4. Burrito Chica

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Cinq mois après mon service militaire, ma planche antigravité sillonnait les ruelles étouffées par les trop hauts buildings de Luxembourg. La capitale de l’Europe s’étendait sur cinq cent kilomètres d’envergure et ses plus hauts buildings grimpaient jusqu’à mille mètres d’altitude, masquant le soleil aux bas quartiers. Les néons colorés, les vitrines attirantes et les publicités animées berçaient notre vie dans la pénombre. En cas de déprime, on trouvait refuge dans des squares sous lampadaires à UV. Le reflet de mes jambes nues jouait au caméléon sur les vitrines. Je ne portais qu’une salopette-short rouge assez près du corps. Mes bras nus laissaient supposer que je ne portais rien dessous, dress code imposé par mon employeur. Mes cheveux blonds flottaient en étendard au-dessus sur mon sac-à-dos rouge brodé de grandes flammes jaunes. La visière de mon bandeau affichait la carte de navigation.

Mon trajet m’amena à une porte d’immeuble vitrée. J’y pénétrai sans descendre de la planche aéroglissante, puis me présentai devant l’interphone. Le visage de mon client apparût. Mes lèvres peintes en jaune articulèrent poliment et avec le sourire :

— Bonjour, c’est votre livraison.

— Soixante-seizième étage.

La porte se déverrouilla. Ma planche fila vers l’ascenseur. Je passai l’encadrement sans avoir à me baisser. La cage me souleva du sol en accélérant au fur et à mesure, puis ralentit à l’approche du soixante-seizième plancher. Elle s’ouvrit sur un large espace ouvert. Je me penchai légèrement en avant pour que la planche avançât au-dessus de la moquette du bureau, vers un homme qui me faisait signe depuis une salle de réunion vitrée. Je bifurquai dans leur direction. Une femme assise en tête de table lâcha d’un ton narquois :

— Tiens, ce n’est pas Miss Gros Nichon, aujourd’hui ? Ça va vous couper l’appétit, les mecs !

— Déposez ça sur la table, proposa l’homme qui m’avait fait signe. L’important, c’est ce qui va dans nos estomacs.

Je descendis de ma planche, sortis du sac les burritos emballés dans du papier.

— La claymore ?

— Moi, indiqua un homme.

— La massue ?

— Pour moi.

Je distribuai les paquets aux six hommes, puis posai les bouteilles de bière au milieu de la table.

— Il me reste un fleuret.

— Pour moi, indiqua la femme.

Je lui remis sa commande, puis ouvris la pochette avec le terminal plat d’encaissement. Le délai de livraison se figea. J’étais dans les temps. Le prix s’afficha et je tournai l’ardoise vers les clients. L’homme qui m’avait fait entrer présenta sa montre, provisionnée du montant, et le paiement s’effectua directement. Le temps que je montasse sur mon véhicule, il s’avança jusqu’à l’ascenseur pour me parler à l’abri des oreilles :

— Vous êtes encore plus mignonne que votre collègue.

— Merci.

Il désigna du menton mon bracelet.

— Il me reste de la monnaie.

— Vous êtes très gentil.

Je tournai discrètement les bagues de mon bracelet pour déverrouiller le porte-monnaie. Il passa sa montre et vida le contenu numérique. Je regardai la bague digitale qui affichait en caractères minuscules : 50 €.

— C’est trop généreux !

— Si vous ne dépensez pas tout, il vous en restera peut-être pour m’offrir un verre. Ce soir ou un autre.

— Pas ce soir, je dîne avec mon père.

— Peut-être un autre ?

Je n’osai pas dire non, mais mon air crispé le lui fit comprendre. Il s’éloigna sur un sourire. J’entrai dans l’ascenseur puis verrouillai mon bracelet afin d’éviter qu’on me volât dans la foule.

Le soir tomba vite. Luxembourg n’avait pas vraiment de creux en matière de fast-food. Il fallait admettre qu’il fît jour ou nuit, cela ne changeait que peu l’éclairage ici-bas. Au milieu de l’odeur d’huile et de piments, trois filles de l’équipe de nuit remplissaient leur sac des nouvelles commandes.

— Fin de journée, Clarine, me dit le taulier. Très bon rendement, tu peux revenir demain.

Il disait ça tous les soirs depuis cinq mois. Juste histoire de nous rappeler que nous travaillions à la journée. Pas difficile par les temps qui couraient de trouver une livreuse. Il suffisait juste qu’elle eût les cheveux longs pour entrer dans les critères marketing du commerçant. Il prit mon calepin digital, balaya les commandes, puis les posa sur le lecteur à induction. Le petit écran traduisit le nombre de commandes en monnaie. Soixante-sept euros, un record pour une journée de travail. Je présentai mon bras et il téléchargea mon solde dans le bracelet.

