Chapitre 39 – Tellus – Le serment d’Hippocrate
Le véhicule ralentit et s’arrête. Le chauffeur ouvre la portière. Spencer descend et aligne machinalement les plis de son uniforme. Le képi bien droit, il entre dans le restaurant vide et avance vers la table où l’attend déjà le général, accompagné de deux gardes. Rien, dans sa démarche pour le rejoindre, ne trahit l’inquiétude qui le ronge. Dans la moiteur de l’air ambiant, toujours au téléphone, il lève les yeux vers lui et le salue d’un simple signe de tête.
— Très bien, merci. On se voit dans une heure, dit-il avant de raccrocher. Il attrape un verre, avale une gorgée d’eau, puis fixe Spencer de ce regard qui ne laisse aucune place à l’erreur. Sans attendre qu’il s’assoie, il commence.
— Les analyses sont claires. Il marque une pause, puis reprend d’une voix plus grave, L’ADN correspond à 99,9997 % à celui de notre embryon d’origine. Ce qui veut dire que cette personne est physiquement identique, tel à un clone, ou plutôt l’équivalent d’un jumeau monozygote. Mais même eux sont, la plupart du temps, dont similaire à 99,9999 %, parfois 100 % tout au plus. Une divergence de 0,0002 %, ça peut sembler insignifiant, mais, à l’échelle quantique, c’est énorme. Suffisant pour altérer un champ vibratoire, une mémoire cellulaire, une conscience. Le général se penche en avant, pose ses coudes sur la table et joint les mains sous son menton.
— Ce que je veux savoir, reprend-il lentement, c’est ce qui a pu créer cette différence. Est-ce dû au monde dans lequel elles ont évolué ? À une variation de fréquence, de magnétisme ? Ou bien à l’incident même de la navette ? Son regard se durcit. Pour avoir des réponses, ces femmes doivent être dans nos laboratoires. Ici. Il ponctue sa phrase d’un geste sec de l’index, frappant la table à plusieurs reprises.
Spencer reste immobile. Un muscle de sa mâchoire tressaille. Le silence, lourd, dure une seconde de trop. Le général s’adosse à sa chaise, croise les bras.
— Et vous avez bien fait de mettre de côté ces deux moins que rien, ce matin.
Le colonel hausse imperceptiblement un sourcil. C’était certes prévu, mais je devais lui en parler ce midi pour lui dire que j’avais exécuté son ordre, mais surtout pour tenter de les réintégrer. Gwen et moi avions raison… il nous espionne. Spencer répond d’un ton mesuré.
— Ils n’étaient pas adaptés pour ce genre de mission.
— Et d’ailleurs, quelle mouche vous a piqué pour les envoyer sur le terrain. Mais passons. Nous sommes débarrassés d’eux. Un sourire bref, presque satisfait, étire ses lèvres, et faites en sorte que leurs ordinateurs soient effacés. Je ne veux plus aucune trace de ces missions. Vous savez ce qu’il en est de la confidentialité.
Sans eux, sans leurs rapports, vous n’auriez jamais été mis au courant, fulmine intérieurement le colonel.
— Oui, mon général, répond-il d’un ton aussi neutre que possible.
Le supérieur se lève, son képi sous le bras, suivi de ses deux militaires et ajoute.
— Deux équipes partiront dans quelques heures pour les récupérer sur Terre et sur Terra. Je les veux dès ce soir dans mon labo.
Dès qu’il disparaît derrière la porte d’entrée, Spencer expire longuement, comme s’il retenait son souffle depuis des minutes. Il s’éloigne à grands pas, jette un regard autour de lui, personne. Il sort son téléphone, ouvre la conversation avec Gwendoline et tape rapidement. « Gwen, une des équipes du général va enlever les deux jeunes femmes de leur monde. Retourne voir les informaticiens, donne-leur le sac que j’ai préparé pour le transfert et explique-leur. Fais vite. Qu’ils partent au plus tôt. Je préviens la responsable de la porte interdimensionnelle. On va devoir avancer notre plan. » Un bip bref confirme l’envoi. Mais avant qu’il n’ait le temps de ranger le téléphone dans sa poche, une alerte retentit. Sur l’écran, des lettres rouges défilent : Fusion en approche.
*********
La voiture du colonel est désormais hors de vue. Restée seule, Gwendoline Persia resserre sa veste autour d’elle et regagne son bureau. Le silence l’enveloppe. Elle reprend son courrier rédigé plus tôt, la relit, laisse couler une larme, puis corrige quelques mots avant d’imprimer la version finale. Ses mains tremblent lorsqu’elle plie la feuille. Dès la première lecture du rapport de Sarah, elle a reconnu les coordonnées. Terre. Sa planète. Son monde. Celui qu’elle a fui. Un souvenir douloureux l’avait alors submergée : une petite tête blonde aux cheveux nattés, un regard noisette plein d’amour tourné vers elle… Sa fille. Aujourd’hui, elle ignore ce qu’elle est devenue, ni même si elle a des petits-enfants. Ce courrier, ces femmes… peut-être est-ce enfin l’occasion de renouer un lien. Elle glisse la lettre dans une enveloppe et, d’une écriture soignée, trace trois mots sur le rabat : pour Alice Persia. Sa gorge se serre. Une larme s’échappe. Elle presse le tout contre son cœur, comme pour retenir le poids immense qui la déchire depuis si longtemps. Les derniers rapports de Greg et Sarah l’ont terrifiée. Le temps est venu. Elle ne peut plus se cacher. Pendant toutes ces années, elle a vécu ici, dans un monde qui n’était pas le sien. John lui avait offert l’amour, la sécurité, une nouvelle vie. Mais cette vie reposait sur un mensonge. Elle n’est pas la Gwendoline Persia de ce monde. Pas la médecin militaire devenue secrétaire, que tous croient connaître. Elle est l’autre. L’obstétricienne venue de Terre, aujourd’hui travaillant pour le colonel. Chaque jour, en silence, elle pense à celle qu’elle a laissée derrière elle. Sa fille.
