Chapitre 40 - Tellus - Cachée à vue de tous
Chapitre 40 - Cachée à vue de tous
Monde 3 : Tellus
Sarah reste immobile sur le canapé, les doigts crispés sur le dossier qu’elle serre contre sa poitrine. Depuis qu’elle travaille sur cette base militaire, personne n’est jamais venu frapper à sa porte.
Alors, qui cela peut-il bien être ?
Et si le colonel avait changé d’avis ? L’idée lui glace le sang. Non, impossible. Il doit avoir eu une raison pour leur avoir donné ce document classé confidentiel. À moins qu’il n’ait envoyé des hommes pour le reprendre… ce qu’il n’aurait jamais dû leur confier.
La pensée la traverse comme une décharge.
Pourtant, ce n’est pas un soldat qui franchit la porte, mais une petite femme aux cheveux blancs, un chignon en bataille. Elle bouscule Greg pour entrer, une main agrippée à un sac énorme, l’autre plaquée contre sa poitrine, haletante.
— Il… Il faut que je vous parle… c’est… urgent.
— Mademoiselle Persia ? articule Sarah, interdite.
Greg la voit hors d’haleine, se précipite dans sa kitchenette, remplit un verre d’eau et le tend à la secrétaire du colonel. Elle le boit d’une seule traite.
— Merci jeune homme, vous êtes bien aimable.
Son visage ridé se détend, puis son regard s’illumine d’une intensité troublante.
Sarah se lève d’un bond, serrant le dossier contre elle comme si on allait le lui arracher.
— Non ! Vous ne pouvez pas le reprendre maintenant ! On … on n’a pas terminé de le consulter… Balbutie Sarah.
Ce dossier relate de choses si fascinantes, si incroyables, qu’elle brûle d’en connaître davantage. Impossible de laisser filer une telle opportunité.
Gwendoline esquisse un sourire.
— Vous l’avez lu… parfait. Ce sera plus simple à expliquer.
Elle marque une courte pause puis quelques secondes, son souffle se stabilise.
— Le temps nous est compté. Il est important que vous soyez au courant de la situation.
Greg s’accoude au comptoir de la cuisine, un sourcil relevé, prêt à écouter ce que cette femme a d’aussi urgent à dire.
— Je ne suis pas de Tellus, déclare Gwendoline Persia, tel un avion de guerre au moment de larguer sa bombe.
— Quoi ? hoquète Sarah, médusée par ce qu’elle vient d’entendre.
Elle s’assoit sous le choc. Elle sait pertinemment que, sur Tellus, Il relève de l’impossible de s’établir lorsque l’on provient d’une autre dimension. Pourtant, elle n’ose dire un mot, de peur de rompre le fil fragile de cette confession.
Une étincelle de détermination brille dans le regard de la secrétaire.
— Avant de travailler pour le colonel Spencer, j’étais médecin, responsable du service gynécologique d’un hôpital.
Elle ferme les paupières un instant, cherchant à retrouver contenance tant cette réminiscence est douloureuse, avant d’ajouter d’une voix à peine audible :
— … d’un hôpital qui n’appartient pas à ce monde.
Greg fronce les sourcils. Sarah écarquille les yeux.
— Et… d’où vendez-vous alors ? balbutie Sarah, interdite.
— De la Terre.
— Comme Amélia…, souffle Greg.
Gwendoline hoche la tête et continue, comme si elle récitait un souvenir gravé au fer rouge.
Des images affluent dans sa mémoire : les murs blancs d’une salle stérile, l’odeur du désinfectant, les instruments alignés avec une précision militaire. Puis cette image, plus forte que les autres, une jeune femme allongée sur une table d’examen, les pieds dans des étriers métalliques.
— Détendez-vous, madame… Tout va bien se passer, avait-elle dit ce jour-là.
— Elle s’appelait Alice Jones, je lui ai inséminé un embryon… Et… A ce moment-là, jamais je n’aurais imaginé que cet acte m’amènerait jusqu’ici.
Sarah desserre lentement sa prise sur le compte rendu confidentiel et le regarde.
