1 - Deux êtres dans la nuit

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Bande-son :

https://www.youtube.com/watch?v=oN2Xs-MvxLw&feature=youtu.be

La nuit tombe sur les rues noires. Petit à petit, la métropole se tait.

C'est une ville sordide, vautrée dans ses propres miasmes, qui n'a jamais vu les étoiles ; mais lorsque le soleil se couche, elle revêt un corset de lumière qui sait presque la rendre belle. Ses myriades d'ampoules renaissent les unes après les autres, s'illuminent lentement. Elles tracent des veines éclatantes le long de son échine de buildings, suivent ses artères encombrées de véhicules, décortiquent ses banlieues puantes en vertèbres bien cloisonnées. Des kyrielles de drones vrombissent dans le ciel, butinent le béton comme des nuages d'insectes aux pupilles de verre.

Dans l'obscurité des ruelles, les gens rentrent chez eux ; les humains disparaissent, les machines prennent leur place. Lugubres et mangées de rouilles, ces infâmes bestioles se mettent doucement en branle. Il est l'heure de la servitude, comme chaque jour depuis si longtemps. Leurs faciès de métal penchés vers le sol, elles frôlent les murs dans les grincements de leurs roulettes. Elles sont muettes. Les machines ne parlent pas. Leurs verres rouges, tels des yeux sans âme, auscultent le goudron craquelé. Tout au long de la nuit, elles ramasseront des déchets.

Un homme, presque une ombre, se terre dans un recoin. Il se blottit dans les puanteurs des poubelles, se cache derrière leurs gueules métalliques et leur lourde bedaine, arrondie et gourmande, sans cesse alimentée par de nouvelles immondices. Les machines les gavent dans des gestes mécaniques. Elles ne voient jamais l'être silencieux qui se tapit derrière.

Pourtant, ses yeux sombres luisent dans la pénombre. Ils sont très brillants, trop sans doute, injectés de sang et de douleur ; toute la ville s'y reflète, y danse dans sa kyrielle de lumières, comme une coquette en robe de bal. C'est un homme crasseux. Il est putride, plein d'odeurs et de blessures cloquées ; sa large carcasse est lardée de souffrance, son crâne encombré de souvenirs. C'est un homme de l'ombre, qui s'est nourri d'elle si longtemps qu'elle est restée au fond de son cœur, incrustée dans ses poumons. Elle a fini par triompher de lui, l'a digéré tout entier. Des couteaux tintent encore à sa ceinture, vestiges d'un passé sanglant, chargé de gloire et de fierté ; mais leur fil est abimé, usé, et leur lame rayée par les chocs inutiles.

Les machines parties, il contracte ses muscles fatigués et se hisse sur ses pieds. Sa carrure musculeuse se déploie dans le silence. Son maintien est altier, presque militaire, investi d'un orgueil ancien qui a depuis longtemps déserté son esprit. Il glisse un bras dans la gueule béante d'une poubelle, fouille son estomac agité par les mouches. Un rai de lumière blanche dévoile un instant son visage. Toute la moitié en est brûlée, marquée par les sévices d'un fer chauffé au rouge. Il ne lui reste qu'un seul sourcil, mais celui-ci est si hautain que nul, hormis peut-être les rats qui partagent son antre, ne saurait soutenir son regard ni fixer cette laideur inscrite sur sa peau.

Il extirpe son butin de la poubelle. Ce n'est pas beau, ni même appétissant, mais les mouches ne s'y sont pas posées et c'est tout ce qui importe à cet instant. Les tripes grondantes de faim, l'homme s'apprête à y mordre lorsqu'un pas traînant résonne dans la rue.

Un couteau fuse de sa ceinture, brandi vers les ténèbres devant lui. Sa lame blanche lance des éclats aveuglants qui dansent sur la carlingue des poubelles.

Qui va là ?

Il ne parle pas. Il ne parle plus depuis des années. Parfois, un simulacre de voix se fait entendre dans ses souvenirs, mais elle ne sort jamais de sa bouche. Elle ne lui servirait à rien. Il est comme un animal, une bête obscure toujours affamée, qui n'œuvre qu'à sa survie.

Un être s'extirpe d'un porche, face à lui. Il est petit, bancal, et semble boiter bas.

Qui va là ? Répondez, ou le Ciel m'est témoin, je vous tue.

Mais la petite personne qui avance lentement vers lui n'est pas non plus dotée d'une voix. C'est un animal, une autre bête obscure. L'homme baisse son couteau. Hésitant. Il laisse l'étrange bestiole venir à lui.

Ce n'est pas un chien, ni un chat. Ses sabots fourchus tintent sur le goudron. Ses pattes sont graciles, mais meurtries de contusions. Son pelage est blanc, nacré, mais il est sali d'humeurs bilieuses et rasé à de nombreux endroits. Sa peau tendre et rosâtre, ainsi exposée, exhibe des contusions, des plaies refermées à coups d'agrafes métalliques, des trous d'aiguilles encore suintants. Des cicatrices courent le long de son ventre, plissant son épiderme dans des bourrelets rougis. Les mêmes que celles qui sinuent dans le dos de l'homme. Des blessures de guerre, mal cicatrisées. Il sait ce que ça fait.

Approche. Approche, petite.

L'encolure est gracieuse, la tête finement ciselée. Ce devait être une chèvre, autrefois, il y a bien longtemps. Une longue aiguille argentée, torsadée comme une corne de légende, s'élève du front. Les yeux sont grands et tristes, d'un doré incrusté d'éclats, et les naseaux doux donnent envie de les caresser.

Alors, lorsqu'elle est assez près pour lever le regard vers lui, il les caresse, doucement. Elle frémit de peur, mais ne bouge pas. Elle le regarde. Elle tremble sous sa main trop grande, qui pourrait lui broyer le chanfrein dans une poigne d'acier.

L'homme jette un regard derrière elle. Il sait ce qu'il y a là-bas, au fond de la ruelle. Les machines, chaque nuit, mettent toujours trop longtemps à nettoyer les abords de cet établissement. Elles y récupèrent des caissons scellés, qui sentent le fer et le sang.

L'animal prend confiance. Il ronronne sous les gestes hésitants du colosse ; il sent que celui-là est un frère d'armes, qu'il n'a rien à craindre. Sur sa croupe rasée, des mots ont été incrustés. Marqués au fer rouge dans des sillons de chair brûlée. C'est le nom de sa prison. Il est là, à la vue de tous ; il y a même une adresse, abrégée et concise, inscrite noir sur blanc sur la peau de cet être.

Des pas et des cris éclatent au fond de la rue ; dans un geste instinctif, l'homme referme les bras sur la bestiole et l'attire dans la pénombre, derrière les poubelles.

Ne t'inquiète pas. Ici, personne ne te verra.

Elle ne s'est pas débattue. Elle observe la rue, toujours dans ses bras. Sa peau est parcourue de frissons ; son échine se hérisse face aux humains vêtus de blanc qui, là-bas, la cherchent aux abords du laboratoire.

Ils ne nous trouveront pas. Les gens sont aveugles, comme les machines. Ils ne te ramèneront pas là-bas.

Elle tend l'oreille, comme pour mieux l'écouter penser ; l'homme remarque que celle-ci est percée. Il déchiffre l'étiquette, blanche et froide, qui y est accrochée.

Sujet 401 - Protocole 8

La créature lève ses grands yeux d'or vers lui.

Je sais. Je suis avec toi.

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