Chapitre 42 - Terre - Justine
J’en reviens pas, j’ai réussi…
Je sens l’énergie tourner autour de moi ; elle vibre, effleure ma peau, comme si elle hésitait à quitter la pièce, comme si une part d’elle s’agrippait à moi.
Mes mains tremblent. Ma force est si faible, j’ai du mal à tenir mon stylo. Cependant, je dois tout poser maintenant, tant que mes souvenirs restent brûlants. Je refuse d’oublier. Pas cette fois. Alors je vais tenter de retranscrire ce que j’ai vécu, le moindre détail.
Grâce à la formation imprévue de ma cousine Alma — jamais je n’aurais imaginé recevoir un tel enseignement — j’ai pu recommencer l’expérience. Voyager d’un monde à un autre.
Je souris. Alma m’a grondée, car, d’après elle, ce processus est dangereux, j’aurais pu y laisser ma vie. Cependant, elle en a pleinement conscience, tout comme moi : renoncer m’est impossible. Alors, pour m’aider, elle m’a confié des pierres fines. Des cristaux capables de préserver l’équilibre de mon corps lorsque je traverse ces états vibratoires. En les observant, j’ai senti que quelque chose en moi se calmait déjà.
Je les ai installés une à une sur chaque branche du pentagramme dessiné au centre du tapis. Rien que ce geste m’a apaisée, comme si chacune retrouvait naturellement sa place. Chacune a une fonction particulière afin de permettre le bon déroulement du processus.
L’agate a stabilisé mon esprit. La labradorite m’a protégée des vibrations parasites. La chrysoprase a régulé mes battements de cœur. La citrine a harmonisé mes cellules aux changements de fréquence. Et l’œil-de-tigre… mon armure. Mon ancrage.
J’ajoute : la pièce dans laquelle je suis… mon Dieu, cette pièce, elle est incroyable.
Du lever du soleil jusqu’au crépuscule, ses rayons glissent sur le sol comme des fils d’or, se concentrant exactement à l’endroit où je dois m’asseoir. Cette lumière me traverse, m’aligne, me réveille.
C’est probablement cela qui m’a permis de laisser tomber mes peurs et de me recentrer.
Rien que ça m’aide déjà à respirer plus grand.
À être plus… moi.
lors j’ai entamé mon deuxième essai. Je me sentais prête. J’avais la certitude que cette fois, je dépasserais mes limites.
Les pierres posées, les bougies allumées, le pendule installé…
Et, dans ce silence suspendu, quelque chose en moi s’est ouvert.
Et j’y suis arrivée.
Enfin… presque.
J’en frémis encore rien que d’y repenser.
À partir du moment où les poils de mes bras se sont hérissés, j’ai su que j’y étais.
Puis j'observe une pièce si semblable à celle d’Alma que j’ai cru, un instant, avoir échoué.
Mais la lumière n’était pas la même : plus froide, plus nette, comme si l’air vibrait autrement.
Et c’est dans ce décalage subtil que je l’ai aperçu.
Et puis… je l’ai vu.
Lui.
Il me tournait le dos, penché sur une étagère remplie de pendules. Je savais —sans l’ombre d’un doute — que c’était l’homme rencontré lors de mon tout premier essai.
Dans ma cave, et dans la sienne.
Il s’est retourné, surpris. Nos regards se sont accrochés comme deux aimants. Je ne peux pas décrire ce que j’ai ressenti : un mélange de trouble, d’étrangeté… et une forme d’euphorie pure.
Il s’est assis en face de moi et nous avons parlé. Pas aussi longtemps que je l’aurais voulu, mais assez.
Assez pour comprendre l’essentiel. La conversation a glissé naturellement vers ce qui me hantait.
Je lui ai raconté mon problème de stabilisation et du carnet de Gwendoline, dans lequel une personne a déchiré la suite du processus permettant de voyager d’un monde à l’autre, sans pouvoir arriver à être entière.
Après m’avoir écoutée, une étincelle a brillé dans ses pupilles. Il m’a dit que lors de ma dernière apparition chez lui, dans sa cave, il avait compris le besoin urgent de retrouver cette page.
Et il l’a trouvée.
À ces mots, j’ai cru que mon cœur allait exploser. Sa grand-mère — le double de la mienne — la lui a confiée.
Il détient ce qu’il me manque.
Et il va tenter de la transmettre à Amélia.
Oui… cette Amélia-là.
Le simple fait de prononcer son prénom m’a ramenée à tout ce qu’elle représente pour moi.
L’Amélia dont l’aura multicolore vibrait comme une aurore boréale…
Cette femme qui, sans le vouloir, a rouvert en moi des portes que je pensais scellées. Depuis ce jour dans l’open-space, elle ne cesse de me traverser comme une onde.
Et… cette même Amélia est l’alter ego d’Emelie, la meilleure amie de Justin.
N’est-ce pas incroyable ! Je pourrais dire que le monde est petit, seulement là cela s’apparente plus à « l’univers est petit ».
Et pourtant… quelque chose en moi sent que tout cela n’a rien d’un hasard.
Pour une raison qui nous échappe — et que nous n’avons pas eu le temps d’approfondir — Justin m’a appris que ces deux femmes parviennent à communiquer sans aucune méditation.
À travers un simple miroir.
Comme si leur existence était liée par une corde invisible. Ce serait par ce moyen de transport que Justin pourrait transmettre la page à Amélia. Je l’espère et je croise tous les doigts possibles pour une réussite. Je pourrais écrire encore et encore le mot « incroyable » tant ce que je vis l’est réellement. Il y a quelques jours, jamais je n’aurais imaginé ce tournant dans ma vie.
