Chapitre 31-Terra- Initiation de Justin
Monde 2 : Terra
Initiation de Justin
— Bien évidemment, Justin, je t’apprendrai certaines choses. Cependant, pour les bases mêmes de la méditation, je connais une femme hors pair dans ce domaine. Personnellement, je pourrais le faire, mais… disons que je ne suis plus très académique. Je l’ai été, à une époque. Aujourd’hui, je suis plutôt en roue libre. Alors, pour tout ce qui touche à la technique pure, nous allons rendre visite à l’une de nos petites cousines : Alma. Tu l’as déjà croisée à plusieurs reprises quand tu étais plus jeune.
— En effet, oui, je me souviens très bien d’elle. Elle est bien plus âgée que moi, d’ailleurs.
Gwendoline esquisse un sourire, heureuse de voir son petit-fils enfin prêt à s’initier aux rudiments du don familial.
***
Quelques heures plus tard, Justin et sa grand-mère se garent devant la magnifique Queenslander d’Alma, perchée avec vue sur la Coomera River. Le jeune homme ne sait plus où poser les yeux tant il y a de choses à admirer. Le lieu est simplement splendide.
Alma accueille Gwendoline avec chaleur, l’enlaçant comme une sœur qu’on retrouve après trop longtemps. Mais lorsqu’elle se tourne vers Justin,
— Bonjour Justinnn… in,
Elle marque une légère retenue et, pendant une fraction de seconde, son regard le parcourt de haut en bas ; un infime recul trahit son trouble, avant qu’elle ne l’étreigne à son tour.
Justin capte immédiatement ce micro-signe. Il les connaît trop bien, ces hésitations à peine perceptibles, typiques de ceux qui ne savent pas toujours comment interagir avec lui en tant qu’homme. Pourtant, cela fait déjà un certain temps qu’il prend ses hormones : ses traits se sont durcis, sa musculature s’est affirmée, et sa pilosité n’a plus rien à voir avec avant. D’ailleurs, il ne s’est pas encore rasé depuis son arrivée en Australie. C’est peut-être ça qui a troublé Alma. Il comptait s’en occuper… mais le faire tous les jours, hein, c’est une autre histoire.
Justin laisse les deux cousines pour visiter la superbe demeure, quand il entend :
— Tu aurais pu être plus discrète. Tu sais très bien que ce n’est pas toujours simple pour lui de se confronter au regard des autres.
Le ton de sa grand-mère est sec.
— Excuse-moi, mais… je t’avoue que je ne m’attendais pas à ça.
— Comment ça, « ça » ? rétorque Gwendoline, en fronçant les sourcils. Écoute, Alma. Justin est une bonne personne. C’est mon petit-fils. Tu es notre cousine, et je t’apprécie beaucoup. Mais je te préviens : fais bien attention à ce que tu dis à son sujet. Sache qu’il n’a rien choisi.
— Mais bien sûr que si ! celui de devenir un homme !
— Non, Alma. Il l'a toujours été. Il est simplement né dans un corps qui ne lui correspondait pas. Et moi, je préfère épanoui, debout, heureux… plutôt que de le voir sombrer dans un mal-être.
Elle marque une pause, puis reprend, plus posément :
— Alors je te le dis clairement : accepte ton petit cousin tel qu’il est. C’est tout ce qu’on te demande.
— Mais bien évidemment, Gwen… Ell… Il est de la famille. C’est juste que… je l’ai connu avec des couettes. C’est perturbant, tu comprends ?
— Bien sûr, mais à l’avenir, s’il te plaît, fais attention.
Derrière la porte, Justin a tout entendu et sourit, fier de sa Granny.
