Chapitre 36

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Ely semblait tendue malgré ses efforts pour le dissimuler. Akos aurait préféré se rendre seul à ce rendez-vous étrange. Au souhait qu’Ely avait émis de l'accompagner, il aurait voulu trouver un motif de refus. Il aurait pu mentionner les risques encourus, mais il savait qu'elle n'aurait pas apprécié. Sur quelle base aurait-il pu lui interdire de participer à l'aspect le plus central de leur métier ?

Le rendez-vous avait été donné près de l’ancienne cathédrale, un bâtiment de pierre d’une taille imposante, dont les deux tours de style gothique s’élançaient vers une voûte céleste d’un blanc immaculé. Pas un seul rayon de soleil aujourd’hui n’avait réussi à traverser la barrière des nuages. Une brume assez épaisse, dont l’humidité accentuait le froid, recouvrait le quartier. Le lieu, qui avait accueilli par le passé des offices religieux, avait été laissé à l’abandon par leurs anciens propriétaires depuis une vingtaine d’années. Désormais, une population de marginaux, les laissez-pour-comptes des crises économiques successives y avaient élu domicile. Les forces de l’ordre s’étaient retirées depuis longtemps et tout le quartier qui s’étendait de part et d’autre du monument constituait une zone de non-droit. La seule règle qui s’y appliquait était celle du plus fort et cela donnait donc la part belle à la criminalité.

« On fait quoi ensuite ? On t’a donné d’autres indications en plus de l’adresse ? » demanda Ely.

Akos répondit par la négative. Pour lui, il ne faisait aucun doute que Lys était à l’origine de ce rendez-vous et pourtant, il était étonné de ne pas avoir reçu de nouvel appel sur le chemin. Il inspecta les environs d’un coup d’œil circulaire et tenta de repérer un élément quelconque qui aurait pu faire tache dans le paysage. Cependant, hormis eux, il n’y avait pas un seul individu dans les environs qui se détachait du décor.

« On va entrer dans la cathédrale, lança-t-il. Cela me paraît le plus logique. »

Ely fit la moue. Entrer dans cette sorte de squat géant ne la motivait pas trop. Ni lui, ni elle n’avait emporté leur arme de service. Pour cela, il eût fallu qu’ils repassent par le commissariat. Akos comprenait qu’en ayant aucune idée sur ce qu’ils pouvaient trouver à l’intérieur, Ely puisse ne pas être rassurée. Lui en revanche, n’avait pas vraiment d’appréhension. Peut-être pouvait-il y avoir de la criminalité dans ce quartier mais il y avait en majorité des gens désargentées, dénutries donc davantage en situation de proie que de prédateur.

Passés la grande porte, le spectacle qui s’offrit à leurs yeux avait de quoi remettre en question tout le discours ambiant officiel qui se targuait d’apporter les moyens pour vivre dans la dignité aux couches les plus pauvres de la population. Tout un tas d’abris de fortune s’élevait sur plusieurs étages d’échafaudages constitués d’éléments sûrement récupérés sur des chantiers. Parois de bois pourri, grandes pièces de tissu crasseuses clouées en guise de portes, sac de couchages et couvertures auréolées d’humidité et sûrement d’autres choses. La puanteur latente qui régnait dans le lieu dénonçait sans ambiguïté qu’aucune règle sanitaire ne s’appliquait. Ely se colla dans les pas d’Akos n’osant même pas regarder le spectacle autour d’elle. Ils traversèrent l’allée centrale provoquant sur leur passage un brouhaha de murmures qui s’en allait en échos vers la clé de voûte de la nef. Des formes se mouvaient dans l’ombre suivant leur progression jusqu’à ce qu’ils arrivent au chœur de la cathédrale. Une silhouette s’avança vers eux. Vêtue d’une sorte de grande soutane à capuche marron, elle était grande, mince mais avec l’obscurité et le jeu des lumières constamment à contre-jour, Akos ne distinguait pas son visage.

« Que venez-vous faire ici ? interrogea une voix qui sortait de l’ombre de la capuche.

