Chapitre 41-Terre- Dur retour à la réalité
Chapitre 41
Monde 1 Terre
Amélia
Dur retour à la réalité
À peine son pied franchit-il la frontière vers son propre monde que les tremblements de terre, commencés un peu plus tôt dans l’univers de son alter ego, cessent net. Les poils hérissés le long de ses bras retombent lentement ; son cœur, encore affolé du contact brûlant avec Emélie, retrouve un tempo plus régulier. Et cette plénitude étrange, cette impression d’être enfin entière… s’éteint.
À nouveau, elle est seule.
Debout au milieu de la pièce, les yeux d’Amélia s’humidifient et laissent couler une larme le long de sa joue. Quand, sans prévenir, une pointe fulgurante surgit, tel un coup de poing dans le bas-ventre. Le souffle coupé, elle se plie en deux, les mains instinctivement plaquées contre son utérus. Ses jambes se dérobent et elle chute à genoux, un sanglot coincé au fond de la gorge. Ce n’est pas seulement une douleur : c’est un manque immédiat, violent, une absence qui s’impose comme une partie d’elle-même arrachée trop vite.
— Émélie… gémit-elle entre ses dents.
Les minutes passent avec une lourdeur presque palpable. Lorsque l’étau finit enfin par desserrer son emprise, elle parvient à inspirer plus profondément et redresse lentement la tête, les idées revenant par vagues irrégulières. La culpabilité liée à la colère d’Ethan ressurgit. C’est de sa faute si aujourd’hui il est ainsi. Cependant, cela confirme son choix : elle ne veut pas se marier avec lui ; il doit cesser d’insister.
Elle se relève avec difficulté, gagne le canapé et s’y affaisse, comme vidée. À peine sa tête touche-t-elle le coussin qu’un épuisement la submerge, et les souvenirs d’Émélie se glissent aussitôt en elle, doux mais douloureux. Éthan disparaît de son esprit, puis elle sombre dans un demi-sommeil sans même s’en rendre compte.
Elle ne sait pas combien de temps elle a dormi, mais trois coups secs contre la porte la réveillent en sursaut.
— Amélia !
Encore engourdie, elle se traîne jusqu’à l’entrée. La voix lui semble familière sans qu’elle parvienne d’abord à l’identifier. Lorsqu’elle s’en approche, une silhouette blonde lui apparaît à travers la petite vitre : ce n’est pas Éthan. C’est Adam.
Avant d’ouvrir, elle croise son reflet dans le miroir du couloir. Le choc la fait s’arrêter net. Son visage est d’une pâleur inquiétante, ses cernes marquent violemment son regard ; elle a l’air d’un spectre. Elle refuse de se présenter ainsi. D’une main tremblante, elle fouille dans son sac, récupère son poudrier et tente tant bien que mal de masquer cette fatigue qui lui colle à la peau.
Les coups reprennent, plus insistants.
— Amélia !!
— Une seconde ! répond-elle d’une voix qui trahit encore son ébranlement.
Elle ajoute rapidement un peu de rouge sur ses lèvres, inspire, et ouvre.
— Enfin ! s’exclame Adam. J’ai sonné, frappé… j’étais à deux doigts de défoncer la porte !
Ses paumes se posent instinctivement sur ses épaules, puis il s’interrompt en la détaillant, le ton soudain plus doux.
— Est-ce que vous allez bien ? Est-ce qu’il est revenu ? Est-ce qu’il vous a fait quelque chose ?
Il entre sans attendre sa réponse, comme poussé par une inquiétude qu’il ne cherche même plus à dissimuler. Ses mains glissent nerveusement dans ses cheveux.
— Je le savais… Je n’aurais jamais dû vous laisser seule…
— Je vais bien, Adam, souffle-t-elle en tentant de reprendre le contrôle. Et… vous deviez récupérer votre fils à son club. Il est beaucoup plus important que moi.
Ces mots le stoppent net.
Elle, de son côté, ne peut évidemment pas lui expliquer la véritable raison de son épuisement. Comment lui raconter que, juste après son départ — arrivé en urgence après l’agression d’Ethan — elle s’est retrouvée projetée dans un monde parallèle par un passage interdimensionnel apparu en plein milieu de son salon ? Comment avouer qu’elle a pu, toucher et voir son propre double, celle avec qui elle échange depuis des semaines ? C’est impossible. Alors elle choisit l’unique version qui ne l’inquiétera pas davantage.
— Et non… ni l’un ni l’autre. Il n’est pas venu, et il ne m’a rien fait. Je me suis simplement… endormie. Désolée, je n’ai pas entendu.
Petit à petit, les épaules d’Adam s’assouplissent. Son souffle se calme, comme une tension qui retombe enfin.
— Voulez-vous boire quelque chose ? propose-t-elle, cherchant à alléger l’atmosphère.
— Non… merci. Mon fils m’attend dans le pick-up.
Son regard émeraude revient se fixer sur elle. Une lueur y danse, timide mais déterminée.
— Si je suis venu, c’était d’abord pour vérifier que vous alliez bien. Mais surtout… un éclat illumine ses iris verts, j'aimerai savoir si vous accepteriez de dîner avec moi ce soir… pour vous changer les idées.
Elle ne s’y attendait pas. Quelques jours plus tôt, avant que tout cela n’envahisse sa vie, elle aurait dit oui sans réfléchir, avec l’envie irrépressible de se laisser happer par lui, et plus si affinité.
