Chapitre 38 - Tellus - Le Compte rendu
Chapitre 38 - Tellus - Le compte rendu
Monde 3 : Tellus
Sarah et Greg
Arrivés dans la chambre de Sarah, les deux informaticiens s'assoient sur le canapé, face à une table basse encombrée de papiers et de tasses vides. Le silence qui s’installe a quelque chose d’électrique.
Sarah sent son cœur battre un peu trop vite, comme si son corps savait déjà que ce qui allait suivre n’était pas anodin.
Elle observe Greg, nerveuse. Ses gestes lui paraissent interminables, presque délibérément lents. Lorsqu’il dépose enfin le dossier, Sarah remarque le mot imprimé en rouge sur la couverture. Les trois premières lettres, aperçues quelque temps plus tôt, ne laissent aucun doute : CONFIDENTIEL. Leur supérieur le leur avait remis dans des circonstances pour le moins étranges : la secrétaire distante, cette coupure de courant soudaine… et l’attitude du colonel, à la fois pressée et inquiétante.
— Tu ouvres ? demande Greg d’une voix plus basse qu’à l’accoutumée.
Sarah déglutit. Sa main effleure la surface cartonnée, sous la lumière blanche de la pièce.
Que vont-ils découvrir qui mérite autant de mystère ?
Elle inspire profondément, attrape le dossier et murmure :
— Allons-y.
La première page crisse entre ses doigts. Une écriture tapuscrite, issue d’une vieille machine militaire, s’étale sur le papier jauni. D’une voix fébrile, Sarah commence à lire :
« RAPPORT CONFIDENTIEL
Organisme : Département de Recherche Quantique Appliquée (DRQA)
Lieu : Base militaire de Tellus - Installation souterraine Q-27
Date de l’incident : 14 juin 2072 - 03:47:12 (UTC+1)
Responsable de mission : Caporal John Walker
Projet : Genèse quantique - Phase III
Objet : Compte rendu préliminaire de l’Incident »
— Attends… Genèse quantique ? répète Greg, incrédule. Mais qu’entendent-ils par genèse ? Bon, vas-y, continue.
Sarah reprend, le souffle court.
« La mission Genèse quantique / Phase III visait à étudier la viabilité biologique d’un embryon humain synthétique après transfert contrôlé dans un univers parallèle stabilisé. »
— Quoi ?! s’étrangle-t-elle. Ce genre d’expérience est formellement interdit !
— Normalement, oui, confirme Greg. D’après l’Article 47 du Code Éthique Universel sur la Manipulation Génétique, établi lors d’un accord Multiversel.
Sarah fronce les sourcils.
— Mais quel est le rapport avec nous ? Et avec notre mise à pied ? Tu penses que ça a un lien avec les deux jeunes femmes qu’on a vues lors de nos missions ?
— J’en ai l’impression, répond Greg, grave.
— Pourtant, ici, ils ne parlent que d’un embryon…
— Je sais. Mais quelque chose me dit que tout est lié et qu'ils veulent garder ça secret. Sinon, pourquoi nous auraient-ils exclus du programme ?
Sarah reprend la lecture, plus tendue que jamais.
« La navette expérimentale Alpha-13 devait franchir un pont de translation dimensionnelle généré par le Cyclotron à Résonance quantique (CRQ). »
Elle relève les yeux.
— Le CRQ ?
— Oui. Un accélérateur de particules à grande échelle, conçu pour stabiliser les passages entre plans de réalité, précise Greg.
Sarah hoche la tête. Elle s’en souvient maintenant qu’il le dit. Elle a eu un cours sur l’évolution des technologies interdimensionnelles, durant sa formation, pour travailler ici.
Elle poursuit :
« L’opération incluait un agent de mission présent dans la navette, chargé de surveiller les constantes vitales de l’embryon et de procéder à une insémination dans le corps d’une femme sélectionnée.
La navette, une fois son cycle d’observation achevé, devait revenir automatiquement au point de départ, selon une horloge quantique synchronisée entre les deux plans de réalité. »
Greg se fige.
