Chapitre 37-Tellus-Soixante secondes

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Résumé des chapitres précédents de Tellus

Sarah et Greg, deux informaticiens quantiques d'une section gouvernementale ultra-secrète, chargés de surveiller les déplacements interdimensionnels non autorisés.

L'histoire débute avec la détection par Sarah et Greg d'un algorithme incomplet et furtif, indiquant une tentative de passage clandestine. Leur supérieur, le Colonel Spencer, les envoie en mission sur le terrain pour identifier les individus et leur technologie. Cette mission est d'autant plus urgente que leur planète, Tellus, subit un déclin environnemental préoccupant, et que le Général McAllan a signalé des pics de fréquences vibratoires dangereuses.

Lors de leur première mission donnée par le colonnel Spencer, Sarah et Greg localisent une femme civile dans un pavillon résidentiel, sans technologie apparente. Spencer, insatisfait de leur rapport initial mais ayant reconnu un lien avec un dossier secret "EmbA", leur accorde davantage de temps pour la suite de l'enquête.

Au cours d'une deuxième mission à un aéroport, Sarah bouscule accidentellement la femme qu’ils devaient observer, trouver comment et pourquoi il y a ses pics vibratoires autour d’elle. Elle l’a griffe avec sa bague. Un peu plus tard lors d’une autre mission, Sarah découvre ensuite un "double" de cette femme dans un autre monde, portant la même griffure, ce qui révèle une synchronicité physique inédite entre les dimensions. Ces mondes présentent des fréquences vibratoires quasi identiques, défiant les règles connues du multivers.

Le Colonel Spencer, informé de la blessure, ordonne une analyse ADN du sang prélevé sur la bague de Sarah. Les résultats, apportés par un jeune caporal, choquent Spencer et sa secrétaire Gwendoline, suggérant un lien personnel du Colonel avec l'affaire "EmbA".

Sarah Sarah veut comprendre cette anomalie et la nature de la synchronicité, tandis que des secrets personnels et des enjeux majeurs autour du voyage interdimensionnel se dévoilent.

****

Chapitre 37

Monde 3 : Tellus

Soixante secondes

  Depuis le SMS reçu lui fixant rendez-vous au bureau du colonel le lendemain matin, Sarah n’a qu’une idée en tête : retourner sur le terrain. Elle veut comprendre cette surprenante synchronicité entre ces jeunes femmes. Ce lien, tel un fil invisible entre ces deux mondes, l’intrigue, et elle est déterminée à en découvrir la nature.

  C’est le cœur rempli d’espoir qu’elle franchit le seuil , avec Greg. Pourtant, une fois à l'intérieur, une atmosphère étrange la saisit. La secrétaire, les cheveux gris tirés en chignon martèle le clavier avec une régularité métronomique. Pas de « bonjour », pas de sourire — rien de cette chaleur habituelle qui adoucissait toujours leur entrée.

  Une attente inconfortable s’installe. Ils patientent, immobiles, le temps d’une phrase, peut-être d’un paragraphe. Mais la cadence des touches ne faiblit pas. Greg finit par racler sa gorge pour signaler leur présence.

  Tout s’interrompt aussitôt. La femme sursaute, se redresse si brusquement que son fauteuil roule en arrière et heurte le mur.
  — Oh ! Bonjour ! bredouille-t-elle. Excusez-moi, je ne vous avais pas entendus… Un instant, s’il vous plaît.

  Elle attrape le combiné, compose avec nervosité, puis annonce au colonel l'arrivée des informaticiens.

  — Vous pouvez entrer, il vous attend.

  Elle désigne la porte d’un geste rapide. Un sourire fugace effleure ses lèvres avant de s’éteindre aussitôt, englouti par le retour frénétique de ses doigts sur le clavier. Sarah fronce les sourcils. Plus elle observe la secrétaire, plus son trouble grandit. Certes, ses cheveux sont toujours tirés, mais quelques mèches rebelles encadrent désormais son visage, elle qui affiche d’ordinaire une coiffure impeccable. Son teint semble plus pâle, ses yeux rougis. A-t-elle pleuré ? Son attitude a quelque chose d’inhabituel…

  — Tu ne la trouves pas étrange ? chuchote-t-elle à Greg.
  Ce dernier hausse les épaules, comme s’il n’avait rien remarqué.

