Chapitre 43 - Terra- Le tumulte intérieur – Émelie

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Chapitre 43

Monde 2 : Terra

Le tumulte intérieur

Émelie


 Les cheveux au vent, Émelie conduit la décapotable de location en direction du restaurant. Pourtant, elle n’est pas prête pour ce genre de soirée. Justin s’amuse à appeler cela un rendez-vous romantique, mais elle ne peut pas encore assimiler ce mot à ce qu’elle s’apprête à faire. Non… pas encore. Pour elle, ce n’est qu’une simple invitation de son voisin, Adam.

 Enfin… c’est ce qu’elle veut croire. Se le faire croire.

 Ses mains serrent le volant. Elle tente de contrôler son stress, car elle n’a plus l’habitude. Plus l’habitude de se demander si elle a choisi la bonne tenue, si elle saura trouver les mots justes, si un silence sera confortable ou pesant. Tout cela lui paraît si lointain, devenu presque étranger, comme une vie qu’elle aurait rangée avec son ancien nom de femme mariée.

 Et c’est là que quelque chose se coince en elle. Rien n’est officiellement terminé. Les papiers ne sont pas signés. Aux yeux du monde — et surtout aux siens —, elle est toujours l’épouse de Jack.

 Cette pensée revient par vagues, insistante. Elle a beau se répéter qu’ils sont séparés, que la décision est prise, qu’il n’y a plus rien à sauver, mais quelque chose en elle continue de résister. Une forme de loyauté silencieuse. Un devoir qu’elle s’impose encore, presque malgré elle.

 C’est sans doute pour cela qu’elle a refusé qu’Adam vienne la chercher devant chez elle. Entrer dans sa voiture, franchir ce seuil-là, aurait ressemblé à un pas de trop. Elle voulait garder le contrôle, mettre une distance, se rassurer en se disant qu’il ne s’agissait que d’un simple repas entre voisins. Rien de plus.

 Justin, lui, n’a pas hésité une seconde. Il a insisté. Doucement, mais fermement. Comme il sait le faire.

Ça te fera du bien.

Tu ne peux pas rester figée indéfiniment.

Ce n’est pas une trahison de respirer à nouveau.

 Alors elle a cédé. Pas par conviction, mais par confiance. Sans lui, elle serait sortie en jean et en veste, sans y penser davantage. Justin, au contraire, a pris sa mission très au sérieux. Avec les quelques vêtements qu’elle avait emportés, il a trouvé la robe parfaite : une de celles avec des petites fleurs, simple, légère, qui souligne sa silhouette sans en faire trop, accompagnée d’un boléro assorti. Il l’a regardée se transformer avec un enthousiasme presque contagieux.

 Elle s’est laissée faire.

 Habiller. Maquiller. Coiffer.

 Comme si, pendant quelques instants, elle redevenait quelqu’un qui avait le droit de plaire.

 La route défile devant elle. De vastes plaines, des champs dorés, des zones boisées d’un vert profond s’étendent à perte de vue. Le soleil décline lentement, étirant la voûte céleste en nuances douces et chaleureuses.

 C’est beau.

 Apaisant.

 Ou du moins, elle essaie de s’en convaincre. Car sous cette tentative de légèreté, une tension sourde pulse dans sa poitrine. Une sensation qu’elle connaît désormais trop bien. Une vibration familière qu’elle reconnaît sans vouloir l’admettre. Autour d’elle, dans l’habitacle, dans l’air qu’elle respire et dans le vent qui frappe son visage, tout semble différent. Plus dense. Comme chargé d’une électricité invisible.

 Elle la sent. C’est elle… Amélia s’impose à nouveau.

 Elle lève les yeux vers le rétroviseur.

 Un frisson lui hérisse la peau le long des bras, une sensation diffuse, comme si tout autour d’elle vibrait autrement. Elle inspire profondément.

 Puis, d’un geste hésitant, elle ajuste le miroir. Et elle se voit, enfin…

 Elle est là.

