Chapitre 3 - Arrivée à Drakenvik

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Assise au pied du grand mât, Mathilde observait les va-et-viens des nordiques… du moins, de ceux qui pouvaient se déplacer, car la plupart étaient assis aux bancs de rameurs, à deux par rangée, ou ils s’épuisaient, sans doute inutilement car le vent les ménerait de toute façon à destination.

Il faut croire qu’ils étaient pressés…

De temps en temps, Mathilde se redressait et fixait l’horizon, dans la direction de la Bretagne, avec l’espoir d’apercevoir une galère bretonne prête à les délivrer. Mais aucun secours ne vint. Pire encore, de nouveaux navires-dragons firent leur apparition, et ils échangèrent des signes amicaux.

Les hommes qui avaient attaqué le couvent et leurs prisonnières étaient repartis sur trois navires-dragons. Une bonne douzaine d’autres navires venaient de les rejoindre… Mathilde compta sur ses doigts le nombre de navires et essaya de calculer le nombre d’hommes que cela pouvait représenter… dix rames de chaque côté de chaque navire et deux hommes par rame, plus une dizaine d’hommes qui ne ramaient pas… trois navires plus une bonne douzaine, ça devaif faire… beaucoup… beaucoup trop.

— Qu’est ce que tu fais là ? Tu devrais rester dans la tente, avec les autres !

Thornald, évidemment. Il faisait partie de ceux qui ne ramaient pas.

— Il y en a au moins mille… peut-être même plus ! affirma Mathilde.

— mille quoi ?

— mille guerriers, repondit Mathilde. Avec tous vos navires, vous êtes au moins mille.

— Si tu es capable de compter tous nos guerriers, rien qu’en t’asseyant au pied du mât et en regardant le paysage, tu ferais carrière comme viking. Mais pour le moment, il vaut mieux que tu retournes dans la tente avant qu’Arnjolf ne te tire par les cheveux et ne t’entraîne dans un coin sombre… et puis, on va retirer le carreau de la jambe du Jarl, ça sera pas beau à voir.

— J’aime pas la tente ! Ça sent mauvais… et puis, il n’y a pas de coin sombre, sauf dans la tente.

— Comme tu voudras. Mais si tu vomis, tu nettoies !

Ensuite, il se dirigea vers Hjarulf en compagnie d’une guerrière aux cheveux noirs (« celle là doit être Audrun, la guérisseuse » pensa Mathilde) et d’un impressionnant guerrier en armure de cuir (« et celui là, Brynjolf le Berzerker »). Ils firent boire au Jarl une impressionnante quantité d’une abominable bière sucrée et ensuite, pendant que Brynjolf maintenait immobile le torse du blessé et que Thornald tenait fermement sa cheville, Audrun se mit à inciser la jambe avec des outils tranchants.

Le spectacle était à la fois horrible et fascinant… Au début, le jarl riait en jurant que ça ne lui faisait rien du tout. Ensuite, Audrun entreprit de dégager le carreau d’arbalète. Hjarulf se mit brusquement à hurler et à se débattre. Thornald dut peser de tous son poids sur la cheville pour l’empêcher de bouger, Brynjolf malgré sa robustesse avait beaucoup de mal à le tenir immobile, mais Audrun connaissait son affaire. Le carreau fut rapidement retiré.

Une écœurante odeur : mélange de bière, de sang et de pisse envahit les narines de Mathilde. Prise d’un doute, elle vérifia l’état de ses jambes… mais non, le Jarl Hjarulf, maître incontesté des mille guerriers de Drakenvik avait bel et bien vidé sa vessie sur le pont de son navire, en présence de trois de ses plus fidèles lieutenant.

Thornald hocha la tête de satisfaction.

— C’est terminé, Jarl Hjarulf ! Regarde, celle-là ne te fera plus souffrir et demain, tu pourras danser comme un écureuil… mais en attendant : pas question de bouger, hein ?

Bouger… c’est la dernière chose que Hjarulf pouvait envisager. Il serait resté allongé dans sa mare de sang si Brynjolf ne l’avait pas transporté sur une couverture.

C’est alors que Thornald se rendit compte que Mathilde était toujours là.

— Tu n’as pas vomi, constata-t-il. C’est bien !

— Ça veut dire quoi « Nidhog » ? demanda Mathilde. Votre chef a prononcé ce mot trois fois… et vous aussi, pendant qu’il se bougeait dans tous les sens…

— Ha oui ! Il se démenaît comme Thor dans les anneaux de Nidhog… Thor est un de nos dieux, le dieu de la foudre, et Nidhog est un serpent maléfique.

— C’est idiot, répliqua Mathilde. Un serpent ne peut pas se mesurer à un dieu, et encore moins l’attraper.