***
Cela fait trois jours qu’Alma lui transmet les bases de la méditation, avec une profonde patience — et, surtout, sans aucune maladresse concernant son genre. Chaque matin, ils déroulent les tapis face à la rivière, la respiration calée sur le murmure de l’eau. À ses côtés, Gwendoline l’initie aux subtilités de l’énergie : sentir le frémissement d’une feuille, deviner les vibrations dans la paume, écouter le silence comme une réponse…
Justin ne parle pas beaucoup. Mais ses épaules se sont relâchées. Son regard, autrefois fuyant, s’attarde maintenant sur les détails — la forme d’une pierre, la danse d’un insecte dans la lumière. Il se redécouvre dans le calme, dans l’invisible, dans le simple fait d’être là.
Quelque chose en lui s’aligne. Pour la première fois, depuis longtemps, il se sent entier et il en prend conscience.
Le dernier soir chez Alma, alors que les rayons dorés du soleil descendent doucement sur cette chaleureuse maison, apaisante et un peu hors du temps, Justin fait un ultime tour.
Il admire la décoration mélangeant avec harmonie, modernité et esprit traditionnel. Les murs sont blancs, sobres, mais les poutres en bois apparentes ajoutent du caractère et une touche rustique. Quelques plantes tombantes encadrent les fenêtres, donnant l’impression que la nature s’est invitée à l’intérieur. Il continue sa visite et monte au deuxième étage dans lequel une pièce dédiée à la méditation utilise tout l’espace. Ici, partout, des objets attirent l’œil : un attrape-rêve suspendu près de la porte, des bougies allumées, des pierres posées sur les étagères, ou bien un bol tibétain qu’il caresse du bout de ses doigts, le faisant légèrement résonner.
Dans un angle se trouvent quelques coussins colorés, une lampe en cristal de sel sur une table basse accompagnée d’un livre sur la conscience et un autre sur les énergies.
Justin s’arrête un instant. Il se sent bien dans ce lieu. Il sait qu’il va garder longtemps en mémoire cette atmosphère douce, accueillante, presque magique.
Il s’approche d'un petit meuble en bois sur lequel plusieurs pendules sont suspendus à un support en métal. Il les observe de plus près, sans oser les toucher, fasciné.
Quand soudain, il entend quelqu’un racler sa gorge. Il sursaute et se retourne.
— Je regardais les pendules… tu as une sacrée collecti…
Alors qu’il s’attendait à se retrouver face à sa grand-mère ou Alma, Justin se fige.
Quelqu’un d’autre est là. Quelqu’un qu’il ne pensait jamais revoir.
La même silhouette.
La même personne qu’il avait aperçue dans sa cave, chez lui, est assise en tailleur au centre de la pièce. Cette fois, elle ne paraît plus spectrale. Sa présence pulse doucement, presque tangible, bien que son corps soit parcouru de zones floues, comme si l’air autour d’elle se déformait par instants.
Des particules s’échappent de ses bras, s’effilochent dans l’espace avant de revenir s’y fixer, telles des lucioles hésitantes. L’image vacille, se brouille, puis se reforme, instable, comme une connexion vidéo de mauvaise qualité.
Elle lève les yeux vers lui, une étincelle de surprise traverse son regard.
— Hey… hum… Salut ? murmure-t-elle, incertaine.
— Salut, répond Justin, sur le même ton.
Il avance prudemment, un, pas après, l’autre, le cœur cognant contre sa poitrine, puis s’assoit en face d’elle, jambes croisées, tentant de dissimuler son trouble.
— Je m’appelle Justine…
— Et moi, Justin.
Elle esquisse un sourire doux, presque amusé, tandis que lui, cloué sur place, lutte pour rassembler ses pensées. L’étrangeté de la situation s’impose à lui, lourde et fascinante à la fois.
— Tu as presque le même prénom que moi, continue-t-elle avec une lueur d’étonnement dans les yeux.
— Oui. Il y a quelque temps, il était identique au tien… depuis…
Les mots s’évanouissent dans le silence. Ils se scrutent, comme deux miroirs qui tenteraient de retrouver leur reflet perdu.