Je rejoignis l’arrière-boutique encombrée de cartons et de cagettes en aluminium. Au fond de la pièce, les six casiers étaient alignés. Nathalie, celle dont la poitrine déformait la salopette, se dévêtit. Comme moi, elle portait des protège-tétons adhésifs pour éviter les brûlures provoquées par notre uniforme. Mon bracelet déverrouilla le cadenas de mon armoire. Elle sourit :

— Toujours au bracelet ? Pas d’implant ?

J’ouvris ma porte de casier pour me faire un paravent, puis dis :

— Non. Je n’aime pas l’idée d’avoir de la technologie sous la peau. J’ai livré à des clients que tu as d’habitude. La tour Rembrant, étage 76.

— Veinarde ! Il double ma paie à chaque fois.

Je troquai la salopette-short pour un pantalon long cargo plus confortable, un t-shirt moulant noir et mon blouson anthracite. Je fis un chignon, puis utilisai mon démaquillant pour gommer le jaune affreux de mes lèvres.

Nathalie avait mis un legging et un top moulant qui laissait son nombril visible. Elle ne s’était ni démaquillée, ni coiffée. L’uniforme qu’on nous faisait porter correspondait tout à fait à sa personnalité. Lorsque nous sortîmes, l’écran publicitaire géant affichait une femme en uniforme blanc et noir de l’armée de terre, bien coiffée et fière. En arrière-plan, des paysages de différentes planètes défilaient, pour faire naître le goût du voyage et de l’exotisme. « Envie de changer de vie, de faire quelque chose pour votre galaxie, devenez pilote d’ESAO. » Depuis une semaine, tous les soirs cette affiche m’accrochait le regard, comme pour me faire regretter d’avoir hésité à m’y engager après mon service militaire. Je ne pouvais le reconnaître devant personne, mais je fantasmais toujours à l’idée d’être à l’intérieur d’une de ces machines.

Nathalie surprenant mon regard accroché à la publicité lâcha :

— La publicité bien mensongère !

— Pourquoi ?

— Si elle, elle était réellement pilote d’ESAO, elle n’afficherait pas cette jolie mine toute fraîche. Je te jure, ma belle-sœur était pilote, t’aurais vu la gueule de zombie. Ça les vide de l’intérieur, ces machines. Déjà, physiquement, ça les ruine, mais je ne te parle pas de leur vie sentimentale.

— Parce que ?

— Leurs maris, ils ne peuvent plus les contenter. Ces filles, elles ne savent plus jouir autrement qu’avec un ESAO.

— C’est triste, mentis-je pour aller dans son sens.

— Tu bois un verre ?

— Non, j’ai rendez-vous avec mon père. Il m’a invité dans un restaurant.

— OK. A demain, alors ?

— Ouais, à demain.

Nous nous fîmes la bise. À marcher le long de la rue, sans ma planche, j’eus la sensation d’être au ralenti. Il allait falloir que je m’en achetasse une. Au fil de mes pas, le sourire commercial de la soldate revenait dans ma mémoire. Je savais pourquoi je n’avais pas candidaté comme pilote d’ESAO. Pourtant, plus le temps passait, plus je me demandais si je n’étais pas faite pour ça. En tous cas, vendre des burritos, maquillée et en salopette-short, ça ne me faisait pas fantasmer.


Le temps de trouver le restaurant asiatique et j’arrivai pile à l’heure. Mon père n’était pas encore là. Je m’adossai au réverbère et sortis mon porte-carte. L’écran à l’intérieur se déplia. Aucun message de mon père.

— Clarine chérie !

Je repliai mon écran et le glissai dans ma poche. Mon père s’avança vers moi les bras ouverts. Comme à chaque permission, il avait arrêté de se raser la barbe. Je tenais de lui les yeux clairs et la tête blonde. Nous nous étreignîmes mutuellement, il huma mes cheveux puis, le sourire radieux, il me dit :

— Ça fait vraiment plaisir !

— Moi aussi, papa.

— Ça fait une éternité !

— Un an, cinq mois, onze jours.

— C’est ce que je disais. C’était juste avant que tu prennes ton service militaire. Viens, tu vas me raconter.

Tout en me tenant par l’épaule, il passa la porte du restaurant. L’odeur d’encens cherchant à couvrir le parfum poisson frit me saisit les narines. Nous nous installâmes, et une serveuse nous approcha avec un sourire artificiel.