— Nidhog aussi est un dieu, précisa Thornald. Un dieu serpent… il est tellement grand qu’il enserre la totalité du monde à partir de l’équateur. Tu sais qu’il fait froid sur l’équateur ?

— Oui, les prêtres nous en parlent parfois. Ils disent qu’il fait froid dans le sud parce qu’il y a le pôle et qu’il fait froid dans le nord parce qu’il y a l’équateur… mais ils n’ont jamais parlé de Nidhog, ni de serpent…

— Alors je vais t’expliquer, reprit Thornald. Au sud, il fait très froid parce qu’il y a le pôle sud…

— Ça, je le savais déjà !

— Bon, au plus tu t’éloignes du pôle sud, au moins il fait froid, au plus tu vas dans le nord, au plus il fait chaud, jusque là tu comprends ?

— Oui, mais au nord…

Thornald lui fit signe de se taire.

— Donc logiquement, il devrait faire de plus en plus chaud jusqu’à l’équateur, et de fait c’est ce qui se passe, sauf qu’à un certain moment, il se remet à faire froid, mais vraiment très froid… et ça arrive brusquement… il y a des régions du Kytar ou tu peux voir des palmiers d’un côté d’une falaise et la mer gelée de l’autre côté. Les érudits bretons n’y comprennent rien, parce qu’ils jurent que « scientifiquement » – c’est le mot qu’ils utilisent –, l’équateur devrait être encore plus chaud. Et bien nous, même si on n’est pas des érudits, on a l’explication : c’est à cause de Nidhog.

— Et de l’autre côté de l’équateur ? Je veux dire, des anneaux de Nidhog… qu’est ce qu’il y a ? Encore des terres ou il fait de moins en moins chaud, jusqu’à ce qu’on arrive à une sorte de pôle nord ?

— Et bien dis donc, fit Thornald en riant, tu as une petite tête, mais il s’y passe pas mal de choses… personne ne sait ce qu’il y a de l’autre côté, personne n’a traversé les anneaux de Nidhog, sauf peut-être Thor, en se taillant un passage à coups de marteau.

— « tailler un passage avec un marteau » répéta Mathilde. Il ferait mieux d’utiliser une hache… je crois que je vais retourner dans la tente, l’odeur du sang est finalement pire que l’odeur de renfermé.

Deux marins de corvée nettoyaient à grande eau les lieux de l’opération, les planches, beige clair à l’origine, avaient pris une coloration brune que Thornald contemplait en essayant d’imaginer Thor en train de creuser un passage dans le corps du grand serpent…

« se tailler un passage avec un hache, se dit-il… Thor avec une hache… je ne sais pas si cette gamine est une sacré futée ou une idiote complète, mais elle n’est pas ordinaire. »

* * *

Drakenvik

A une certaine époque, c’était un simple village de pêcheurs, qui servait également d’entrepôt à une riche compagnie marchande. Ce village n’avait même pas de nom… mais un jour, les hommes du nord arrivèrent, chassèrent les marchands et prirent leur place, ajoutant un peu de piraterie à leurs activités commerciales. Le lieu prit tout naturellement le nom de leurs vaisseaux-dragons, et d’autres hommes du nord s’installèrent, pour le commerce, le pillage ou la guerre.

À l’arrivé de la flottille du Jarl et de ses otages, le port était noir de monde. Il fallut faire descendre les « trustmen » pour ouvrir un passage et permettre aux guerriers de conduire les sœurs jusqu’à la maison du Jarl ou elles seraient à l’abri, en attendant leur libération… si libération il devait y avoir.

Mais les invitées involontaires remarquèrent rapidement quelque chose d’anormal : bien qu’une foule nombreuse les accueille, il n’y avait pas de cris, pas d’acclamations, pas d’effusions de joie… les hommes, car la majorité des spectateurs étaient des hommes adultes, les regardaient défiler d’un air sombre. Nombre d’entre eux étaient armés et une certaine nervosité régnait parmi les guerriers de Hjarulf.

— Mes petites sœurs, on vous conduit à l’abri, grogna Thornald avec une visible inquietude. Mais vous n’y êtes pas encore, et je vous conseille de vous faire toute petites sur le trajet.

Il ajouta en nordique :

— Brynjolf ! porte la petite, si on la perd dans cette foule, on risque de la retrouver en plusieurs morceaux.

Le dénommé Brynjolf souleva Mathilde d’un seul bras et la posa sur son épaule. De l’autre bras, il brandissait son bouclier, comme s’il voulait maintenir son visage à l’ombre.

Mathilde ne pouvait pas voir la foule qui les suivait du regard, mais elle entendait des grondements qui ne lui disaient rien de bon.

Galdlyn marchait juste derrière elle en lui adressant un sourire carnassier. La petite aurait voulu lui tirer la langue, mais elle avait trop peur des conséquences pour prendre ce risque.