Mais là… ses émotions sont à vif, son corps tiré, son esprit encore ailleurs.
Elle ouvre la bouche pour refuser, déjà prête à s’excuser.
Puis elle croise ses yeux empreints d’une sincérité brute, une présence apaisante et rassurante. Les défenses d’Amélia vacillent.
— D’accord ! finit-elle par répondre, en forçant légèrement son enthousiasme pour masquer son trouble.
Après tout… cela lui fera du bien. Ça lui permettra de respirer un peu, de retrouver une part de normalité. Et de discuter avec quelqu’un de vraiment extérieur à sa vie tumultueuse. Adam.
Il lui donne rendez-vous chez elle vers 16h30. Il voudrait l’emmener quelque part avant de dîner.
***
Après son départ, elle inspire longuement, cherchant à se recentrer, puis se dirige vers la salle de bain pour se rafraîchir les idées.
— Je dois penser à autre chose… répète-t-elle, comme pour se convaincre elle-même.
Dans la salle de bain, elle s’immobilise devant le miroir. Son reflet la fixe, encore trop pâle, les traits tirés par la fatigue et par ce qu’elle vient de vivre. Elle ne peut s’empêcher d’espérer que le miroir réagisse, qu’il frémisse, qu’il laisse apparaître à nouveau Émelie.
Mais rien ne bouge.
Alors elle commence à se démaquiller par des gestes lents, presque mécaniques. L’eau brûlante de la douche tombe sur ses épaules et la chaleur l’enveloppe aussitôt, lui arrachant un soupir qu’elle ne retient pas. Les muscles de sa nuque se relâchent peu à peu, la vapeur emplit la pièce, et le doux parfum de son savon lui redonne l’impression d’habiter pleinement son corps. Ses yeux se ferment, et ... Elle se revoit... Assise devant une tasse de thé chaude entre les mains, avec en face d'elle, Émelie. un moment suspendu, irréel, mais d’une plénitude qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps. Un sourire lui échappe.
Les gouttes coulent le long de son visage, de son dos. Sa peine ne disparaît pas, mais elle devient plus supportable.
Plus respirable.
Après de longues minutes, elle finit par couper l’eau. Ses joues sont rosées et ses pensées un peu plus ordonnées. Enveloppée dans une serviette, les cheveux dégoulinant dans son cou, elle attrape ses vêtements pour les mettre au panier lorsqu’un morceau de papier tombe au sol. Elle se penche pour le ramasser et découvre une inscription : « Pour Justine ».
Alors, tout lui revient. Elle avait presque oublié, malgré l’urgence dans la voix de l’ami d’Emelie. Cet homme, Justin, lui avait demandé si elle connaissait une certaine Justine. Comme il travaille chez Walker et Compagnie, il avait espéré que son alter égo y soit également. Et en effet, Amélia se souvient d’une nouvelle employée aperçue lors de certaines réunions : une assistante de direction prénommée Justine, souvent aux côtés d’Ethan.
Curieuse, elle déplie la feuille d’imprimante. Elle révèle la copie d’une page manuscrite, couverte de symboles tracés à la main, de lignes courbes et de motifs étranges. Elle donne l’impression d’avoir été arrachée d’un carnet ancien — peut-être un journal, peut-être quelque chose de plus précieux encore. Amélia ne comprend pas tout, mais une chose est claire : Justin tenait vraiment à ce que le message parvienne à destination.
Elle enfile des vêtements propres, puis se laisse tomber sur le bord du lit en prenant son téléphone. Oui, elle la connaît, mais à peine. Elles ont eu très peu d'échanges. Pourtant, maintenant qu’elle y pense, la ressemblance avec Justin est flagrante, cette familiarité la rassure, c'est une situation similaire avec ce qu'elle vit avec Emelie.
Cependant, un problème immédiat se pose : comment expliquer à quelqu’un qu’une version masculine d’elle-même, vivant dans un monde parallèle, lui a confié un message à transmettre ? Rien que d’y réfléchir ses joues chauffent. C’est impossible. Personne ne pourrait entendre cela sans la croire folle.
Elle ouvre l’application interne de l’entreprise, cette interface impeccable qui regroupe les agendas, les profils des employés et les contacts du service marketing et de l’équipe de direction. Elle cherche « Justine », fait défiler les résultats, puis tombe sur sa photo. Oui, c’est bien elle. Même sourire discret. Même calme apparent que son double masculin.
Elle hésite longuement avant de composer un message. Elle écrit quelques mots, les efface aussitôt. Trop froid. Puis un autre. Trop étrange. Trop direct. Trop maladroit. Rien ne semble convenir.
Elle finit par abandonner l’idée du texto. Certaines choses doivent être dites face à face. Ou au moins, de vive voix.
Elle respire profondément, sous la photo de Justune où se trouve l'icône du téléphone. Elle positionne son pouce juste au-dessus quand l'appareil se met à vibrer. Elle sursaute.
Le nom Justine Dubois s’affiche en grand.
Amélia reste un instant immobile, incapable de comprendre la coïncidence improbable.
Son doigt glisse malgré elle pour décrocher.
— Allô ?
Une voix fluette retentit.
— Bonjour, je suis Justine Dubois assistante de direction de monsieur Ethan Walker.

Annotations
Versions