L’espoir me serre la poitrine au point que j’ai du mal à respirer. J’y pense si fort que ça me ronge, que ça me suit partout, comme une vibration en arrière-fond.
Et, par moments, je me demande :
Est-ce que je ne suis pas en train de perdre la tête ?
Pourquoi ai-je autant besoin d'aller d’un monde à l’autre ?
Pourquoi est-ce que ça me tire si fort, comme une pulsation qui ne m’appartient pas ?
C’est comme si une force dépassant mon entendement me poussait à continuer.
Je ne comprends pas cette énergie inconnue, mais je sais qu’elle existe, là au creux de mes entrailles. Pour le moment, je dois accepter mes limites, me concentrer sur l’essentiel :
Apprendre à voyager sans douleur. Sans m’écrouler. Sans risquer ma vie.
Ce ne sera pas simple.
En cet instant, seulement quelques minutes après être allée chez Justin, je me sens si fatiguée. Je suis vidée, mes paupières veulent se fermer, mon esprit s’évader.
J’y vais. Je pense avoir tout dit, et demain, si je me souviens d’un autre détail, je le noterai…
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Il est 10h du matin. J’ai dormi comme une marmotte, lourde et engourdie, mais avec ce petit frisson qui persiste au réveil.
Cette nuit, il m’est revenu avec une clarté inattendue : ce monde… celui où vit Justin… il y a deux lunes.
Oui, je me répète… DEUX lunes.
Comment est-ce possible ? Quelle histoire a façonné cette planète pour en arriver là ?
Cette image s’imprime dans mon esprit.
Trop de questions me tourmentent déjà.
Je dois trouver un sens à tout cela, répondre à toutes ces interrogations.
14h. La terre s’est mise à trembler. Quelques minutes plus tôt, je me souvenais avoir senti quelque chose, sans vraiment comprendre quoi. L’air m’était soudain devenu plus dense, presque électrifié, et les plantes autour de moi semblaient frissonner d’elles-mêmes, comme si elles pressentaient l’événement avant moi. Puis, brusquement, tout a bougé sous nos pieds. Une vibration sourde et profonde a parcouru mes jambes jusqu’à la cime de mon crâne. Je n’avais jamais ressenti pareille sensation pendant ma courte existence. Alma m’avait prévenue que cela pouvait arriver, mais vivre ce moment était encore plus impressionnant que ce qu’elle m’avait décrit. Cela n’avait pas duré longtemps, mais chaque seconde avait suffi à marquer mes sens.
****
Je bois mon thé chaud, assise sur un transat de la terrasse, tandis que ma cousine, à côté de moi, crochète un joli débardeur.
Je dois appeler Amélia…
Un frisson me parcourt le dos. Mes mains deviennent moites. L’énergie autour de moi se fait plus dense, plus insistante, comme si elle me poussait littéralement vers mon téléphone. Je ne peux pas résister.
Mon regard glisse instinctivement vers l’application de communication de l’entreprise. La photo de profil d’Amélia s’affiche, immobile, presque comme si elle m’attendait. Mes doigts tremblent légèrement, mais ils composent son numéro d’eux-mêmes.
— Allô ?
— Bonjour, je suis Justine Dubois, assistante de direction d’Ethan Walker.
Un bref silence. Sa respiration, puis un raclement de gorge. Sa voix, calme et maîtrisée, finit par répondre :
— Oui, bonjour, mademoiselle Dubois. Que puis-je faire pour vous ?
Je m’attendais à un peu plus de chaleur. Peut-être un : « Oh, j’ai justement une feuille pour vous ! »
Mais non. Il va falloir que je trouve les mots.
— Heu…
— Oui ?
— Hum… Je suis désolée de vous déranger pendant vos vacances, mais je dois vous parler d’une chose importante. Et je serai brève.
Le silence s’étire. Mon cœur tambourine.
Et si elle n’était au courant de rien ?
Et si elle me prenait pour une folle ?
Puis enfin, elle ajoute :
— J’ai quelque chose pour vous.
Mon souffle se bloque.
Elle sait.
— Une personne m’a confié une feuille que je dois vous remettre.
Un poids invisible s’envole de mes épaules. Je respire.
— Oooooh… j’avais l’impression d’étouffer d’inquiétude. Cela me soulage tellement…
Quand puis-je la récupérer ?
— Heu… je suis en Australie.
— Moi aussi… parfait, n’est-ce pas ?
Je radoucis mon enthousiasme pour ne pas paraître trop exaltée.
— Est-il possible que je passe aujourd’hui ? Je dois absolument l’avoir le plus tôt possible.
— Cela risque d’être compliqué, je suis invitée à un dîner… je…
— Ne vous inquiétez pas, je peux venir un peu plus tard.
Je me calme, je ne veux pas l'effrayer en m'imposant.
— Je ne resterai pas longtemps, juste pour récupérer le document, et je repars aussitôt.
Je perçois son hésitation. Mon cœur s’accélère.
Pourvu qu’elle dise oui.
— C’est bon… c’est OK pour moi. Pouvez-vous passer vers 21h ?
— Oui, parfait ! À ce soir alors !
— C’est ça, à ce soir.
— Merci. Au revoir !
Ça y est.
Ça y est !!
Je vais enfin avoir la suite du processus !
Deux heures de route m’attendent, mais qu’importe. Tout le reste devient secondaire : prévenir ma logeuse, Alma, trouver un hôtel… rien ne compte à côté de ça.
Mon cœur s’emballe, et cette fois, malgré la fatigue, je souris.

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