— Attendez… Vous voulez dire que…
— Oui. Celui-là même dont il est question dans le dossier.
— Donc c’est vous qui avez inséminé l’embryon d’Amélia… Enfin… la future Amélia ?
— C’est exact. Une des femmes que vous surveillez. Emélie est sa dupliquée, née d’un autre monde dont nous n’avions pas les coordonnées. Une conséquence inattendue de l’incident de la navette.
Elle ferme les yeux, rassemble son courage et continue.
— À l’époque, j’étais aussi énergéticienne à mes heures perdues. C’est un don familial, et j’étais plutôt douée, ajoute-t-elle avec une once de nostalgie. Je travaillais les fréquences, je pouvais sentir et manipuler les vibrations et les énergies de tout être vivant… Et… Le jour où j’ai croisé le caporal Spencer, j’ai tout de suite compris qu’il n’était pas comme nous. Son aura ondulait différemment de celle des Terriens.
Greg tressaille.
— Caporal ? Vous parlez du colonel ?
— Oui. À l’époque, il n’était encore qu’un jeune lieutenant. Sa mission était de retourner dans le monde d’origine de la première expédition, pour vérifier si le projet avait réussi.
Gwendoline se remémore leur première rencontre.
Elle le revoit, déguisé en médecin, en train de fouiller dans les fiches des patients. La lumière de l’écran de l’ordinateur projetait sur son visage des reflets bleutés. Lorsqu’il releva la tête, son regard surpris croisa le sien, et, sans qu’elle s’y attende, le temps se suspendit, juste assez pour laisser une décharge douce et brûlante à la fois remonter le long de sa colonne vertébrale avant de se loger dans son cœur.
« Vous ne devriez pas être ici, docteur », avait-elle dit d’une voix tremblante. »
— J’ai su, dès ce jour, que tout ce qu’il me disait était un mensonge, et pourtant, il me fascinait. J’ai voulu comprendre ce qu’il était vraiment. Et, on s’est donné rendez-vous, on a discuté. Puis, de fil en aiguille, il m’a révélé la vérité : d’où il venait, sa mission, leurs objectifs. Et c’est là que j’ai découvert les vils projets de son monde. Il souhaitait créer des embryons hybrides, tester des croisements entre univers. Ma patiente faisait partie du protocole.
L’émotion la gagne, les mots lui échappent. Greg remplit à nouveau son verre, qu’elle s'en saisit pour s'hydrater. Le cristal tinte faiblement lorsqu’elle le repose. Sarah sent sa gorge se serrer, incapable d’interrompre le récit.
— J’étais furieuse, reprend Gwendoline d’une voix étranglée. Furieuse et terrifiée. Alors, sans réfléchir, j’ai fait ce qui me paraissait évident : j’ai brûlé le dossier. Toutes ses informations : adresse, téléphone, tout ce qui la concernait ont disparu des registres. La jointure de ses poings blanchit, les yeux brillants d’un mélange de honte et de colère. En tant que médecin, je me devais de protéger ma patiente et son enfant. Vous imaginez ? Ils comptaient les étudier, peut-être même les disséquer, et leur réserver des atrocités, plus effroyables les unes que les autres.
Sa voix se brise. Elle inspire profondément avant d’ajouter, presque à voix basse :
— Alors, j’ai effacé toute trace de cette famille des registres de l’hôpital.
À ces mots, Greg voit cette femme devenir de plus en plus fébrile. Il lui propose une chaise, pour qu’elle puisse se reposer, elle la refuse.
Puis, une lueur amère traverse les yeux gris de Mademoiselle Persia, un regain d’énergie l’envahit.
— En tant que médecin, je ne pouvais pas les livrer à ces gens… Mais ils ont fini par remarquer l’absence d’Alice et du bébé. Et, je ne sais comment, ils ont compris que j’en étais responsable. Alors ils m’ont traquée. J’ai dû fuir. Abandonner ma famille… ma fille.
Sa voix tremble, se brise. Elle avale difficilement sa salive avant de poursuivre :
— Et… John était là. Il m’a aidée à lutter contre son propre camp, en secret. Notre lien s’est transformé… Cependant, il ne pouvait pas m’emmener avec lui dans sa navette.
