42. Le coût de l'échec

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Kem grognait. Lorsque la première alerte avait été donné, il dormait et la victime se trouvait aux limites de la ville. Puis lorsque les sifflets à fréquence No Humano des gardes avait sifflé pour la seconde fois Sidoh se trouvait sur la scène de crime, l'empêchant de s'approcher.

Deux attaques dont une mortelle s'étaient déroulées en l'espace de quelques heures. Deux fois le sol sacré du Consistorium jugé inviolable avait été profané mais Kem connaissait bien la triste vérité. Que rien n'était vraiment inviolable. Un autre détail l'inquiétait davantage...Les marchands braillaient, les nobles paradaient et les fonctionnaires défiaient les lois de la gravité. Rien. Deux attaques mystérieuses et rien ne semblait perturber ce petit monde sous cloche. À croire que sans les oreilles de chat de sorcière capables d'entendre les fréquences magiques, Kem n'aurait jamais été pu avoir quelconque soupçon sur la paix tourmentée du Consistorium...

La première fois, trois longs coups de sifflet avaient retenti, signe de mort. La seconde, deux longs suivis de trois sifflements brefs: blessé, signes de tortures volontaires. L'alerte étant donné quelques secondes après la découverte du corps, Kem savait que ce genre de torture était celles destinées à arracher des informations, des signes faciles à remarquer comme des doigts brisés, des dents ou des ongles arrachés. Deux questions se posaient : quel secret avait été - ou failli être - arraché et enfin qui était le mystérieux agresseur ? Mais là-dessus, impossible d'en savoir plus.

Aucun garde n'avait pu enquêter sur les agressions et l'affaire avait été placée entre les mains brumeuses de l'Inquisition. Les Chouettes...de tous les défenseurs du pays perché, ces enquêteurs sulfureux étaient ceux que Kem détestait le plus. Ce qui appartient à la nuit reste dans l'ombre. Un dicton que les Chouettes appliquaient à la lettre, une fois l'affaire entre leurs mains, impossible d'en savoir quoi que ce soit. Bien qu'ennuyé, Kem saluait cette décision car il était impossible de tenir la langue d'un garde - à croire que l'indiscrétion était inscrite dans leurs gènes.

Kem jeta un oeil à l'extérieur. Les gardes effectuaient leurs rondes sur les remparts, dans les couloirs et les rues. Les Tours Malignes et leurs bulles inversées avaient accueilli de nouveaux invités. Deux attaques s'étaient produites et l'Inquisition muselait témoins et preuves. Le Mirage comprit enfin la nature de ses instincts animaux : ce n'était pas un mini-palais mais une cage.

Et impossible de parler avec la seule capable de tirer quelques informations bien sûr...

Kem n’avait pas vu Licana de la journée. Cela faisait depuis son retour de la tea party de Lady Ferania que la fille-dragon n’avait pas quitter sa chambre, alitée et silencieuse.

- A-t-elle vu un médecin ? demanda le Mirage à Lisa.

- Oui, sourit maladroitement la soubrette. Il…D’après lui elle aurait fait une allergie à l’un des gâteaux de hier.

Lisa était la seule à pouvoir entrer dans la chambre de Metalicana Silverius. La fille-dragon avait - malgré son état plus que critique - réussi à menacer le pauvre Kem de le faire disparaître si il osait la voir dans un tel état et sentant l'hostilité émanant de la pièce il ne s’était même pas risquer à lui parler à travers la porte. Heureusement, Lisa était une bonne suivante et l'avait informé qu’elle avait profité de son absence pour faire venir un médecin dès lors qu’il était rentré de son enquête.

- Tch ! cracha le chat. Orgueilleuse même à l’agonie ! Ce n’est vraiment qu’une bête…

- Oh ça oui…

- Qu’a dit le médecin ?

- Euh…Du repos et des médicaments ! Une solution toute les trois heures le premier jour je crois...

- Encore faudrait-il qu’elle les prenne.

- Ne vous en faîtes pas maître Kem, je m’en occupe !

