28. Affectation

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La voix de Kirsten grogna :

— Putain Clarine ! Eteins ta merde !

J’émergeai, me rendant compte que mon smart-data sonnait et m’empressai de l’éteindre. Je me tournai dans le lit, et le sommeil m’enveloppa de sa chaleur tentaculaire. Alors que mon corps fondait sans résistance, mon cerveau me rappela qu’une nouvelle journée commençait.

Je glissai du matelas, enfilai mon treillis dans la pénombre, puis une fois chaussée, je laissai l’habitude guider mes semelles à travers les couloirs. Je parvins au réfectoire sans vraiment me rappeler avoir longé tout le parcours. Jane me lança un grand sourire en m’apercevant, puis attendit que je m’assisse face à elle pour s’exclamer :

— T’as été trop géniale hier !

— Merci.

— Franchement, on ne s’imagine pas ce que vous faites là-dedans, tellement vous êtes dans l’action.

— C’est à dire ?

— Ben j’imaginais plutôt les ESAO campées, et les nanas tapies dans un coin à se… à se donner du plaisir.

— Si c’était simplement ça, on aurait laissé les artilleuses dans les blindés.

— Je ne sais pas comment vous faites. Bouger, frapper et la minute après éradiquer toute la menace.

— Faut des prédispositions, souris-je.

— En tout cas, si on doit se battre avec des ESAO, j’espère que tu en feras partie.

Je lui souris simplement, incapable de situer à quel moment nous nous étions croisées. Alors, je lui demandai dans quel blindé elle était. Nous échangeâmes alors notre angle de vue sur les manœuvres. Ses yeux étaient marqués de fatigue, mais son sourire était plein d’enthousiasme. Notre conversation invita très vite ses camarades à discuter avec nous, sans aucune animosité à mon égard.

Puis les filles de ma chambre me rejoignirent, même Kirsten. Je la charriai :

— C’est à cause de moi que tu te lèves avec les poules ?

— Je voulais féliciter la première pilote de la promo.

— T’es vraiment faite pour ça, me dit Caitlin. Tu décolles quand ?

— Je n’en sais rien.

Je voulus prendre à partie Héloïse mais elle n’écoutait pas, complètement amorphe. Mercedes demanda :

— Qui va nous donner conseil, quand tu ne seras plus là ?

— Sadjia, souris-je.

L’Allemande haussa les sourcils, la voix éteinte par le sommeil. Mercedes dit à l’attention d’Héloïse :

— Et tu me laisses avec Peter comme gynécien.

— Désolée.

— Elle suit son grand amour, se moqua Kirsten.

— Vous êtes ensemble ? s’étonna Jane.

Je secouai la tête.

— On voudrait toutes être avec Clarine, dit Sadjia.

— Non, clairement pas, se défendit Kirsten. Et puis Caitlin, ça fait dix jours qu’elle essaie de faire pousser des cornes à la femme de Peter.

— Et je n’y arrive pas, souligna l’Irlandaise avant de s’adresser à Sadjia. Et toi tu kifferais bien Clarine ?

L’Allemande me dévora des yeux et saliva :

— Clarine par devant, Peter par derrière.

Mal à l’aise, je roulai des yeux à l’attention de Jane. Profitant que sa tablée se levât, j’annonçai en les suivant :

— Je vais me brosser les dents.

Pendant que je rangeais mon plateau, Sadjia se justifia :

— Quoi ? Elle est mignonne. Vous n’avez pas envie de la voir se tordre de plaisir durant vingt-deux secondes sous vos coups de langue pendant que Peter vous ramone en bonne et due forme ?

Elles éclatèrent de rire, Héloïse protesta pour prendre ma défense. Je ne sus si la suite de la discussion resta gauloise.

À huit heures, nous retrouvâmes l’adjudant-chef Charlène Morvan. Tandis que nous étions toutes alignées pour la séance de sport, elle dit :

— Fontaine et Muñoz, vous n’avez pas entraînement aujourd’hui. Vous me ferez le plaisir de laver vos ESAO, je veux qu’ils soient impeccables. Si besoin, vous leur donnez un petit coup de peinture. Fontaine, vous êtes convoquée à 9h00 par le colonel Paksas à la tour de l’Armée de Terre Européenne. A 14h00, vous avez rendez-vous avec le Major Barkle. A 19h00, nous irons déjeuner toutes ensembles aux Trésors de Kanpur. Les autres, en petites foulées.

La visite médicale semblait annulée, c’était un soulagement. Mercedes et moi nous retrouvâmes soudainement seules. Ma camarade soupira :

— Une journée pour nettoyer un ESAO, ça devrait aller.

— Ouais, tu feras le mien ?