— Bonjour Mademoiselle, Monsieur. Bienvenue au Douze Aigles. Voulez-vous un apéritif pour commencer ?

— Bien entendu ! s’exclama mon père. Une vodka-ananas.

— Un cocktail sans alcool.

La serveuse opina du menton et s’éloigna avant que mon père n’ait pu réagir. Il s’offusqua :

— Tu ne veux pas trinquer avec ton vieux père ?

— Si, mais pas besoin d’alcool. Ça ne sert à rien d’ajouter de la vodka dans un jus d’ananas.

— Si, ça désinhibe.

— Pourquoi tu veux que je me désinhibe ?

— Clarine, t’es comme ta mère. Si ça n’a aucune utilité, tu jettes.

— Arrête ! Maman ne t’a pas jeté parce que tu n’avais aucune utilité. Tu l’as trompée !

— Ma chérie, ta mère a mis au monde deux beaux enfants et ensuite le sexe n’a plus eu aucune utilité. Tu peux comprendre que ton père ait eu besoin de trouver quelqu’un d’autre pour diffuser tout son besoin d’affection. Tu veux un dessin ?

— Merci Papa, j’ai bientôt vingt ans. Je suis passée au-dessus de ça. C’est votre vie.

La serveuse revint avec les verres et mit fin à ce début d’embarras. La séparation de mes parents avait toujours été un sujet compliqué. Pourtant, avec le recul, je le voyais comme quelque chose d’inévitable. Ma mère était une femme cérébrale, froide, logique, qui mettait de côté ses états d’âme pour se consacrer à sa réussite, mais aussi à celle de ses enfants. Mon père était tout l’opposé, aventurier, impulsif, jamais dans la réflexion. Militaire de carrière, il mettait peu les pieds sur Terre et nos correspondances étant surveillées, nous n’avions jamais échangé que quelques mots. Dans la dernière, je lui annonçais simplement la fin de mon service militaire.

— Alors ? Tu as repris tes études ?

— Non. Je livre des burritos.

Il marqua un seconde d’hésitation avant de comprendre que j’étais sérieuse.

— Clarine ! Avec ton niveau scolaire ?

— Qu’est-ce que vous avez tous les deux avec mon niveau scolaire ? Ce n’est pas parce qu’on sait faire une division de tête qu’on doit travailler dans la finance.

Il s’adossa et hocha du menton.

— Clarine ? Tu sais combien il reste de gens capable de faire des divisions de tête sur cette planète ? Ou parler français ?

— Parler français, ça ne sert à rien.

— C’est ta mère qui parle à travers toi. Mais au moins, de m’avoir eu comme père, tu as ça en plus. Ce sont tes origines, tes racines. Et d’avoir développé cette gymnastique cérébrale, c’est peut-être ce qui fait que tu as toujours été brillante. C’est pour ça que vendre des burritos, ça me surprend.

Je soupirai, obligée de me justifier comme avec ma mère.

— Vendre des burritos, c’est concret. C’est un métier qui a du sens. Pas analyser à longueur de journées des données de sondes spatiales.

La serveuse nous interrompit :

— Avez-vous choisi ?

Nous plongeâmes notre nez sur la carte, puis choisîmes. Mon père secoua la tête :

— Vendeuse de burritos…

— C’est provisoire. Après le service militaire, je voulais chercher un métier dans l’armée, mais vu comment Maman a accueilli l’enrôlement de Marin, je n’ai pas eu le cœur de lui faire ça.

— J’ai eu des messages de ton frère. Il est heureux et il ne regrette pas son choix. T’aurais fait quel métier ?

— Je n’ai pas pris le temps d’y réfléchir, vu que je savais que, du moment qu’il y avait écrit militaire, elle le prendrait mal.

— C’est clair. Mais t’y penses encore ?

— Un peu. Et toi ? Tu as été dans des mondes sympas ?

— Pas vraiment…

Mon père adorait parler de lui, et j’avais toujours dévoré ses aventures de pilote de vaisseau. Il raconta les problèmes rencontrés par son navire lors d’un combat spatial et qu’il avait été affecté sur un autre destroyer. Puis les assiettes arrivèrent et interrompirent la narration. Il parla de la nourriture militaire qu’il avait ingérée durant trop longtemps et de la mauvaise ambiance à bord entre l’artillerie mobile et les filles des ESAO, ce qui éveilla ma curiosité.

— Il y a des ESAO à bord de ton destroyer ?

— Oui. Depuis que mon affectation a changé, je fais du largage orbital et de la récupération d’ESAO sur zones.

— Et tu les as déjà vues sans leur exosquelette ?

