Le début de la revanche

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Je sais qu'il n'est absolument pas sérieux et qu'il ne dit ça que pour me mettre mal à l'aise et détourner la conversation, mais je ne peux pourtant pas m'empêcher de rougir. Je me sens terriblement honteuse et gênée de m'être endormie de la sorte sur lui. Pour mettre fin à ce malaise, je décide de recentrer le sujet, mais je n'ai pas le temps d'insister pour obtenir ma réponse. Lucifer ordonne au chauffeur :

- Partons avant que la police et l'ambulance ne soient appelés. Je n'ai aucune envie d'avoir à répondre à leurs stupides questions. Je n'ai pas de temps à perdre avec ces futilités.

Je constate alors que nous ne sommes pas les seuls à avoir été témoins de l'accident. Malgré l'heure, certains voisins et passants ont vu ce qui s'est passé et se sont décidés à appeler les secours. Le démon démarre et nous nous éloignons rapidement en direction du quartier du marais.

- Qu'en est-il de son argent ? demandé-je.

- Nous le lui apporterons demain soir. Pour l'instant, rentrons. Le repas doit déjà être prêt.

Le puissant gargouillement de mon ventre à l'évocation de la nourriture me rappelle que je n'ai rien avalé depuis la veille. Je plaque mes mains dessus dans un effort vain de taire le bruit, mais je comprends au sourire amusé que me lance mon patron qu'il l'a parfaitement entendu.

Quand la voiture s'arrête face à la fontaine, Lucifer en descend et m'offre sa main, mais je pose pied à terre en l'ignorant totalement. Je l'entends pousser un soupir. Le genre de soupir que poussaient mes parents face à un entêtement jugé capricieux, enfantin et puéril, mais sans importance.

En arrivant en bas des marches du perron, nous sommes accueillis par Tsad, qui s'enquiert en s'inclinant respectueusement :

- Bonsoir, Monseigneur, madesmoiselle. Votre journée s'est-elle bien passé ?

- Elle fut fort plaisante et intéressante, lui répond son maître en gravissant l'escalier, visiblement d'excellente humeur.

Je lui emboîte le pas et, une fois dans le hall, le majordome décharge notre patron de sa veste, puis l'informe :

- Le repas est prêt, Monseigneur. Nous n'attendions que votre retour à tous les deux pour le servir.

- Faîtes, dans ce cas et une fois que nous aurons fini de manger, j'aimerais que tu prépares la somme indiquée sur ce contrat, ajoute-t-il en lui tendant le parchemin, puis tu le classeras et le rangeras, comme tous les autres.

- Bien, dit-il en repartant avec le vêtement et le document.

- Quand tu auras fini d'apprendre à pactiser, me dit-il, je te confierai aux bons soins de Tsad pour qu'il t'apprenne la face administrative de notre métier. Il est le meilleur dans ce domaine, hormis moi, tout simplement parce qu'il est, pour l'instant, le seul à s'en occuper avec moi. Je ne permets pas à n'importe qui ne serait-ce que de toucher à l'un de mes précieux contrats.

- J'en déduis que Tsad est votre homme. . . ou plutôt votre démon de confiance.

- Oui. Il est la créature en laquelle j'ai le plus confiance.

- Y a-t-il une raison spéciale à ça ?

- Je ne fais jamais confiance à personne sans raison. Seuls les idiots le font.

- J'ai été une idiote, alors, répondé-je sombrement en baissant la tête.

- C'est un point qu'on ne peut nier, répond-il sans la moindre trace de compassion.

Je lui lance un regard noir, auquel il répond par un sourire mi-amusé, mi-satisfait, puis il m'offre son bras en lançant avec enthousiasme :

- Allons nous restaurer !

*

Je n'ai jamais accepté ce bras. Voilà la réflexion que je me fais quand Lucifer me le tend à nouveau en déclarant :

- Il est temps d'aller remplir notre part du marché.

Je le toise de haut en bas pendant de longues secondes, puis lâche en détournant la tête :

- Je suis parfaitement capable de marcher seule jusqu'à la voiture.

Je m'apprête à prendre la direction de la sortie lorsque la voix de mon patron me retient :

- Nous ne prenons pas la voiture, aujourd''hui.

- Alors comment nous rendre dans l'hôpital où séjourne notre client ? Ce n'est pas la porte à côté. . .

- Prends mon bras et tu le sauras.

Je pousse un soupir et l'accepte à contrecoeur, en précisant bien :

- Je le fais uniquement pour savoir.