Elle esquissa un sourire puis finit par hausser les épaules.

— Franchement, si j’ai fini le mien, ouais.

— Bon, je file.

— A tout à l’heure.

Une bise, et je traversai la cour en direction des portes principales. Je consultai sur mon smart-date, les horaires de la ligne de bus aérien menant à la tour. J’aurais sans doute un peu d’avance.

Cela me fit bizarre de me retrouver assise à la même place que le jour de mon entretien sur le simulateur. Je souris en me souvenant que j’avais trouvé l’expérience inouïe. Si je devais y retourner, je ne le trouverais sans doute pas fade, mais pauvre en stimuli, et dépourvu de réalisme dans les sensations de mouvement.

Le colonel Paksas vint me chercher.

— Soldat Fontaine.

Je me redressai pour la saluer et suivis sa main qui m’invitait à la rejoindre. À l’intérieur de son bureau, un capitaine de vaisseau trapu et au visage bourru attendait. Je n’eus aucun doute sur son identité. Je le saluai :

— Commandant Szabo.

— Soldat Fontaine. Vous me connaissez déjà ?

— Le caporal Carlier m’a informée.

— C’est réciproque, hoqueta-t-il. Si vous mouillez aussi bien sur le terrain qu’en exercice, on va bien s’entendre.

— Bien, toussa le colonel Paksas. Vous allez être affectée à l’unité d’intervention rapide du Gulo Gulo, sous les ordres du lieutenant Conti. C’est une unité mobile très rapide composée d’hommes et de petits blindés sur roues, spécialisée dans les extractions rapides. Pas de déploiement de masse, donc il y a un besoin d’une pilote d’ESAO qualifiée. La gynécienne à bord arrivait en fin de contrat, elle devait être remplacée. La pilote n’a pas souhaité continuer avec une nouvelle gynécienne. Donc, Carlier et vous allez les remplacer. Etant donné votre faible expérience, vous embarquerez avec votre Furet. Le départ du Gulo Gulo est imminent.

— Nous embarquons dans trois jours, précisément, indiqua Szabo.

— Je serai prête, affirmai-je.

— Cet après-midi, le major Barkle va s’entretenir avec vous pour juger si vous êtes apte ou pas, poursuivit Paksas. Demain vous aurez quartier libre si vous voulez voir des proches. Après-demain, Héloïse vous préparera et vous embarquerez.

— La navette décolle à midi tapante du spacioport militaire, ajouta Szabo.

— Midi, c’est enregistré, promis-je.

Il salua le colonel puis prit congés. Je me retrouvai seule avec ma supérieure. Ses narines lâchèrent un soupir las. Elle m’invita à m’asseoir en m’appelant par mon prénom.

— Asseyez-vous, Clarine.

Elle ouvrit le meuble réfrigéré et me proposa :

— Soda, champagne, porto, rhum ou whisky ?

— Un jus de fruit ?

— Porto, alors. Il vous faut bien ça pour vous encourager.

Elle remplit un petit verre face à moi, me laissant mal à l’aise de trinquer avec elle, si haut gradé.

— Si vous insistez.

— J’insiste, et je vous l’ordonne.

— J’aurais aimé que vous décolliez après une formation complète. Vous êtes habile, à l’aise avec votre ESAO, mais vous n’avez pas assez répété pour que sous un stress intense, chaque mouvement, chaque façon de vous stimuler devienne un automatisme. Et c’est l’automatisme qui fait qu’on survit. Je vous jure que ça va être très difficile. Le commandant Szabo est un macho imbaisable, il ne vous adressera aucun respect tant que vous êtes une femme, même si vous deveniez générale. Heureusement, il n’est que le maître de son équipage, et c’est le lieutenant Conti qui sera votre supérieur direct. C’est une femme qui sait la valeur d’un ESAO sur le terrain, vous n’aurez aucun problème avec elle.

Je trempai les lèvres dans mon verre et confiai :

— Je croyais que la pilote et la gynécienne s’étaient suicidées.

— La gynécienne s’est tirée une balle dans ses quartiers. On en ignore la raison. La pilote s’est pendue il y a deux semaines, sans donner davantage d’indice. Toutefois la dernière mission a subi quelques pertes, et nous supposons que des relations intimes ont pu jouer. Quand je parle de relation intimes, ce n’est pas qu’à titre amoureux. Une unité est extrêmement soudée. Vous ne serez pas les seules nouvelles, mais vous allez intégrer une unité ancienne qui a ses codes, son passé, il va peut-être falloir quelques missions pour qu’ils vous considèrent comme une partie des leurs.

— Je me doute.

— Le lieutenant Conti vous paraîtra peut-être un peu froide, car elle est très affectée par la perte de ses subordonnées, et elle ne voudra pas s’attacher.