— Bien sûr, au mess ou dans la salle commune.

— Non mais je veux dire. Quand tu les charges ou décharges, tu les vois prendre place ou sortir de leur ESAO.

— Non. Elles font ça à leur hangar. Pourquoi tu poses cette question ? Tu veux devenir pilote d’ESAO ?

— Non ! Carrément pas !

— Alors pourquoi cette question ?

— Je me disais juste que si tout le monde les voyait s’installer à poil dans leur exosquelette, c’est normal que ça créait des tensions.

— Non. C’est juste que ces filles se prennent pour l’élite. Elles ont la grosse tête, mais ce ne sont que des détraquées sexuelles.

— Quel portrait ! Elles sont si infréquentables ?

— Je noircis le trait, elles font mine d’être normales, d’être des combattantes comme nous autres, mais on sait bien au fond qu’elles ont un grain.

— C’est un petit peu un a priori.

— Quelle genre de femme normalement constituée irait piloter un de ces engins. Ta mère, peut-être. Sa libido y trouverait une utilité… s’il lui en reste.

— Arrête avec Maman.

— OK. Mais la dernière pilote d’ESAO dont j’ai entendu parler, elle a broyé la tête d’un mec avec son ESAO, soi-disant qu’il l’avait violée. Donc aujourd’hui, méfiance avec ces nanas. Et si tu travailles dans l’armée de l’air, fais comme tout le monde, garde tes distances.

Je n’aurais pas soupçonné qu’au sein de l’armée même, les ESAO fussent sujet au même mépris que celui du public. Cela me fit sourire, car au moins les pilotes n’étaient pas importunées. Mon père me scruta et commença à douter de mes desseins. Avant qu’il n’ouvrît la bouche, je lui demandai :

— Quel métier je pourrais trouver dans l’armée qui me fasse voyager ? Pas forcément sur des zones de combat, mais où on se déplace. Je n’ai pas envie de finir à l’Etat Major ou dans un building sur Terre. Tes histoires m’ont toujours donné envie de partir. Même là, à t’entendre parler de petits détails de la vie de tous les jours, je m’imagine à ta place. Marin aussi adorait quand tu rentrais et que tu nous racontais ce que tu vivais.

Le sourire rassuré, il commença la liste des métiers qui lui passaient par la tête. En toute malhonnêteté, je n’écoutais que d’une oreille, car l’idée d’être pilote d’ESAO m’obsédait encore plus. La question de la pudeur de pilote définitivement balayée, j’avais encore moins de réticence.

Nous n’abordâmes plus le sujet, malgré ma curiosité. J’avais bien compris qu’il désapprouverait.

La soirée terminée, il me raccompagna jusqu’à mon appartement.

— Tu habites haut ?

— Deuxième étage, sans fenêtre.

— Pense à l’armée, tu verrais plus souvent le ciel, même si ce n’est pas celui de la Terre. Et au moins tu as la solde tous les mois, pas besoin de livrer un quota de burritos.

— Si je trouve la force de briser le cœur de Maman. Si ses deux enfants meurent…

— Ton frère est dans la marine, il ne va jamais au front.

— Pour le moment, il est aussi absent que toi.

— Si ta mère ne m’avait pas quitté, je ne me serais pas engagé sur des missions longues.

— Tu ne peux pas t’empêcher d’en parler.

— Tu me fais visiter ?

Je grimpai les escaliers, puis passai mon bracelet devant le lecteur de la porte pour qu’elle s’ouvrît.

— Même pas de code ? s’étonne-t-il.

— Il n’y a rien à voler. Si un mec assez audacieux venait à m’arracher le bras, pour garder mon bracelet intact et entrer ici, il se serait donné de la peine pour pas grand-chose.

— Et pas de fenêtre.

Mon père observa la pièce austère. Il n’y avait qu’un lit monoplace devant un écran plat sur lequel défilent quelques photos animées, un peu de la famille, beaucoup de Mako et moi au service militaire. Les murs étaient gris, l’armoire à vêtements est presque vide. La moitié sale gisait au sol. Je ne recevais jamais personne et je n’avais plus la motivation que j’avais trouvé à l’armée.

— Je dois faire une lessive.

Il s’assit sur le lit puis me dit :

— Désolé de parler tout le temps de ta mère. C’est juste que je l’aimais et que je crois que je l’aime toujours. C’est juste que je ne suis pas fait pour une vie monastique. Un humain reste un animal avec un besoin de contact physique. Si tu as un copain, tu dois bien comprendre ça.

J’éclatai de rire :

— Si c’est pour me faire avouer l’existence d’un copain, je ne te répondrai pas.