Elle ferme les yeux un instant, et laisse le silence prendre place.
— Alors j’ai utilisé ce que je savais faire. Grâce à mes capacités, j’expérimentais déjà les voyages vibratoires entre mondes, par la méditation. John m’avait confié la fréquence de leur planète. Après des semaines d’essais, j’ai réussi et je l’ai rejoint.
Sarah retient son souffle.
— Vous avez traversé sans porte interdimensionnelle ? Comme Amélia et Emelie ?
— Oui et non… Leur lien est encore plus particulier et le Général ne connaît pas l’existence de mes compétences.
Un léger tremblement agite ses doigts.
— Et ici ? Comment avez-vous pu vous intégrer cette base sans vous faire remarquer ? demande Greg. Ils savaient qui vous étiez !
— En effet. Cependant, à cette époque, John était avec mon homologue — en tout point identique à moi. Leur couple battait de l’aile. Elle voulait partir, et nous nous sommes mises d’accord.
Elle m’a parlé de sa vie : son métier, sa famille, ses amis, ses habitudes… puis elle a disparu.
D’après John, elle aurait été appelée pour une mission. Quant à moi, je préfère l’imaginer voyager d’un univers à l’autre, découvrant les multiples mondes parallèles et leurs habitants.
Elle esquisse un sourire triste.
— Et puis…. J’ai pris sa place. Je connaissais assez son rôle pour ne pas éveiller le doute des personnes qui m’entouraient. J’ai mis sa blouse de médecin militaire, puis, en fin de carrière, je suis devenue la secrétaire du colonel.
Un silence s’installe. Sarah et Greg échangent un regard.
Sarah est fascinée par ce qu’elle entend. Et constate avec admiration que cette petite femme d’apparence fragile est en vérité forte. Elle a passé presque toute sa vie à se cacher, à la vue de tous.
— Mais, ce que je ne saisis pas, pourquoi nous dites-vous tout ça ? Demande Greg surpris qu’une telle révélation secrète depuis plusieurs années se fait uniquement à eux.
Le regard de Gwendoline s’assombrit. Elle jette un œil à l’horloge.
— Parce que le temps presse. Et vous deviez connaitre mon histoire pour comprendre ce qui est en train d'arriver. D’ici quelques heures le général va envoyer des équipes récupérer ma patiente et son double, pour les emmener…
— Pour faire des expériences ? murmure Sarah, horrifiée.
— Oui. Elles communiquent entre elles sans technologie. C’est une anomalie qu’ils veulent étudier à tout prix, entre autres.
Le sang de Sarah se glace.
— Vous devez partir avant eux, ajoute Gwendoline d’une voix grave. Vous devez les prévenir. Les protéger.
Mademoiselle Persia fouille dans les poches de sa veste, et sort un post it jaune.
— Tenez, voici les coordonnées d’une planète sur laquelle vous pourriez vous y réfugier avec elles. Elle se nomme Erthia.
Greg saisit le bout de papier et fronce les sourcils.
— OK… j’entends votre histoire. Mais… pourquoi nous ? Nous ne sommes pas militaires.
Gwendoline le regarde un instant, ses yeux clairs scrutant les leurs.
— Le colonel ne vous a pas choisis par hasard. Il sait qui vous êtes… vos forces, vos blessures.
Elle tourne lentement la tête vers Sarah.
— Vous avez consacré votre vie à étudier les conséquences de la science quantique sur la nature. Et vous deux… vous avez connu la perte, la séparation. Vous savez ce que ressent un enfant arraché à sa mère.
Un silence dense s’installe. Sarah sent son cœur se serrer, tandis que Greg baisse les yeux, comme pour retenir un souvenir douloureux.
— Le colonel sait que j’ai perdu mes parents et que j’ai été élevée par ma grand-mère ? murmure Sarah, la voix tremblante.
Greg hoche la tête, les yeux sombres. Elle devine qu’il a lui aussi connu l’orphelinat et cette même douleur indicible.