— Ah… Je vois…
Justin entrouvre les lèvres, cherche, mais aucune phrase ne franchit sa gorge nouée. Il sait — il sent — qu’elle vient d'ailleurs, mais ce savoir flotte entre eux, fragile, encore inavoué.
Dehors, la lumière décline. Les derniers rayons dorés s'effacent, avalés par la nuit. À travers la fenêtre, deux lunes montent dans le ciel, leur pâleur étrange se reflétant dans les yeux écarquillés de Justine.
— Vous... vous avez… deux lunes ? s'exclame-t-elle, désignant les deux satellites du doigt tremblant. Alors je… je suis vraiment dans un monde parallèle ? J’ai… j’ai réussi !?
Son excitation fait vibrer l'air autour d’elle. Sa voix devient écho, son corps vacille, comme une flamme fouettée par le vent. En un battement de cœur, elle disparaît brièvement avant de revenir, son image ondulant à chaque respiration.
— J’ai l’impression que tu ne dois pas trop bouger, souffle Justin, tendu. Sinon, tu…
— Oui, je sais, c'est parce que je n'ai pas toute la procédure, avec elle je serais plus stable. Ah si j'avais cette page...
— Une page ? Justin pensif, fronce les sourcils.
Il la revoit prononcer les mots : « Il me faut la page manquante », lorsqu’elle était apparue chez lui, la raison pour laquelle il est ici.
— Oui, j'en ai besoin... Cette feuille contient la suite... et si je la récupère, j’arriverai peut-être à me déplacer librement dans toute une pièce. Mais je ne sais pas où elle est… souffle-t-elle en baissant les épaules, ses yeux brillants d’un éclat douloureux. Elle a été déchirée d’un carnet… évanouie quelque part.
Si Justin est en Australie, c'était justement pour la retrouver.
— Si c'est bien celle à laquelle je pense, je crois que je l'ai, murmure Justin, une lueur de surprise passant dans son regard.
— Quoi ? Mais comment ? s'écrie Justine, incertaine de ce qu'elle vient d'entendre.
À ces mots, elle vacille, son image se brouille, puis elle disparaît complètement, ne laissant derrière elle qu’un frisson glacé. Justin fait un pas, pris d'un vertige. Avant qu’il n’ait le temps de réagir, elle réapparaît, encore plus trouble, son visage marqué par l'épuisement.
— Je ne vais pas tenir, Je...., Justin... souffle-t-elle. Chaque seconde me coûte...
Elle ferme brièvement les yeux, son corps semblant se dissoudre dans l'air, puis rouvre les paupières avec une détermination fragile. Sa voix tremble, mais son espoir est palpable :
— La page... elle a des notes, des croquis ? Si c’est le cas, il me la faut… S'il te plaît, pourrais-tu m'en faire une copie ?
Justin reste figé, la gorge serrée, son esprit se débattant pour trouver une solution. Puis, comme une étincelle jaillissant dans l’obscurité, une idée fuse.
Il sait pour Émelie. Amélia. Du miroir. De cette faille entre les mondes qui, comme aujourd'hui, lui échappe encore.
Elle peut contacter son alter ego. Si Justine vient de ce monde, alors Amélia pourrait l’aider.
— Écoute, lance-t-il, sa voix précipitée, j'ai une amie qui parle avec son double venant d'un autre univers.
— Quoi ? Comment ? s’étonne Justine, ses yeux s’agrandissant d'incrédulité.
— Ce serait trop long à t'expliquer… Est-ce que tu connais une certaine Amélia ?
— Oui, répond-elle sans hésiter.
— Est-elle ton amie ?
— Non… juste une collègue. Mais je peux la contacter facilement.
— Parfait… murmure Justin.
Justin hoche lentement la tête, avant de se lever d'un bond.
Il avance de quelques pas, tourne en rond, sa main passant nerveusement sur sa barbe naissante.