Kem eut pitié de la jeune blonde. Elle et Licana avaient tissé un lien plus que fort en à peine moins d’un mois, normale que celle-ci soit complètement perdue. Mais il avait confiance, Lisa était loyale et compétente. Elle avait bien compris que leur présence au Consistorium n’était pas une affaire claire et pourtant elle n’avait pas posé de questions. Elle était intelligente et savait s’adapter…Et puis de toute façon, sa maîtresse ne mourrait jamais d’une petite allergie. Mais cela, elle l'ignorait.

- Bon je la laisse à tes soins, déclara Kem.

La jeune blonde regarda son maître s’éloigner et sortir sous la forme d’un moineau, puis elle tourna les talons, pénétrant dans la chambre de sa maîtresse.

Kem n'entendit pas la jeune fille s'écrouler contre la porte. Haletante, chaque mot tournant en boucle dans une sprirale infernale...

"Plus tard je serais domestique"

Cinq mots autrefois si sucrés désormais plus aigre que la cendre. Ces cinq petits mots, elle les avait gravés et regravés en elle à chaque visite chez son arrière grand-mère. Les doux après-midi dans la confortable chaumière à écouter les histoires de sa jeunesse.

Son aïeule, sa tunique fourrée de sage femme, la cité impériale de Hjargretjivvar et son palais gigantesque. Tu n'imagines pas petite Lisa, bien plus gros et ouvert que celui de Krevjar...Certes, d'immense coupole scintillante ni de salle de bal illuminés de milles lustres, mais des tours, des tours hautes, arrogantes et aussi brillantes qu'une étoile. Une salle royale moins grande mais au trône plus impressionnant à l'intérieur même d'un crâne de dragon. Les couloirs moins spacieux mais des centaines de passages secrets dont la moitié n’avait même pas été découvertes. Moins de longues dynasties nées dans ses murs mais le nom de la plus grande inscrite sur le mur. Le palais d’un roi colossal, d’un brave héritier et surtout du plus légendaire des princes. Et enfin, pas d’État Major mais lui…L’Empereur Immortel.

Lisa se l’imaginait parfaitement, son aïeul lui contant les dizaines d’histoires passant de bouches à oreilles dans les cuisines, la maternité et les quartiers médicaux du palais. Les milles légendes de Grashka se mélangeant à ce minuscule paracosme…Rien à voir avec les No Humano de leur pays non. A Grashka, les fées se cachent dans les perruques et les antiquités, ensorcellent les femmes dans une danse sans fin sans que personne ne les voies jamais. Les sorcières versent leur concoction dans le kvar des guerriers pour observer leurs effets. Les Myrshitan se liguent à chaque drame pour se battre entre eux…Et tous cela sans aucune trace sinon les soupçons mystiques des habitants.

Le jour où Lisa avait décidé de devenir une domestique dans la noblesse, sa grand-mère lui avait raconter l’histoire de l’Étoile des Fées, un esprit enfant errant dans le palais, traversant les murs, entrant dans les cachots pour disparaître aussitôt, attirant les gardes pour s’évaporer devant leur visage terrorisé. Prenant l’apparence d’un garçon ou d’une fille partageant le même visage pour que personne ne doute de son identité, la vieille femme avait entendu murmurer parmi ses prédecessrices la plus incroyable des histoires. Un enfant renié par la royauté, dont le nom ne figura point aux cotés de sa monarque famille, dont les sages-femmes et les nourrices ont été maudite au silence pour qu’elle ne puissent jamais en parler et qui maintenant hantait et tourmentait la maison des rois jusqu’à ce que son nom soit enfin peint dans la Constellation des Couronnés.

Ce jour-là, les yeux pétillants et les joues rosies, Lisa avait juré de devenir domestique. Elle avait promis à son aïeule de rentrer dans les cuisines murmurantes et les chambres intimes puis de venir chaque soir lui raconter les histoires passionnantes de la Cour.