 Ce reflet, ce visage identique, mais différent à la fois. Le rouge à lèvres. Les cheveux lissés. Elle en est certaine. C’est Amélia.

 Dans ce petit miroir.

 Ce n’est pas une illusion. Elle le sait. Elle le sent au plus profond d’elle-même. Leurs regards se croisent, suspendus dans un souffle hors du temps, comme si la surface de la paroi n’était plus qu’un voile fragile, prêt à céder. Comme si leurs deux mondes, vibrant à l’unisson, venaient de glisser dangereusement l’un vers l’autre, encore une fois. Mais les sensations sont plus intenses, plus perturbantes.

 Émelie entrouvre la bouche pour parler, pour dire son nom, mais déjà l’image se brouille. Les contours se déforment, se dissolvent, disparaissent, comme une peinture effacée trop vite.

 — À cent mètres, prenez la prochaine à droite, annonce le GPS.

 La voix synthétique la ramène à la réalité. Elle cligne des paupières… et la voiture dévie.

 Elle pousse un cri étouffé, braque brutalement. Les pneus quittent l’asphalte et mordent la terre. Le champ de maïs se rapproche dangereusement. Son cœur s’emballe, ses mains tremblent, mais elle parvient à redresser la trajectoire et à immobiliser la décapotable sur le bas-côté.

 Le silence retombe, lourd.

 Les doigts crispés sur le volant, elle ferme les yeux. Sa respiration est hachée. Elle inspire, expire, encore et encore, sans arriver à apaiser le tumulte qui la submerge.

 Une  pensée la frappe comme une gifle, et si elle ne s’en était pas sortie. Elle n’ose imaginer ses filles sans elle. Elle reste immobile un instant, le souffle court avec une folle envie de faire demi-tour, d’annuler la soirée, de rentrer et de se réfugier dans ce qu’elle connaît.

 Puis la voix de Justin s’invite dans sa mémoire, familière et rassurante.

Tu dois penser à toi aussi, Émelie.

 Un sourire timide se dessine malgré elle. Elle n’est pas prête à aimer, mais peut-être l’est-elle pour essayer de vivre un peu.

 Elle rallume le contact et s’engage à nouveau sur la route, le cœur plus apaisé. Quoiqu’il arrive avec Amélia — quoi que cela signifie — sa vie ne peut pas rester figée. Pas pour elle. Pas pour ses filles. Elle doit continuer d’avancer.

 Le moteur ronronne tandis qu’Émelie roule quelques minutes sans regarder le paysage, toujours habitée par cette image qui refuse de se dissiper. Revoir Amélia dans le rétroviseur, en dehors de la salle de bain, lui donne l’impression que leur lien s’intensifie, comme si leurs deux mondes se rapprochaient. Sans compter ce besoin physique et viscéral de se retrouver près d’elle, deux fois plus fort, encore difficile à comprendre.

 Mais ce soir, elle doit penser à autre chose. Elle se répète les mots de Justin comme un mantra et s’y accroche pour ne pas céder à la panique.

Changer les idées. Respirer. Avancer.

 Le GPS annonce l’arrivée imminente. Le parking du restaurant apparaît enfin, baigné par les dernières lueurs du jour. Elle se gare, coupe le moteur, reste immobile quelques secondes. Le silence est ponctué par les battements désordonnés de son cœur.

 Elle jette un regard à son reflet dans la vitre. Cette fois, c’est bien elle. Elle réajuste son maquillage léger, replace son boléro sur ses épaules et inspire profondément, comme avant un plongeon.

 Ce n’est qu’un dîner. Un moment simple. Rien qui l’engage au-delà de ce qu’elle est prête à donner.

 Elle sort du véhicule et reste un instant immobile, subjuguée par le panorama : des collines et des arbres se découpent comme des ombres chinoises contre un océan doré. Elle saisit son téléphone et envoie une vidéo à ses jumelles, fidèle à sa promesse :

 — Coucou les filles ! Ce soir, je suis devant un restaurant australien, et la vue est splendide. J’ai hâte de vous retrouver. Je vous aime ! Maman rentre dans quelques jours, à bientôt, mes chéries !