Puis, comme s’il parlait autant pour lui que pour elle :
— Je vais faire une copie de la page. Je la donnerai à Émelie, qui la transmettra à Amélia. Et elle… elle te la remettra.
Il s'arrête, les yeux fixés sur Justine, comme pour s'assurer qu’elle est encore là, encore assez présente pour entendre.
***
Une lueur traverse les pupilles de Justine. Quelque chose en elle s’éveille, une lumière qu’elle peine à contenir. Tout commence à s’aligner.
Son intérêt pour Amélia, avec sa capacité unique à parler à son double, prend soudain tout son sens.
Et si cette femme détenait la clé ?
Et si sa grand-mère était déjà passée par ici ? La feuille n'a pas pu arriver seule...
Les morceaux du puzzle s’assemblent au fur et à mesure dans son esprit.
***
Justin se repositionne face à elle. Il remarque les cernes se dessiner sous les ses yeux de son homologue.
— Est-ce que tu vas bien ? demande-t-il, baissant d’un ton.
— Oui… juste... un peu fatiguée…
Son corps s’effiloche encore, devenant presque imperceptible. Instinctivement, Justin tend une main, les doigts, en avant, curieux, hésitant à franchir l’air tremblant qui les sépare.
— Noooon !
La voix claque comme un coup de tonnerre.
Gwendoline surgit dans la pièce, le regard fou de panique.
— Ne la touche pas ! Tu risques de la blesser !
— Granny ?
Justine aperçoit une silhouette peu familière, mais qu'elle reconnait immédiatement. Elle n'est plus rousse. Son cœur bondit.
— Grand-mè…
Mais avant qu’elle n’achève son cri, elle disparaît.
— C’était elle ? Celle que tu as vue chez toi ? Demande Gwendoline tout en se rapprochant de Justin, un peu plus calme.
— Oui, c'est elle... mais pourquoi je ne devais pas la toucher ?
— Tu te rappelles la fois ou je te racontais que mon double et moi on s'entrainait ensemble avant qu'elle ne trouve la bonne méthode. J’avais commis cette erreur, et, lorsqu’elle est revenue, elle avait une cicatrice sur son épaule.
— Attend... tu veux dire que si je l’avais... j’aurai pu..
— Oui. Il faut que tu comprennes... ce que fait cette Justine, c’est d’amener son corps d’un monde à un autre. Elle doit modifier sa vibration, et tant que cela n’est pas stabilisé, les particules de sa chair, de ses os, de son sang sont volatiles, mais restent bien réelles et bien physiques.
— Je vois… Je m’inquiète pour elle, elle avait l’air si épuisée…
— Je me demande pourquoi son Alma la laisse faire… c’est dangereux…
Justin garde les yeux rivés sur l’espace vide devant lui, là où Justine se tenait il y a quelques instants plus tôt. Son regard se voile. Une étrange mélancolie l’envahit, comme s’il pouvait encore percevoir son énergie flotter dans l'air.
Un frisson lui parcourt l’échine. Un jour, sera-t-il capable, lui aussi, de réaliser un tel exploit ? Il secoue la tête, incrédule. Cela lui semble appartenir à un autre monde, inaccessible. Mais pourquoi pas ?
— Nous partons demain de bonne heure, Justin. Sois prêt !
— Oui, Granny !
La voix de sa grand-mère le tire de ses pensées. Il hoche la tête sans vraiment réfléchir, son esprit encore ailleurs.
Plus tard, replié dans le calme de sa chambre, il pousse un soupir en refermant sa valise, les gestes lents, mécaniques. Il s’affale sur son lit, son téléphone serré entre les doigts. Pendant un instant, puis sans hésitation, il écrit un message à sa meilleure amie, Justine.
« J’arrive demain, vers la fin de matinée ou début d’après-midi !! Prépare des gâteaux et du thé, j’ai trop de choses à te raconter, et tu ne vas pas en croire tes oreilles ! À très vite ma belle !»
Puis, dans un petit clic, le texte s’envole.
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