  Ce malaise l’accompagne lorsqu’elle franchit la porte du bureau.

  Des froissements de papier attirent leur attention sur leur droite. Le supérieur, le dos courbé, fouille dans un tiroir tout en les observant à peine.

  — Asseyez-vous, ordonne-t-il sans se retourner.

  Les deux collègues échangent un regard avant d’obéir. La jeune informaticienne triture la sangle de son sac, sa jambe se balance nerveusement, tandis que Greg, est calme, il ne semble inquiet de rien.

  Le colonel tarde à parler, et un silence pesant envahit l'espace. Enfin, sa voix grave tranche l’attente.

  — Ha ! Les voilà…

  Le claquement sec du compartiment résonne dans la pièce. Sans un mot, il se rassoit sur son fauteuil, imposant sa présence.

  Il jette une pile de dossiers sur le bureau et se racle la gorge. Il pose ses coudes sur la table et, joignant les mains, il balaie les agents du regard, l’un après l’autre.

  Sarah sent ses poumons se contracter. Cette situation la stresse au plus haut point. Elle a comme un mauvais pressentiment.

  — Les événements actuels nous dépassent tous. Le général et moi devons prendre des décisions importantes concernant cette affaire.

  Il marque une pause. Ses yeux dévient un instant vers un cadre photo sur sa droite. Une seconde à peine, mais assez pour éveiller la vigilance de Sarah. Elle ne distingue pas le cliché, seulement le dos. Pourquoi ce détour, ce geste infime, avant de replonger dans ses dossiers ?

  Décidément, ces deux sexagénaires ne sont pas comme d’habitude aujourd’hui.

  Le silence s’épaissit encore. Sarah soutient son regard, le cœur battant.

  — Les mondes dans lesquels vous avez mené vos missions de reconnaissance sont en train de converger, reprend-il d’une voix grave. Leurs taux vibratoires se rapprochent de plus en plus… et nous craignons le pire. Cela peut avoir des conséquences irréversibles.

  Un souffle incrédule échappe aux deux collègues.

  — Comme perturber le multivers, ajoute Greg, l’œil brillant.

  — Ou bien exploser ? balbutie Sarah, inquiète.

  Le regard du haut gradé se durcit.

  — C’est une éventualité. Nous avançons dans l’inconnu. Nous n’avons jamais à faire à ce genre de situation. C’est pourquoi une décision a été prise. Dorénavant, cette mission sera confiée à des agents plus expérimentés dans ce domaine.

  Sarah se fige, les jointures de ses mains blanchissent sur son sac.

  — À compter de la semaine prochaine, poursuit Spencer, vous serez affectés dans une autre base militaire.

  Son espoir d’y retourner, d’éclaircir toutes ses interrogations vient de partir en fumée. Elle ne mettra plus les pieds sur le terrain, et cela, elle ne l’accepte pas.

  Le siège grince quand elle se redresse, et claque ses paumes sur la table. Elle ne peut pas laisser passer cette occasion.

  — Quoi ?! Mais… Vous ne pouvez pas…

  — Asseyez-vous, mademoiselle, coupe le colonel d’un ton sec.

  Son regard glacé la cloue sur place. Elle est sur le point de répondre à sa colère grandissante, mais le contact amical de Greg, effleurant son bras, l’incite à céder. À contrecœur, elle retourne sur sa chaise, visage fermé, mâchoire crispée.

  — C’est un accord eu, lors d’une réunion avec le général, reprend Spencer. Des officiers et des scientifiques vont récupérer le dossier. Vous… vous n’êtes que de simples informaticiens. Je me suis emporté en vous laissant aller là-bas… Ce n’est pas votre travail.

  Son timbre se radoucit brièvement. Sarah contrôle difficilement la colère qui la ronge. De simples informaticiens ? On est des spécialistes de l’informatique quantique, bordel ! Elle n’a qu’une envie : se lever et dévaster tout ce qui se trouve sur le bureau du colonel. Mais soudain, entre deux tas de papiers, son regard accroche un document à moitié dissimulé, où apparaissent en lettres rouges : « Conf… » Son cœur s’emballe. Confidentiel ?

  — Voici vos affectations, ajoute-t-il en donnant les fiches de postes.