— Ces femmes ont une vie, une famille… Il est hors de question de briser tout ça pour… pour ces chercheurs qui se croient au-dessus des lois de la nature, ajoute Gwendoline, la voix tremblante mais résolue.
Les mots flottent dans l’air, lourds et chargés de sens. Gwendoline serre le dossier contre elle, inspirant profondément.
— Et c’est pour cela que le colonel nous a choisis… vous deux, termine-t-elle, les yeux brillant d’une intensité qui laisse deviner le poids de ses confidences.
Sarah et Greg échangent un regard silencieux. Pour la première fois, ils comprennent que leur passé, leurs blessures et leur savoir sont devenus une force… et que tout ce qu’ils pensaient être du hasard n’était que la main invisible d’un plan plus vaste.
— Attention, c’est une opération non officielle et cela s’apparente à de la trahison. Cette mission, si vous l’acceptez, peut vous coûter votre carrière.
Greg hausse les épaules.
— De toute manière, je ne comptais pas rester. J’étais déjà prêt à partir, annonce-t-il. Et il est hors de question que le général les embarque pour faire des expériences non éthiques sur ses jeunes femmes.
Sarah le regarde, interdite.
— Comment ça, partir ?
— Après notre nouvelle affectation, je pensais démissionner. Découvrir des mondes, voyager… J’ai quelques économies de côté.
Sarah garde le silence, surprise par cette annonce. Une part d’elle admire son courage, une autre voudrait le suivre, tout simplement.
Elle baisse les yeux, incapable de mettre des mots sur ce qu’elle ressent.
Quand elle relève la tête, leurs regards se croisent. Les pupilles grises de Greg s’adoucissent lorsqu’elles se posent sur elle. Son cœur se serre, puis s’emballe, battant plus fort à chaque seconde passée sous ce regard.
Jusqu’à présent, elle n’avait pas réalisé à quel point elle s’était rapprochée de lui, ces derniers jours, pas avant qu’il n’annonce son départ.
Alors, tout devient clair : elle voudrait, avec lui, découvrir d’autres horizons et vivre de nouvelles aventures. L’idée qu’il s’éloigne lui est insupportable.
— C’est d’accord ! s’exclame Sarah. Je t’accompagne, Greg… enfin si tu es OK, évidemment.
Elle termine en baissant la voix, gênée par sa propre véhémence.
Greg soulève un sourcil, et ses fines lèvres s'étirent.
— Bien sûr que je le suis ! Nous partons.
Affirme-t-il en levant la tête vers Gwendoline. Cette dernière soulagée ouvre le grand sac posé près de la porte d’entrée.
— Super, alors tenez, dans ce sac vous trouverez tout ce dont vous avez besoin. Vos badges, vos autorisations… et le matériel, tout ce qu’il vous faut pour franchir le portail. Le colonel et moi allons faire une diversion pour vous donner accès au laboratoire. Vous n’aurez plus qu’à prendre des vêtements de rechange.
— Et comment allons-nous réussir à aller sur Terre ou Terra ? demande Greg. Si la mission est officieuse, on ne nous laissera pas traverser.
Gwendoline esquisse un sourire.
— Le John a tout prévu. La responsable du labo nous doit un service. Elle vous attend déjà.
À ses mots, l’eau du verre posé sur le comptoir se met à frémir.
Un léger tintement s’élève, bientôt rejoint par les cliquetis des ustensiles de la kitchenette.
Les vibrations gagnent en intensité, font vibrer les placards, trembler les verres.
Gwendoline vacille, surprise par la secousse — Greg la rattrape de justesse.
Leurs regards se croisent : Sarah, Greg, Gwendoline — tous trois figés, les yeux écarquillés, incapables de comprendre ce qui se produit.
Autour d’eux, tout vibre, comme si l’air lui-même s’était mis à trembler.
Puis, soudain, tout s’arrête.
Le silence paraît irréel, suspendu.
À peine ont-ils repris leurs esprits qu’une notification retentit sur leurs trois téléphones.
Le même message s’affiche sur chaque écran :
CODE 7 — Anomalie dimensionnelle détectée.

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