Il rit doucement, puis attrape la malette que lui tend Tsad. Aussitôt, un tourbillon de flammes nous entoure, m'arrachant un cri de surprise et de panique. Je sais depuis le soir de notre pacte que Lucifer est capable de se téléporter ainsi, mais je ne m'attendais pas à ce qu'il se serve de ce pouvoir. Je risque de finir calcinée, à une telle proximité avec le feu !

J'aperçois le majordome, qui agite sa main en souriant innocemment sous son épaisse moustache et j'ai l'impression qu'il me fait ses adieux. Pourtant, malgré l'intense chaleur qui m'envahit, je ne me sens pas brûler.

Les flammes deviennent si grandes qu'elles finissent par cacher tout ce qui nous entoure. Quand enfin elles s'estompent, c'est pour révéler une chambre d'hôpital éclairée seulement par une lampe de chevet. Notre client se trouve là, assis sur le lit. Il nous fixe avec des yeux exorbités et une bouche grande ouverte, mais d'où ne sort aucun son. Le choc l'a rendu momentanément muet.

Je comprends, du fait qu'il ne fixe que moi, que mon patron s'est à nouveau rendu invisible pour lui. Je m'empare donc de la malette que tient Lucifer et m'approche de ce dernier, en lui demandant :

- Bonsoir. Comment allez-vous ?

La question est purement formelle, car il est évident aux bandages et aux plâtres qui recouvrent tout son corps, ne dévoilant que partiellement son visage, qu'il est mal en point. Ce dernier s'en rend aussi compte et répond en serrant les dents :

- À votre avis ? J'ai l'air de respirer la santé ?

- Au moins, vous êtes riche, désormais, lui dis-je en gardant mon sourire.

Sur ces mots, je pose sur le meuble le plus proche la malette et l'ouvre, révélant tous les billets qu'elle contient.

Il reste bouche bée face à une telle quantité d'argent. Pendant une seconde, je peux lire la joie et le soulagement dans son regard, puis ce dernier s'assombrit à nouveau et lâche :

- Tss ! C'est de la folie. . . Si on me trouve avec autant d'argent, on va m'arrêter en pensant que j'ai fait un truc louche.

- Ne vous en faîtes pas pour ça. Au fond de la malette se trouvent des documents justifiant cette soudaine richesse. Il vous suffira de les montrer si on vient vous embêter.

Cette nouvelle ne semble pas du tout le rassurer, car des larmes commencent à couler sur ses joues, pendant qu'il rétorque en hurlant :

- À quoi bon, maintenant ? ! Je pourrai certes rembourser ma dette et je deviendrai riche avec le second million, mais à quoi me sert tout ce fric dans mon état ? ! Je suis tétraplégique à cause de ce fichu accident et rien ne peut me soigner, alors à quoi me sert cet argent ? !

- Il vous sert à ne plus rien craindre de vos créanciers. Ça vous fait déjà un souci de moins, tenté-je de le raisonner.

- Au point où j'en suis, la vie n'a plus aucun intérêt pour moi puisque je ne pourrai plus en profiter pleinement. . . Mes créanciers peuvent venir me prendre tout ce qu'ils veulent maintenant que j'ai perdu ce que j'avais de plus précieux. . . Si seulement je m'étais rendu compte plus tôt que la santé avait plus de valeur que l'argent. . .

Il commence à sanglotter. Je ressens un petit pincement au coeur. Voir un être humain dans un tel état de détresse est si. . .

"Ils n'ont pas ressenti la même chose que toi, face à ta détresse." reprend la voix dans ma tête. "Ils souhaitaient même te voir mourir."

"Cet homme ne fait peut-être pas partie de. . ."

Je m'interromps. Le téléphone de l'homme, posé sur la table de chevet, vient de s'allumer, révélant une nouvelle notification : "Un utilisateur a aimé votre commentaire posté en réponse à "La pire soeur jumelle du monde".

En sachant que toutes les réponses aux posts me concernant sont négatives, ça signifie que. . .

Un rire s'échappe lentement de ma bouche. D'abord calme, doux, presque inaudible, puis de plus en plus puissant, jusqu'à résonner dans toute la chambre d'hôpital, sans que je ne puisse le contrôler. Je sens des larmes perler aux coins de mes yeux. Ceux de l'homme sont écarquillés de terreur et ce constat ne fait que redoubler mes rires et mes larmes. Quand enfin je parviens à me calmer, je lance à notre client un large sourire sadique, en clamant :

- Enfin, je prends ma revanche et elle ne fait que commencer. . .

Je ne remarque pas à ce moment-là que le sourire de Lucifer, qui nous observe en silence depuis notre arrivée, est étiré plus largement encore que le mien.

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