— Attends... Une insémination humaine ?! Donc ils ont tenté d’apporter une vie appartenant à un monde ayant sa propre vibration dans un autre dont les fréquences diffèrent...
La gorge serrée, Sarah reprend la lecture.
« À T (*1) +04:58, les capteurs du CRQ ont détecté une fluctuation anormale du champ magnétique secondaire, provoquée par l’intrusion d’une particule instable non identifiée, désignée sous le nom de poussière de phase.
La collision entre cette particule et la navette Alpha-13 a entraîné une rupture de la synchronisation du faisceau principal.
Les données montrent une duplication du véhicule à l’identique, chacune transportant une copie exacte du militaire et de l’embryon expérimental, projetés dans deux lignes de réalité distinctes.
Les registres de navigation indiquent que la première navette a bien rejoint son objectif prévu : Monde de destination : Secteur Q-3 / Terre-01 / Coordonnées 24.718–A / 16.209–Ω.”
À ces mots, les deux agents se regardant. Ils les reconnaissent.
« En revanche, la capsule dupliquée a échappé à tout suivi spatio-temporel.
Malgré plusieurs tentatives de recalibrage et d’analyse du spectre dimensionnel, aucune donnée exploitable n’a permis de localiser son point d’impact.
Le phénomène est décrit comme une dérive de phase totale : la navette se serait matérialisée dans un autre plan, dont les coordonnées restent à ce jour inaccessibles. »
Un frisson parcourt l’air. Ils se taisent un instant, reprenant la lecture avec une lenteur craintive.
« À T+06:13, conformément au protocole, les deux navettes, ignorant l’existence l’une de l’autre, ont tenté de réintégrer leur point d’origine. L’interférence de leurs signatures énergétiques a généré une onde de résonance entraînant la fusion partielle des deux structures physiques.
Résultat observé :
• Navette retrouvée endommagée.
• Agent identifié. Sujet sans signe vital au moment de la récupération. Examen post-mortem : duplication tissulaire partielle, désorganisation cellulaire marquée, instabilité génétique confirmée.
• Les analyses confirment la coexistence de deux matrices corporelles : l’original et son double.
Les équipes médicales l’ont désigné sous le terme de “Sujet Chimère-0”.
L’embryon, quant à lui, a disparu. Le journal de bord ayant été détruit lors du retour, il est impossible de déterminer si la mission a été menée à bien ou non. »
Un silence lourd s’abat dans la pièce. Aucun des deux agents n’ose détourner le regard tant l’image est saisissante.
Au dossier sont jointes des photographies du sujet retrouvé : un corps. Ou plutôt deux, mêlés dans une fusion monstrueuse. Les bustes confondus, le menton partagé, des bras et des jambes en trop — comme si la nature, prise de panique, avait voulu réparer une erreur qu’elle ne comprenait pas.
Une chimère figée dans la terreur, défiant toute logique humaine.
Ils restent pétrifiés, le souffle suspendu, comme si le silence pouvait effacer les images décrites. Mais déjà, elles s’imposaient dans leurs esprits : le corps soudé, l’échec de la science, et cette vérité insoutenable.
Greg referme brusquement le dossier.
— Donc il y a un deuxième univers qui s’est créé lors de l’incident… Ce qui veut dire qu’il existe potentiellement un deuxième embryon quelque part ! Et ça nous ramène à…
Deux coups frappent à la porte, brisant le silence de leurs réflexions. Un frisson parcourt la pièce. Les deux collègues échangent un regard, le souffle court. Personne n’était attendu.
Greg se lève lentement, se poste devant, saisit la poignée et ouvre. Sarah, le cœur prêt à sortir de son torse, se tend pour apercevoir qui se cache derrière, mais tout ce qu’elle distingue, c’est le profil de Greg, éclairé par la lumière blafarde du couloir.
À la vue du nouveau venu, Greg se fige un instant, les yeux écarquillés. Son visage trahit une surprise qu’il peine à dissimuler.
— Vous… ? murmure-t-il, la voix à peine audible.
*1 : T: Time : le temps zéro, T+ : temps écoulé après l’évènement

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