalement opposés carrément. J’ai l’impression qu’on tourne en boucle, on en est au même point que tout à l’heure.

— Et assez peu dangereux, disais-je en l’ignorant, dans la mesure où ils sont une partie essentielle du vaisseau lui-même. Ou alors nous naviguons dans un tombeau géant doué de conscience et bien décidé à tous nous tuer et nous sommes déjà foutues.

— Je n’espère vraiment pas, rigola Vinzent, parce que ça ferait de moi à la fois le marbrier et le fossoyeur. Mais du coup, à quoi ça va servir tout ça ?

— Tu le verras en temps voulu. Je soupçonne que le mode opératoire du saboteur est directement lié au sa stratégie de pensée ou quelque chose comme ça. L’arnaque de la puce a été utilisée par quelqu’un de raisonnable. Aucun doute là-dessus.

— C’est tout ce que tu avais à me demander ?

— Oui, tu peux prendre congé, je te laisse organiser l’infirmerie. »

Vinzent quitta la salle de surveillance et emprunta le couloir menant à la première section du vaisseau et au tore.

Une fois seul, Seram reporta son attention sur les écrans vidéo quand soudain, sur celle montrant la serre, il aperçut le botaniste pris à parti par l’archiviste, les deux font de grands gestes brusques dans l’air, Gregor a les traits tordus par la contrariété et Rouruan semble éructer, tout ça devant l’impassible Cephaler maintenant blafard qui suivait les deux hommes du regard.

Seram alluma le haut-parleur de la salle en question…

« … que c’est intolérable ! comment osez mettre en doute mon travail ?

— Allez-vous remettre vos vies entre les mains de cette créature ? Un organique ne peut…

— Silence ! combien de fois dois-je le dire ? Ni vos machines ni… ni le majordome n’acceptera de travailler là-dessus, c’est notre seule solution !

— Vous n’avez plus tous vos moyens, votre rythme cardiaque grimpe dangereusement, vous devez vous calmer et reconsidérer la situation.

— Reconsidérez la vôtre d’abord, vous n’êtes pas sensé vous impliquer je croyais ?

— Pour le bien de l’ensemble, je ne peux vous laisser faire ça.

— Allez au diab… ».

… Et le coupa presque aussitôt.

Je ne comprenais pas exactement ce que je venais d’entendre. Depuis quand l’archiviste — n’était-il pas dans le Fabricatorium quelques instants plus tôt ? — avait décidé de mettre son grain de sel pour avorter le projet de Gregor ? Sans réfléchir davantage, je m’élançai vers la porte avec la ferme intention d’intervenir dans la crise.

Dans l’intervalle où Seram quitta les écrans des yeux, un événement capital se produisit, du genre qu’il attendait. Sur l’un de ces écrans, un individu commis un acte largement interprétable pour un humain comme du sabotage subtilement dissimulé au milieu d’un travail banal, mais pour une machine comme K-haya, cela ne ressemblait qu’à une simple tâche d’ouvrage et rien d’autre. Aussi concentra-t-elle son regard ailleurs.

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