Une notification reconnaissable entre toutes l'interrompt. Elle a personnalisé la sonnerie à l’homme qu’elle aime. Le cœur battant, elle ouvre le message. À la lecture des mots, elle ne perd pas une seconde : elle se dirige vers le bureau de John, saisit le grand sac de sport noir caché derrière son fauteuil, puis retourne vers sa propre chaise et échange ses escarpins contre de fines ballerines. Son cœur s’emballe : elle est prête à partir. Après avoir franchi l’entrée gardée du bunker, présenté ses autorisations et laissé les soldats fouiller le contenant jusqu’au moindre recoin, Gwendoline respire enfin. Le cœur battant, elle s’engouffre dans le complexe. Les accessoires que le colonel a préparés pèsent lourd contre sa hanche. Elle avance à pas rapides, veillant à ne pas attirer l’attention. Cependant, arrivée au détour d’un couloir, la tension atteint son paroxysme quand deux militaires armés apparaissent. Sans hésiter, elle se glisse derrière un distributeur de boissons, échappant de justesse à leur vigilance. Les hommes, plongés dans une conversation anodine sur la qualité des repas, poursuivent leur ronde sans la remarquer. Agir comme un agent secret lui paraît absurde à son âge, et son cœur non adapté bat à tout rompre. Mais elle n’a pas le choix. Elle doit les sauver… encore une fois. Le souffle court, les deux minutes qui suivent, avant que les voix s’éteignent au loin, lui paraissent interminables. Reprendre son chemin dans cet état lui est impossible. Elle doit retrouver son calme. Autrefois, elle méditait deux fois par jour. C’était un don familial. Elle était énergéticienne, la meilleure de sa lignée, au point d’avoir accompli l’impensable, comme celui de venir dans ce monde sans technologie. Mais aujourd’hui, son corps n’a plus la force physique ni mentale pour de telles expériences. Chaque séance commençait par une respiration profonde, pour se détendre et apaiser son esprit. Inspirer les ondes positives, expirer les impuretés. C’est exactement ce dont elle a besoin maintenant. Sa jupe droite l’empêche de s’asseoir en tailleur. Alors, accroupie derrière le distributeur, Gwendoline ferme les yeux. Lentement une grande bouffée gonfle son abdomen, puis l'expulse jusqu’à ce que son ventre se creuse. Peu à peu, son corps se détend, son cœur retrouve un rythme régulier. Ses paupières s’ouvrent. Elle se relève, déterminée, prête à reprendre sa route.
— Mademoiselle Persia ?
Gwendoline fait un bond. La main sur la poitrine, elle se retourne, encore haletante. C’est le sergent Rodriguez, qu’elle connaît bien : le même qui avait apporté les résultats d’analyse de sang.
— Désolé, je ne voulais pas vous effrayer.
— Ce n’est rien, juste que je ne suis plus toute jeune. Répond-elle en réajustant sa veste.
— Est-ce que vous allez bien ? demande-t-il, perplexe. Je vous ai vue derrière le distributeur…
Elle se raidit. A-t-il compris que je me cachais ?
— Vous sembliez reprendre votre souffle. Faisiez-vous un malaise ? Soulagée de son malentendu, elle s’empresse de dire.
— Je vais bien, merci. Vous savez, à mon âge, il suffit de marcher un peu trop vite pour perdre haleine. Je cherchais le colonel...
— Êtes-vous certaine ? Je peux vous accompagner jusqu’à l’infirmerie si vous préférez.
— Non, non, jeune homme, vous êtes bien aimable. J'ai pu reprendre mon souffle. J’ai simplement voulu être discrète, mais vous m’avez surprise, voilà tout.
Il sourit, un peu gêné.
— Faites attention la prochaine fois, mon vieux cœur a failli ne pas y résister, ajoute-t-elle avec un petit rire forcé. Puis, changeant de ton.
— À tout hasard, auriez-vous vu le colonel ? Je dois impérativement lui parler.
— Oui, je l’ai aperçu il y a quelques minutes, avec les nouveaux informaticiens.
Cette information tombe à point nommé : le bureau des ordinateurs quantiques se trouve dans le même secteur que les logements de Sarah et Greg. Elle n’aura donc pas besoin de mentir davantage. Gwendoline lui adresse un sourire reconnaissant.
— Merci, sergent.
— Avec plaisir, madame ! Il la salue d’un geste avant de disparaître au détour du couloir.
Les mots du message de John résonnent encore dans son esprit. Une sueur froide glisse le long de sa tempe. Il est temps d’agir. La situation devient critique. Elle doit à tout prix aider ces deux femmes qui n’ont rien demandé. Pour Gwendoline, voir une escouade de soldats débarquer chez elles pour les arracher à leur quotidien est impensable. Elle avance d’un pas décidé. Elle ne peut plus reculer. Elle a déjà tout perdu une fois — son travail, sa famille, sa fille. Elle ne laissera pas une autre vie être sacrifiée. Le serment d’Hippocrate résonne toujours en elle. Et cet embryon, devenu femme aujourd’hui, reste, d’une certaine manière, encore son patient. Elle toque à la porte de Greg. Personne ne répond. Alors, sans hésiter, elle se tourne vers la chambre de Sarah. Greg lui ouvre.

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