— Quelqu’un nous a donné rendez-vous ici, répondit simplement Akos. Mais nous ne savons pas qui, exactement. »

La silhouette s’arrêta, gardant une distance d’au moins trois mètres avec eux.

« Personne ne donne jamais rendez-vous dans ce lieu. On vient ici parce qu’on y échoue, jamais par volonté. »

Alors qu’il s’attendait à ce que le ton soit agressif, Akos fut étonné que celui-ci ne soit juste qu’une affirmation.

« Puis-je savoir à qui je parle ? demanda-t-il.

— Ici, l’identité importe peu comme vous pouvez le voir. Tous ces gens n’existent plus pour cette société, alors en quoi cela vous importe-t-il ? »

Akos ne répondit pas tout de suite. Il ne voulait pas y aller en force et cependant, il ne voyait pas comment répondre à la question qui lui était posée. Il ne savait pas vraiment pourquoi il avait demandé à l’individu devant lui de se présenter. D’évidence, il n’avait aucun lien avec le rendez-vous donné. Il n’y avait donc aucune raison de s’intéresser à l’identité de son interlocuteur. Il décida tout de même de répondre.

« Juste par principe, dit-il. Il n’y a pas d’autre raison. »

La silhouette resta silencieuse. L’infime mouvement de la capuche montrait qu’elle regardait alternativement Akos puis Ely.

« Suivez-moi, finit-elle par dire. Nous n’allons pas continuer à parler ici. Il y a trop d’oreilles à l’écoute. »

Ely, surprise par cette improbable réponse, jeta un œil aux alentours. Toujours dans l’ombre, plusieurs formes s’étaient effectivement approchées, attentives à leurs échanges. Akos, lui, emboîta le pas à leur mystérieux interlocuteur et alors qu’Ely faisait mine de revenir à sa hauteur, lui fit signe de rester un peu en retrait.

Ils marchèrent pour atteindre l’extrémité gauche du transept, jusqu’à un escalier qui s’enfonçait sous terre. La lumière blafarde de vieilles plaques de leds électroluminescentes accrochées aux parois, éclairait leur progression. Arrivés en bas, ils bifurquèrent dans un couloir humide. Tout au bout, se trouvait apparemment une pièce avec un éclairage plus correct.

Celle-ci était aménagée comme une sorte de chambre d’hôtel au confort assez misérable.

« Asseyez-vous. » fit leur guide en leur désignant la couverture du lit installé contre le mur.

Restant le dos tourné à ses invités, il enleva alors sa capuche. Ely comme Akos ne purent s’empêcher un mouvement de recul. Il s’agissait d’une Druide.

Celle-ci se retourna. Contrairement à son homologue masculin, sa peau n’avait pas un teint verdâtre mais plutôt pâle légèrement nervuré par des lignes qu’on aurait cru faites d’améthyste. Sa chevelure longue et épaisse, avait des reflets mauves et encadrait un visage fin pourvu d’yeux en amande dont les pupilles étaient largement dépigmentées. Bien qu’elle vît l’émotion provoquée par la révélation de sa nature, la Druide eut un sourire bienveillant.

« Vous ne vous attendiez pas à cela, c’est évident, fit-elle. C’est aussi pour cela que je vous ai demandé de venir ici. Même dans cette ancienne cathédrale, il n’est pas bon pour moi, que les gens sachent ce que je suis. Mais, avec vous, je peux peut-être faire une exception. Je m’appelle Morrigan. Je suis la personne qui vous a contacté. »

A ces mots, le visage d’Akos s’assombrit. L’espoir d’avoir des nouvelles de Lys s’était considérablement amoindrie. Ely le comprit immédiatement et comme elle supposa qu’Akos allait mettre quelques minutes pour accuser le coup, elle se décida à prendre la parole.

« Nous nous attendions effectivement à tout autre chose. Mais… fit-elle en cherchant ses mots. Pourquoi et comment avez-vous pu contacter mon collègue directement sur son communicateur ? Et comment se fait-il que vous… existiez ? »

Morrigan se passa une main dans les cheveux.

« Comment se fait-il que j’existe ? Drôle de question. Et vous ? Je n’ai pas de réponse. Je suis née, tout simplement. »

Ely se mordit la lèvre. Sa formulation n’aurait pas pu être plus maladroite.