Ses yeux roulèrent pour désigner tout l’appartement.

— Je vois bien que ce n’est pas le cas. Allez, je vais te laisser faire ta lessive. Demain, je passe la soirée avec une copine. On se revoit après-demain soir ?

— Si tu veux.

Il se leva, me fit la bise et me serra au creux de ses bras et me berça :

— Ne finis pas vieille fille comme ta mère.

— Je ne suis pas ma mère.

Il sourit puis quitta l’appartement. Je m’allongeai sur mon lit en y réfléchissant. Mon grand-frère tenait beaucoup de lui. Engagé sur un coup de tête sitôt le service militaire fini, alors qu’il savait très bien que notre mère désapprouverait. Tandis que j’étais comme elle, à mesurer chacun de mes choix. Cinq mois que j’hésitais à m’engager comme pilote d’ESAO.

— Ouais… Vieille fille. C’est ce qui va se passer si je ne trouve pas un véritable travail.

Mes propres mots me revinrent à voix haute. Pourtant, un peu comme elle, mes relations sociales étaient intéressées. Quant aux relations amoureuses, j’étais bien pire qu’elle. À moins qu’elle n’eût utilisé mon père que pour avoir des enfants, elle l’avait au moins aimé quelques années. La psychologue rencontrée lors du service militaire pensait que je n’avais simplement pas rencontré la bonne personne. Elle disait ça sur un ton sensé me rassurer, mais mon célibat n’avait jamais été pénible. Je n’avais jamais envié le bonheur très éphémère de mes camarades de classe. Pas un seul couple formé dans mes années lycées n’avait survécu à la séparation de douze mois provoquée par le service militaire.

Néanmoins, comme le soulignait mon père, nous dépendions du règne animal. Et a contrario de ma mère, j’avais une libido. Je n’avais jamais trouvé le besoin de la partager avec quelqu’un, mes doigts m’ayant toujours suffi. Je n’aurais jamais eu confiance en quelqu’un pour mieux me connaître que moi-même. Je connectai à distance mon smart-data à mon écran mural et affichai l’historique de mes téléchargements, notamment la documentation sur les ESAO que j’avais approfondis. Je connaissais le nom de chaque modèle qui avaient existé et qui existaient encore.

Ma main glissa par la ceinture de mon pantalon, griffa ma courte toison et éveilla un appétit intérieur. Si mon plaisir pouvait permettre d’armer un exosquelette, de dévaster des ennemis de l’humanité, ce serait à bien meilleur escient que dans mon appartement. La curiosité et la soif de voyage avait été ravivée par les mots de mon père. L’infanterie ? La marine ? Mon fantasme numéro un me ramena à un corps d’armée où on pouvait vibrer en lançant des salves de tir. Mon majeur vint appuyer sur le sommet de mon mont. J’ignorais pourquoi la plupart des gens faisaient du plaisir solitaire un tabou, et pourquoi les pilotes d’ESAO étaient si mal vues. Pour moi c’était une manière de voyager, d’avoir le cœur qui battît au rythme du danger.

J’ôtai ma main de mon pantalon et levai les bras vers le plafond, poings fermés.

— Le plaisir ? Un point.

Je dépliai l’index gauche.

— Décevoir Maman ? Moins un point.

Je tendis l’index droit.

— L’aventure ? Un point. Buter de l’alien belliqueux ? Un point.

Je dressai le majeur et l’annulaire gauches.

— Protéger l’humanité ? Encore un point. Passer pour une pute ? Pas d’impact.

À part ma famille, qui me reprocherait d’être pilote d’ESAO ? Ne trouvant aucun autre point négatif, je déployai mon porte-carte. Le formulaire était prêt à être envoyé depuis un moment.

Nom : Fontaine

Prénom : Clarine

Date de Naissance : 30 novembre 2259

Sexe : Féminin

Taille : 1,60 m

Poids : 45 kg

Avez-vous déjà fait des crises d’épilepsie : Non

Avez-vous de l’asthme : Non

Êtes-vous sujette à la claustrophobie : Non

Pratiquez-vous un sport : Non

Situation maritale : Célibataire

Orientation sexuelle : Aucune

A quelle fréquence vous masturbez-vous : Quotidienne

Pourquoi choisir les ESAO : Envie de servir ma planète et j’ai toujours eu envie d’en piloter un.

Ma réponse à la question du plaisir solitaire était fausse, mais indiquer une fréquence quotidienne me paraissait positif pour ce poste. J’espérais ne pas avoir été trop concise dans ma motivation. Je l’envoyai au service de recrutement de l’armée de terre.

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