La double peau
Devant mon dressing, je doute. Je passe mon temps à douter, mais encore plus ce matin. Cela fait trois semaines que nous sommes revenus d’Espagne et que j’ai rangé soigneusement, presque religieusement, un haut que mon grand-père m’a offert.
Il est magnifique. Sans manches. Rouge, avec des arabesques en velours noir — je crois. Et surtout, près du corps. Trop près. Trop près de ce que je voudrais encore cacher.
Chaque matin, j’imagine le porter au collège. Puis j’attrape un haut large, neutre, qui n’accroche rien. Je ferme la porte du dressing. J’enfile mes vêtements en doutant toujours.
J’aimerais.
Mais je n’ose pas.
En bas, ma mère nous hurle de nous dépêcher. Je saisis mon sac à dos, le balance sur mon épaule, prête à franchir le seuil de ma chambre.
Je m’arrête net.
Je laisse tomber le sac, ôte mon haut en vitesse, retourne au dressing. Mes doigts effleurent le velours. Ma mère crie encore. Mes frères descendent.
J’enfile le haut rouge. Je regarde dans le miroir : un sourire nerveux. Un tremblement.
Une fierté minuscule mais brûlante.
À la hâte, je déniche une veste à zip et la ferme jusqu’en haut. Le rouge disparaît. Je rattrape mon sac et dévale les escaliers sous le regard furieux de ma mère. Mes frères me taquinent.
J ’essaie juste de respirer normalement.
Arrivée au collège, Audrey se jette sur moi.
— Oh toi ! Tu es bizarre.
Mes joues ne rougissent jamais, pas comme les siennes. Ce sont mes yeux qui trahissent : ils fuient, toujours quand quelque chose me travaille.
— Allez, dis-moi ! Tu as un secret ?
Je souris malgré moi.
— En quelque sorte.
Audrey me bouscule pour me faire parler. Je lève les bras, capitulant.
— Approche. Ce matin, j’ai l’impression d’être… superman.
Ses sourcils se lèvent. Ses yeux s’arrondissent. Je descends de quelques centimètres le zip de ma veste. Elle reconnaît le haut immédiatement : elle l’avait vu dans ma chambre.
— Oh ! Oh !
Elle pointe du doigt, ravie, trop forte.
— Chut ! Sois discrète !
— Mais non ! Tu as fait le plus dur. Assume ! Il est magnifique et il te va super bien !
— Hors de question. Je garde ma veste.
— Toute la journée ?
— Oui.
— Mais à quoi ça sert, alors ?
Je botte en touche. Je n’ai pas mis ce haut pour les autres. Je voulais juste me prouver quelque chose. Me surprendre. Me déplacer d’un millimètre dans ma propre vie.
— Montre-leur à quel point tu es jolie dans ce haut muy caliente !
Elle m’agace.
— Je le fais si toi tu détaches ton chignon.
Audrey s’arrête net. Silence.
— En même temps, je ne veux pas te forcer. C’est déjà un bon début que tu l’aies mis.
La sonnerie retentit. Nous gagnons notre classe.
J’ai gardé ma veste toute la journée. Puis les autres fois aussi.
Et un jour — je ne sais plus lequel — j’ai traversé la cour avec cette double peau rouge. Sans veste. Sans trembler. Juste parce que j’en étais capable.

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