« Je veux dire que votre… caste est considérée comme disparue. » balbutia Ely en même temps qu’elle réfléchissait à sa phrase suivante.

Même si la tentation était grande, elle ne devait rien dire à propos du meurtre de l’hôtel. Après tout, rien ne disait que cette Morrigan était entrée en contact avec eux pour ce motif. C’était fort peu probable mais elle devait d’abord la faire parler avant de communiquer une quelconque information. La Druide esquissa un sourire amusé.

« Les humains m’étonneront toujours. Ils arrivent à poser des conclusions sur des éléments dont ils n’ont aucune connaissance. Ils ne réfléchissent pas. Ou peut-être n’est-ce là que la limite de leur soi-disant intelligence. »

Ely ne répondit rien mais elle trouva le ton de cette Morrigan extrêmement méprisant. Pourtant l’expression de son visage ne donnait pas cette impression.

« Désolée, je réfléchis tout haut. Vous m’avez demandé comment suis-je entrée en contact avec votre collègue ?

— C’est cela.

— Je ne peux pas vous répondre mais sachez que le fait que vous enquêtiez sur la mort d’Aiwen n’y est pas pour rien.

— Aiwen ? »

C’était donc le nom du Druide ? Dans la tête d’Ely, ce fut, d’un seul coup, un déluge de questions. Elle jeta un œil sur Akos pour voir s’il avait écouté et s’il pouvait reprendre la main sur la conversation. Mais il ne semblait pas encore en mesure de le faire.

« Quelle est votre relation avec Aiwen et pourquoi nous demander de venir ici ? »

Morrigan ne sembla pas étonnée de la question : elle était parfaitement prévisible.

« Je suis sa sœur et quant à la raison pour laquelle, je vous ai donné rendez-vous ici, elle me semble évidente, non ? »

Ely trouva le ton de la Druide étonnamment serein pour quelqu’un qui se présentait comme sa sœur. Peut-être l’humanisait-elle un peu trop mais elle se serait attendue à ce qu’elle se montre plus affectée que cela.

« Vous vous sentez en danger et vous préférez rester discrète. » déclara soudainement Akos.

Morrigan acquiesça.

« Vous êtes perspicace, Inspecteur. Vous pouvez ajouter aussi le fait que nous avions pris l’habitude de cette discrétion depuis quelques siècles en vérité.

— Pourquoi vous manifester aujourd’hui ? Auriez-vous des éléments propres à faire progresser l’enquête ? Ou attendez-vous de notre part des réponses à des questions que vous vous posez ? »

La Druide eut une nouvelle fois une expression de satisfaction.

« Permettez-moi une première question et n’en soyez pas étonnés : quel est le but de votre enquête ? Vous allez sûrement me dire qu’il s’agit pour vous d’élucider les circonstances de la mort d’Aiwen, mais est-ce vraiment l’unique raison ? »

Ely plissa les yeux. En même temps que la question de Morrigan lui semblait limpide, la réponse, elle, ne lui apparaissait pas évidente. Depuis le début de l’enquête, si le Druide était effectivement considéré comme la victime d’un meurtre dont l’élucidation représentait l’élément central, il était assez évident que, derrière cela, le mobile revêtait une importance de taille. Non pas seulement comme élément de preuve à charge mais comme point de départ d’un péril potentiel bien plus grand. Comment Akos allait-il pouvoir répondre à cela ?

« Votre question montre que vous n’êtes pas naïve et il serait idiot de ma part de vous dire que déterminer les circonstances de la mort de votre frère constitue l’unique objectif de notre enquête. Vous êtes parfaitement consciente que le simple fait que votre frère appartienne à la caste des Druides implique pour les humains des questions complémentaires. Jusqu’à présent, la vérité historique, si je peux le dire ainsi, disait que, d’une part, les Druides avaient disparu et que, d’autre part, ceux-ci, peu importe si c’est réel ou non, ont concouru à l’émergence de conflits qui ont laissé des traces, il serait donc assez surprenant qu’il n’y ait pas de raisons secondaires. A partir de là, si nous devons poursuivre notre discussion, il faut accepter ce fait. Sinon tout cela nous amènera nulle part. Sommes-nous en phase ? »