  Sarah arrache la sienne des mains de son supérieur, contrariée. Ses yeux s’écarquillent à la lecture du titre de son nouveau travail.

  — Gestionnaire logistique ?! Mais… je refuse ! Je suis informaticienne quantique, pas… ça !

  Dans un geste spontané, elle projette la feuille devant elle. Le papier s’écrase sur le bureau, à portée du colonel.

  — C’est ainsi, tranche Spencer. Vous commencez dès lundi matin. Ajoute-t-il tout en rendant la fiche de poste à Sarah.

  Le silence tendu se brise soudain par une voix enjouée.

  — Colonel ? Désolée de vous déranger, dois-je faire livrer des fleurs à votre cousine dès maintenant ? C’est son anniversaire.

  La secrétaire apparaît, radieuse, dans l’encadrement de la porte. Sarah et Greg la dévisagent, sidérés. Comment pouvait-elle entrer comme si rien ne s’était passé, alors que tout s’écroule sous leurs pieds ?

  — Oui, faites-le, répond Spencer, imperturbable. J’en ai terminé.

  Sarah tremble de rage, ses ongles s’enfoncent dans ses paumes. Ses yeux s’emplissent de larmes.

  La secrétaire sort. Quelques minutes s'écoulent… puis, sans prévenir, la pièce bascule dans le noir. Le souffle de Sarah se coupe, Greg se raidit. Dans l’obscurité totale, un grésillement strident annonce l’allumage des néons de secours. Une lumière verte, crue, découpe les contours des murs. Et soudain, un mouvement : en un éclair, le colonel bondit hors de son fauteuil, plus rapide qu’ils ne l’auraient cru possible. Avant qu’ils n’aient le temps de réagir, il est là, debout devant eux, l’œil vif, les muscles tendus, prêt à frapper ou à commander.

  Sarah s’enfonce dans son siège, le souffle court. Greg reste figé, bouche entrouverte.

  — J’ai exactement soixante secondes, murmure-t-il.

  Il glisse un dossier dans la main de Greg.

  — Cachez cela sous votre veste. Vite. Puis reprenez votre position. Comme si de rien n’était.

  — Hein, mais que se passe-t-il ? demande Sarah, surprise.

  — On n’a pas le temps, presse leur supérieur. Faites ce que je vous dis.

  Greg s’exécute. Sarah, le cœur battant, et estomaquée, l’imite sans un mot. Après quelques secondes, les néons se rallument d’un grésillement sec. Spencer est de nouveau dans son fauteuil. Sarah, cligne des yeux, tente de retrouver ses esprits. Greg la regarde, les sourcils froncés, incrédule.

  — Des militaires expérimentés prendront le relais. Ce n’est plus de votre ressort à présent, poursuit-il, le visage impassible. Vous me croirez ou non, mais je fais ce qui doit être fait. Sur ce, regagnez vos quartiers.

  Il désigne la porte, son ton sans appel.

  La colère brûlante de Sarah s’efface, remplacée par une étincelle vive de curiosité. Que venait-il de se passer ? Pourquoi Spencer avait-il agi ainsi ? Et quel était donc ce dossier ? Elle n’a qu’une seule envie : retourner dans son studio pour découvrir ce que ce document contient.


***


  Une fois les deux informaticiens sortis, Spencer s’adosse lourdement à son fauteuil. Ses doigts se crispent sur les accoudoirs, comme s’il cherchait à s’y accrocher pour ne pas vaciller. Ses paupières se ferment, et un long soupir s’échappe de sa poitrine, profond, presque douloureux, tel un poids invisible pesait sur lui depuis trop longtemps.

  Deux coups légers frappent à la porte.

  — La voiture est prête, John, pour le déjeuner avec le général.

  Elle entre, droite et discrète, saisit sa veste ornée de décorations et l’aide à l’enfiler avec le soin d’un rituel répété depuis des années. Le tissu claque lorsqu’il ajuste la seconde manche. D’un geste lent, presque cérémoniel, il pose son képi sur son crâne dégarni.

  Pendant ce temps, Gwendoline s’affaire en silence dans le bureau. Elle aligne les dossiers avec précision, replace un stylo plume dans son écrin. Ses mouvements sont méthodiques, empreints d’une attention qui n’est pas seulement professionnelle. Puis ses doigts s’arrêtent sur un cadre photo.