De ses deux promesses, Lisa n’avait pu en tenir qu’une seule. Les ragots n’étaient pas ceux de la merveilleuse Grashka mais elle était heureuse. L’idée d’une Étoile des Fées gambadant dans le manoir Baskerville ou de nobles pris d’éclats de joie dansant jusqu’à ce que leurs corps s’écroulent était bien loin…

La vieille femme lui disait souvent de se méfier de l’ordinaire, car ce serait le premier à le trahir quand elle s’en apercevrait le moins. Il n’y a rien de plus sournois que l’ordinaire.

À genoux et tremblante, Lisa se coupa maladroitement sur un morceau de porcelaine qui faisait partie d'un vase du troisième siècle à peine dix minutes plus tôt. Ce chef d'oeuvre était maintenant éparpillé aux quatre coins de la pièce parmi les étoffes déchirées et les meubles de bois vernis fracassés. La chambre n'était plus que ruine de la fureur de Metalicana Silverius.

La petite blonde sentit ses joues devenir humides et tenta tant bien que mal de stopper les sanglots et les sursauts de terreur qui lui hachaient la respiration. On lui avait bien dit que le luxe des hautes sphères lui coûterait des larmes et la tranquillité mais comment aurait-elle pu se douter qu'elle serait un jour témoin d'un tel spectacle…

L’ordinaire n’est que masques petite Lisa…

La domestique avait vu le métal se tordre et grincer sous les crocs de la fille-dragon, de même que le bois s'était briser sous ses poings rendu gris et brillants. Elle avait crié lorsque ses doigts s'étaient effilés en griffes tranchantes et luisantes alors qu'un masque de métal carnassier avait recouvert le visage de sa maîtresse. Licana n'avait même pas adressé un regard à sa suivante.

Tu ne le vois pas mais derrière lui se cachent toutes l’incongruité et la surprise que le monde peut offrir…

S'était ensuit un véritable carnage pendant lequel le monstre couvert de sang encore frais avait détruit, lacéré, anéanti tout ce qui avait eu le malheur de lui passé sous la main. Des années d'Histoire et de prestige ainsi que des millions de yuhls avaient été réduits à l'état de lambeaux et de déchets en l'espace de quelques minutes. Lisa ne gardait de ses minutes que le vacarme de la céramique brisée et du tissu déchiré ainsi que la forme cauchemardesque et carnassière de la chose qui vociférait des injures et des menaces en s'ébrouant de rage.

Je vais les massacrer !

Lisa se releva, jambes tremblantes. Les draps n'étaient plus que hardes, mais le sang était toujours là. Celui que sa maîtresse avait versé juste devant elle en se déchirant la gorge dans un hurlement de douleur.

Je leur arracherai les yeux et les donnerai à bouffer aux chiens !

Moins amusantes, Lisa écoutait souvent les vieilles histoires des divinités comme Ptah et son cortège carnavalesque venu tout droit de Grinz ou encore Sheva et ses créatures sacrées veillant sur Ymir. Les Dieux ne se mettent pas en colère, disait son grand-père. Car pour pouvoir mettre quelqu'un en colère, encore faut-il être son égal. Les Hommes et les Dieux ne sont pas égaux et jamais les Hommes ne seront capables de les offenser. Ils sont punis pour leurs erreurs et non leurs offenses.

Mais à présent, les Dieux lui paraissaient bien loin.

Le prix de l'échec était bien plus élevé avec Metalicana Silverius.

Lisa se rendait compte qu'elle ne savait pratiquement rien de sa maîtresse, de ce monstre qui avait giflé le duc pour elle. Elle ne savait pas ce qu'elle mijotait au Consistorium, ni ce qu'elle était...

La jeune domestique se leva, yeux fermement fixés sur le carnage. Licana seule l'avait protégé, c'était tout ce qu'il y avait à savoir. Les jambes flagellants à moitié elle s'attela à la seule chose qu'elle savait parfaitement faire : transformer le désordre en une chambre de noble ordinaire lors d'un jour tout aussi ordinaire.


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