 En France, il est 8h45, ses petites têtes blondes doivent sûrement prendre leur petit-déjeuner… Dix heures de décalage. Une différence parfois lourde à supporter est un petit pincement au cœur de se savoir loin d'elles.

 — C’est vrai qu’il est magnifique, ce paysage…

 Une voix grave s’élève juste derrière elle et la fait sursauter.

 Elle se retourne. À quelques mètres, Adam se tient là, élégant dans son pantalon de lin blanc cassé et sa chemisette assortie. Sa beauté naturelle est presque intimidante. Ses yeux verts la transpercent, sans agressivité, mais avec une intensité qui la laisse momentanément muette.

 — Oh, désolé, je ne voulais pas vous effrayer, ajoute-t-il en français, avec un léger accent anglais.

 — Vous parlez français ?

 — Quelques mots seulement, répond-il avec un sourire amusé. Ma tante est suisse.

 Elle acquiesce. C’est vrai, la propriétaire de la maison le lui avait déjà dit.

 — Si vous le souhaitez, avant d'aller manger, j’aimerais vous emmener vers le meilleur spot du coin pour admirer le coucher de soleil avant d’aller au restaurant. Ici, la nuit tombe tôt…

 Comment refuser ?

 Ils se garent sur un parking, vingt minutes plus tard, non loin d’un phare blanc érigé sur une petite colline côtière. Le moteur à peine coupé, Adam sort de la voiture, animé d’un enthousiasme communicatif.

 — Je vous présente le Cap Byron Bay Lighthouse, annonce-t-il avec un sourire évident. C’est le phare le plus puissant d’Australie. Et si vous me suivez jusqu’à l’extrémité de la baie, nous serons aussi au point de vue le plus à l’est du pays.

 Émelie acquiesce, amusée par son énergie tranquille.

 Ils marchent côte à côte le long du sentier qui longe l’océan. Le bruit des vagues accompagne leurs pas, régulier, presque hypnotique. Lorsqu’ils atteignent le point culminant, le phare se dresse juste derrière eux. Ils s’accoudent à la rambarde blanche, face à l’horizon.

 — C’est aussi l’endroit idéal pour admirer le coucher du soleil, ajoute Adam plus doucement.

 Le ciel se pare lentement de teintes dorées.

 — À cette période de l’année, poursuit-il, on peut parfois voir des baleines à bosse… et même des dauphins.

Émelie scrute l’océan et, comme si la nature répondait à ces mots, trois mammifères jaillissent hors de l’eau, enchaînant les bonds dans une danse légère.

— Oh ! Regardez ! s’exclame-t-elle en les montrant du doigt.

 Elle rit.

 Cet instant fugace a suffi à dissiper ses idées noires, à raviver un éclat de lumière en elle. La beauté du paysage offrait un repos à son esprit tourmenté.

 La douceur marine lui caresse le visage, soulève ses cheveux et effleure sa peau. Elle ferme les paupières, inspire profondément l’air iodé, laisse les senteurs salées se mêler au souffle de la brise. Le rythme des vagues qui s’écrasent contre la roche accompagne le chant du vent, créant une mélodie tendre et mouvante. Ses pensées se relâchent enfin. Pendant un court instant, le tumulte intérieur se tait. Et sans se rendre compte une larme coule le long de sa joue.

 Puis le doux regard d'Adam, se pose sur elle, d'un geste de la main, elle s'essuie le visage, mal à l'aise.

 — C’est magnifique…, murmure-t-elle, sans préciser si elle parle du lieu ou de ce qu’elle ressent.

 — Est-ce que tout va bien, Émelie ? demande Adam sans détourner ses yeux émeraude.