Comme elle s’accrochait au cou du berzerker, ce dernier lui murmura quelques mots qu’elle ne comprit pas, mais d’une voix trop douce pour un guerrier aussi fort.

— Il dit que tu n’as rien à craindre, traduisit Galdlyn, que tu seras bientôt à l’abri et que tu pourras te reposer.

— J’avais compris, mentit Mathilde. Mais qu’est ce que je devrais craindre ?

— Ces hommes viennent directement du Norland. Ils n’aiment pas les bretons et ils ont de très bonnes raisons pour ça… Si Thornald et ses hommes n’étaient pas sur leur chemin, ils vous feraient certainement des choses très déplaisantes.

— Et Jarjaruf, il ne dit rien.

— Jarjaruf ? Tu veux dire : le Jarl ? Oh non… il n’est pas en état de commander, le pauvre…

Le bras appuyé sur l’épaule de Knutt, Hjarulf peinait à suivre le rythme. De temps à autre, il ralentissait pour prononcer quelques mots d’apaisement en étendant les bras. Mais ses efforts semblaient dérisoires face à cette marée de haine contenue qui pouvait exploser d’un moment à l’autre.

— Et bien moi, protesta Adelaïde, je ne vois pas pourquoi je devrais me faire toute petite devant ces individus !

— Je vous ai dit de vous taire et d’avancer, vous êtes en danger.

— Naturellement, je suis en danger, hurla Adelaïde. Je suis en danger depuis la minute précise ou vous avez mis votre nez de barbare dans notre couvent. Mais ne me traîtez pas comme votre jouet ! Je suis Adelaïde de Galmor, corégente du duché et descendante en ligne directe de Perceval le Gallois. Et je ne vais pas me coucher parce que vous avez peur d’un ramassis de gueux, puants et grossiers !

Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage, un projectile gluant s’abattit sur son visage.

— Qu’est-ce que… cette chose ? Gémit-elle.

— BOUCLIERS ! ordonna Thornald en langage nordique.

Puis il reprit en breton :

— C’est de la bouse de vache, madame… et à l’odeur, je pense qu’elle est encore chaude ! Restez derrière-moi, vous avez eu de la chance de ne pas recevoir une pierre.

Autour des guerriers, la foule se pressait maintenant de plus en plus agressive. D’autres projectiles volèrent : œufs et fruits pourris, quelques pierres et morceaux de bois pleuvaient indistinctement sur les otages et leurs gardiens. Ces derniers repoussèrent les assaillants à coups de boucliers.

Une femme tenta d’arracher Mathilde des mains de Brynjolf en lui saisissant la jambe. Ce geste rendit le barbare fou de rage. Il assoma l’agresseuse d’un coup de poing, déposa la petite et sortit son épée en poussant un cri de guerre. Audrun brandit une baguette et des éclairs menaçants s’interposèrent entre elle et la foule, tandis qu’un guerrier nommé « Hrafn » protégeait ses arrières.

De son côté, Arnjolf, le redoutable second de Thornald, s’était avancé vers la foule en faisant tournoyer son épée au dessus de sa tête.

Si la situation ne se calmait pas rapidement, il y aurait bientôt des morts.

— On avance plus vite ! cria Thornald, faites courir les bonne sœurs et bottez les fesses des traînardes, on sera à l’abri au Grand Hall !

Alors que la troupe avançait maintenant à grandes enjambées, à défaut de pouvoir courir, un adolescent d’une quinzaine d’année, armé d’un poignard, se rua vers Adelaïde et bravant même pour cela les éclairs d’Audrun. Mais juste avant qu’il n’atteigne son objectif, Thornald lui administra un violent coup de bouclier au visage. Le gamin s’écroula, le visage en sang.

— On se dépêche ! reprit Thornald. Et toi aussi, Arnjolf, je ne veux pas de cadavres.

Par chance, les guerriers de Hjarulf qui ne faisaient pas partie de l’expédition arrivèrent en renfort et les otages furent conduite au Grand Hall de Hjarulf, une impressionnante bâtisse qui pouvait accueillir plusieurs centaines de guerriers.

Les hommes de Hjarulf assureraient leur protection pour la nuit, ceux des autres capitaines regagnaient leurs demeures ou leurs halls respectifs.

Mathilde regarda partir Thornald et ses guerriers avec une certaine appréhension… aucun des hommes de Hjarulf ne parlait breton ou ne se souciait de leur bien être.

Une soupe tiède et du pain noir fut servie aux plus nobles dames de Bretagne du nord, et un baquet d’eau froide fut proposé à Adelaïde pour nettoyer son visage.

C’est ainsi que se termina la première journée de Mathilde à Drakenvik.

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