La Druide le regarda considérant Akos comme si elle tentait de percer à jour ses intentions par quelque pouvoir extrasensorielle. C’est ce dont Ely eut l’impression en observant la scène. Elle se demanda si cela pouvait être réellement le cas. Dans toutes les études et les articles qu’elle avait lu au sujet de ces êtres, aucun n’avait jamais parlé d’une telle capacité mais elle se rappela soudainement que la Druide pouvait être seulement en train de parcourir les futurs alternatifs possibles. Elle ignorait comment cela pouvait se présenter pour elle. Les visions étaient-elles simultanées ? Devait-elle les parcourir une à une en version accélérée ? Dans tous les cas, cela devait sûrement représenter une montagne d’informations à traiter et à comparer. Avec une minute de profondeur, dans une conversation avec un tiers, combien d’alternatives y avait-il ? Leur nombre était-il constant ? Ely avait l’intuition que cela ne pouvait être le cas. Sûrement pouvait-il même arriver qu’il n’y ait pas différentes voies. Ce qui était certain, c’était qu’à cet instant, cette Morrigan était avantagée. La seule difficulté à laquelle elle devait être confrontée, était de sélectionner celle qui lui convenait le mieux. Ely ferma les yeux et eut une sorte de révélation. Si les Druides ne pouvaient déterminer l’alternative qui allait se produire en étant simple spectateur du fil des événements, c’était le contraire lorsqu’ils étaient acteurs, comme là, en étant partie prenante de la discussion.

Ely aurait voulu pouvoir partager cette conclusion avec Akos. Avait-il lui aussi déduit la même chose ?

« Vous avez raison, finit par reprendre la femme. Ma question peut paraître théorique mais je préfère quand les intentions s’affichent. J’aime assez votre franc-parler. C’est reposant pour nous.

— Reposant ?

— Je ne vais pas vous faire l’affront de vous réexpliquer ce qui distingue un Druide d’un être humain ordinaire. Je sais que vous avez déjà dû vous renseigner. Partant de là, avez-vous imaginé comment cela pouvait se traduire en termes de quantité d’informations à traiter par le cerveau ? »

Akos hésita à répondre. Le souvenir de l’expérience avec les fioles lui revint en mémoire. Mais il n’avait pas partagé l’information avec Ely, il pouvait donc difficilement dire à cette Morrigan qu’il avait probablement expérimenté la chose. Que devait-il faire ?

La Druide le fixa soudainement bizarrement, comme si brutalement elle venait d’apprendre quelque chose. Elle sourit.

« Ce sont des détails qui n’ont jamais fait l’objet de réelles études de la part des humains. Ou trop peu. L’exploitation du résultat primait sur les conséquences cérébrales. Même si le phénomène Druide a débuté depuis quelques milliers d’années, c’est au final très peu pour que ce que vous avez appelé théorie de l’évolution des espèces, la fameuse sélection naturelle fasse effet. »

Akos et Ely hochèrent la tête. En quelques mots, Morrigan venait de leur faire réaliser que la transformation physique qui avait conduit à ce que les Druides obtiennent leur don n’était qu’un point de départ. Cependant, elle venait de ramener leurs imaginations sur la voie d’une vérité qu’ils n’avaient à aucun moment considéré, en complète négation de l’évidence scientifique. Cela dit, Akos vit une faille dans ce raisonnement.

« Que dire alors de l’écart de longévité ? Aucun élément ne l’explique, alors pourquoi n’en aurait-il pas été de même à propos des capacités cérébrales ? »

Morrigan parut un peu vexée et embarrassée par la question.

« Vous avez raison, finit-elle par reconnaître. Aucune explication n’a pu être trouvé à ce propos. Le plus simple serait de le relier avec un effet secondaire de l’astripine.

— Peut-être, lança Akos. De toute manière, nous ne sommes pas là pour cela. Ce qui m’importe pour l’enquête est plutôt que vous m’exposiez si vous avez des éléments qui pourraient expliquer la mort de votre frère. »

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