  Elle le prend. Le cliché montre John Spencer, bien plus jeune, simple caporal au sourire éclatant, tenant dans ses bras une femme aux cheveux flamboyants, le regard pétillant, blotti contre lui comme si rien ne pouvait les séparer.

 Gwendoline sent son souffle se bloquer. Ses propres cheveux, aujourd’hui blancs et tirés en chignon strict, ne lui renvoient plus cette image de jeunesse, et pourtant… chaque fois, c’est la même impression troublante. Cette rousse à la peau claire, au sourire lumineux, elle y voyait son reflet. Les mêmes iris bruns. La même expression. Et malgré tout, elle sait que ce n’est pas elle.

  — Pourquoi gardes-tu encore ce cadre ? murmure-t-elle, presque à contrecœur. Tant d’années se sont écoulées…

  Le colonel détourne les yeux, évite son regard. Il n’a jamais trouvé la force de se séparer de cette photo. Ce n’est pas la nostalgie qui le retient, ni même l’attachement à une époque révolue. C’est parce que, la remplacer pourrait les exposer à certains risques, qu’il ne veut surtout pas affronter actuellement.

  En guise de réponse, il lui adresse un sourire discret, presque résigné. Elle a toujours compris.

  Gwendoline repose le cadre avec soin et vient se tenir à ses côtés.

  À l’extérieur, un véhicule blindé les attend. Le chauffeur, raide comme un piquet, ouvre la portière. Spencer s’arrête sur le seuil, une main sur la carrosserie.

  — Tu as terminé la lettre ? demande-t-il sans la regarder.

  — Oui, mon colonel, juste avant que les deux agents ne quittent le bureau.

  Puis, plus bas, presque comme une confidence.

  — Et le bouquet ?

  Un éclat passe dans les yeux fatigués de Spencer, furtif, mais bien réel.

  — Livré en temps voulu.

  Elle incline la tête, rassurée, avant qu’il n’ajoute.

  — Tu as eu une excellente idée, pour la coupure de courant.

  Elle acquiesce, un mince sourire aux lèvres.

  — Sans caméras, vous aviez soixante secondes. C’était peu… mais suffisant.

  — Exact, répond-il simplement.

  Un bref silence les enveloppe. Puis elle reprend, hésitante.

  — Tu crois qu’ils comprendront vraiment l’ampleur de ce que tu leur as confié ?

  — Bien sûr. Ce sont des informaticiens quantiques. Des esprits brillants, capables de voir au-delà des apparences.

  Son regard descend vers elle, fatigué, mais encore rassurant.

  — Que ferais-je sans toi, ma chère Gwendoline ? dit-il en effleurant une mèche blanche échappée de son chignon, la replaçant derrière son oreille avec tendresse.

  Elle le fixe droit dans les yeux, et sa voix se brise en un souffle.

  — Beaucoup de choses… mais rien que, moi, je puisse t’apporter.

  Il reconnaît ce sourire qu’elle lui offre : doux, mais fragile. Un de celui derrière lequel se cache une mélancolie tenace. Une brise soudaine soulève son foulard, et elle frissonne. Il a envie de la prendre dans ses bras, de lui donner un peu de chaleur, mais il s’en abstient. Ici, sur la base, la retenue est de mise, même si tout le monde connaît leur couple.

  Leur départ à la retraite approche. Bientôt, ils pourront enfin vivre à découvert, loin des contraintes et des regards. Pour l’heure, le cœur alourdi par tous ces secrets, Spencer s’installe dans la voiture.

  Par le rétroviseur, il suit la silhouette de Gwendoline qui s’éloigne, de plus en plus fine, presque fragile dans la lumière pâle du matin. Son port de tête, sa démarche… Tout en elle ravive en lui une cascade de souvenirs. Sa poitrine se serre, son souffle se suspend. L’image du présent se brouille peu à peu, glissant vers une autre, enfouie, mais intacte.

  La toute première fois qu’il l’avait vue. Gwendoline n’était pas sa secrétaire, mais obstétricienne. Lui n’était pas colonel, mais un simple caporal, nerveux et déterminé.

  Pas dans ce monde.

  Dans un autre. Parallèle au sien.

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