— D’accord.

— Ne vous leurrez pas, on finit toujours par s’attacher.

J’opinai simplement. Elle resta de longues secondes à me dévisager, et elle finit son verre sans que les rides de son visage ne masquassent les regrets qu’elle avait à me laisser partir.

— Ce qu’on vous demande est inhumain, Clarine, contre-nature. J’ai été pilote, je sais ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. J’ai peur pour vous. Vous êtes douée sur la piste du régiment, mais ce n’est qu’un jeu tant qu’on est à l’entraînement. Je sais que vous êtes assez maline pour passer au-dessus d’un stress artificiel. La peur d’une décharge électrique, ça n’est pas la mort. Vous allez affronter la mort, et celle de vos camarades. En avez-vous conscience ?

— Oui, mon colonel.

Les yeux humides, elle se leva, puis laissa son regard se perdre sur l’extérieur, par-delà les tours de Luxembourg. Je n’osais ni bouger, ni dire un mot. Elle se confia :

— J’ai l’impression d’envoyer une enfant au front. Avec le temps, j’oublie que j’avais votre âge quand j’ai été sur la première fois sur les lignes ennemies.

— Ce n’est pas une question d’âge, la rassurai-je. Mon père dit que nous ne sommes jamais assez prêts pour ça. Fantassins, pilotes ou marins…

— Les marins, on ne leur demande pas de jouir pendant que leurs amis se font écharper et que leurs cris écorchent vos oreilles.

Le tremolo dans sa voix m’obligea à m’abstenir de répondre. Je ne savais pas si j’étais prête. Ça ne me dérangeait pas de continuer trois mois au régiment, avec mes camarades. Mais je n’oubliais pas le but de cette aventure, j’avais envie d’aller bastonner du Crustacé sur d’autres planètes. Elle se retourna, le regard dur et conclut :

— Cette pute de major Barkle vous déclarera apte. C’est la petite chienne du général Santos, et elle déconsidère trop les pilotes pour ne pas obéir. Donc ne vous souciez pas trop des réponses que vous donnerez à ses questions, elles ne changeront rien.

— C’est noté.

— Bon courage, première classe Fontaine. J’espère vous revoir à votre permission. Je suivrai en tout cas votre parcours comme je suis celui de toutes celles formées au premier RAM. Avec vos capacités, vous avez une chance de vous en sortir que n’ont pas vos camarades. Et puis j’ose espérer que les premières missions seront plus routinières qu’autre chose.

— Merci mon colonel.

Elle esquissa un sourire :

— Prenez bien votre pied.

— Je vous le promets.

Elle opina du nez, et je pris la direction de la sortie, un peu refroidie par les états d’âme de ma supérieure. Elle me mettait en garde, mais je savais à quoi m’attendre. Je savais comment mon père avait surmonté la mort de ses camarades et comment il continuait aujourd’hui. Il fallait se concentrer uniquement sur les instants agréables ou cocasses, et les raconter à répétition permettait de les mettre sur le haut de la pile des souvenirs.

Sortie sur le parvis, j’ouvris mon smart-data et appelai ma mère.

— Bonjour ma chérie.

— Bonjour Maman. Comment tu vas ?

— Très bien. Tu n’es pas à l’entraînement ?

— Non, nous avons fait un exercice grandeur nature de notre opération, et ça a duré deux jours, il me manque une nuit de sommeil donc je suis en sorte de repos.

— L’armée, c’est dur.

— Je voulais t’annoncer que je décollais après-demain. Et j’ai une journée de libre, donc je peux venir te voir.

— Ah… Mince, je travaille demain. Et ce sont des dossiers importants qu’il faut que je termine.

— Mais on peut passer la soirée ensemble.

— Je suis prise.

— Tu ne peux pas annuler ?

— C’est une réservation de longue date.

Le cœur serré, je tournai ma langue dans la bouche pour finalement cracher :

— Papa a eu raison de divorcer.

— Mais quoi ? Tu me préviens à la dernière minute !

— Je m’en vais pour plusieurs mois !

— Et ça ne change rien. Je ne peux pas m’organiser comme ça à la dernière minute. Si tu avais choisi un travail normal, on n’aurait pas à se désorganiser comme ça.

— Le militaire s’adapte à la situation.

— Ben je n’en suis pas un. Le…

Je raccrochai sans lui laisser le temps de finir. Elle me rappela, mais je bloquai l’appel. Elle avait toujours été comme ça, à ne jamais bousculer son planning. Je lui pardonnerai, mais plus tard. Je préférais revoir un visage agréable avant de partir. Mon père et mon frère n’étant plus dans le système solaire, j’envoyai un message à Mako.

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