 Elle hésite. Elle ne peut pas lui évoquer Amélia, ni le miroir, ni ce lien étrange qui les unit. Mais elle peut lui offrir une part de vérité.

 — Mes filles me manquent. Je les appelle tous les jours, mais leurs câlins, leurs rires… même leurs chamailleries me sont cruellement absents. Je suis venue ici pour faire le point dans ma vie. Pour me retrouver, me ressourcer. Et… ce n’est pas simple. Trop d’événements arrivent en même temps.

 — Et leur père… il vous aide ? demande-t-il prudemment.

 Elle esquisse un sourire triste.

 — Oui, bien sûr. Pour elles, je n’ai pas à m’inquiéter. Il fera tout pour ses filles. En revanche, nous… nous allons divorcer.

 Adam baisse légèrement le regard, surpris.

 — Je suis désolé…

 — Ne le soyez pas. C’est un poids en moins. Cette séparation… nous fera du bien.

 Le vent se lève soudain. Elle resserre son gilet contre elle et frissonne. Sans un mot, Adam enlève sa veste et la dépose sur ses épaules. Le geste est simple et naturel. Pourtant, cela la surprend. Elle se crispe une seconde, puis se détend.

 — Merci…, murmure-t-elle d’une voix tremblante.

 Ce geste la touche plus qu’elle ne l’aurait cru. Jack ne faisait plus cela depuis longtemps. Adam, quant à lui, est là, attentionné et présent. Et, dans cet un instant, Émelie se sent à nouveau femme. Pas seulement mère, pas seulement en reconstruction, mais Femme, avec tout ce que ce mot implique de désir et de fragilité.

 Elle lève les yeux vers lui. Son regard émeraude, empli de douceur et de bienveillance, semble la traverser. Elle remarque sa barbe naissante, la courbe pleine et fine de ses lèvres, l’angle de sa mâchoire…

Ce qu’il est beau.

Trop beau.

Trop réel.

 Le silence s’épaissit entre eux, chargé de non-dits. La brise souffle, les cheveux d’Émelie dansent, et chaque respiration amplifie la proximité.

 Adam replace une mèche d'Emelie, emportée par le vent derrière son oreille et murmure :

 — Émelie… tu es si…

 Leurs visages se rapprochent. Le frôlement de leurs lèvres fait frissonner tout son corps. Ses paupières se ferment instinctivement. Et soudain, tout vacille. Une vision fulgurante. Une sensation qui n’est pas la sienne, mais qui la submerge. Un instant qui traverse l’espace et le temps.

 Elle l’embrasse… ou croit l’embrasser.

 Alors que leurs bouches se touchent à peine, elle ressent un drôle de sentiment, et ce dont elle est certaine ce n'est pas le sien.

 Mais est-ce Adam ? Ou les deux à la fois ? Elle et Adam ? Ou bien est-ce Amélia, là-bas, ailleurs, dans cet autre monde qui vibre en elle ?

 Émelie rouvre brusquement les yeux, le cœur affolé, puis la tension retombe d’un coup : ils ne se sont pas embrassés. Ce qu’elle a perçu, ce sont les émotions en ébullition d’Amélia, elle en est désormais sûre. Son alter ego a franchi la barrière qui les sépare et a posé ses lèvres sur celles d’Adam.

 Dans son propre espace-temps, rien ne s’est produit. Rassurée, Émelie, les mains sur le torse d’Adam, le repousse avec délicatesse.

 — Désolée… je… je ne suis pas prête.

 Ses joues brûlent. Elle déborde de désir et de confusion. Ce lien étrange avec Amélia, cette fusion subtile des univers, rend ses sens instables. Ce mélange de loyauté envers un mariage à peine terminé et d’attraction pour Adam la laisse désorientée.

 Et ce qu’elle a perçu — cette chaleur, cette étreinte, ce frisson — n’était pas entièrement réel. Amélia l’a traversée. Et, l’espace d’un instant, Émelie a ressenti à la fois le désir d’ici… et celui d’un autre monde.

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