CHAPITRE 1 QUAND LA NUIT S'OUVRE
La pluie ne tombait pas encore, mais l’air du soir portait déjà cette odeur humide qui annonce les choses qu’on ne peut plus arrêter.
Elyna referma le dernier dossier de caisse, le glissa sous le comptoir, et inspira profondément.
Le restaurant était trop calme.
La salle, d'habitude vibrante de voix et de vaisselle, ne résonnait plus que du ronronnement des frigos et du souffle discret de la ventilation.
D'ordinaire, elle aimait ce moment : la parenthèse suspendue après le service, quand tout retombait enfin.
Mais ce soir...
quelque chose n'allait pas.
Une tension invisible s'était glissée sous sa peau depuis près d'une demi-heure.
Pas une peur.
Une sensation.
Un instinct.
Elle vérifia l'heure sur son téléphone : 22 h 48.
Il lui restait les fermetures habituelles.
Rien de compliqué.
Rien qui devrait faire battre son cœur plus fort que d'habitude.
Pourtant, l'air semblait trop dense.
Elle attrapa un verre près de l'évier pour le ranger.
Il lui échappa.
CRAC.
Le bruit résonna dans la salle comme une gifle.
Trop fort.
Trop net.
Elyna se figea une seconde, puis soupira.
Juste un verre.
Elle se pencha pour ramasser les éclats.
Ses doigts effleurèrent le premier morceau quand :
CLIC.
La poignée du couloir des cuisines bougea.
Lentement.
Délibérément.
Pas un courant d'air.
Pas un choc de bâtiment.
Quelqu'un testait la serrure.
Le cœur d'Elyna cogna une seule fois.
Mais elle ne releva pas la tête.
Pas un geste brusque.
Pas un sursaut.
Ne réagis pas. Pas encore.
Elle ramassa les éclats comme si de rien n'était, les doigts souples mais tendus.
Puis un deuxième bruit retentit :
CLIC... CLIC.
Ses mains tremblèrent à peine lorsqu'elle se redressa pour jeter les morceaux.
Un geste simple, banal.
Assez pour masquer le frisson glacé le long de sa colonne.
Elle s'essuya les doigts sur son tablier, puis se dirigea vers le bar.
Calmement.
Posément.
Comme une employée qui finit son service.
Juste ça.
Sa main glissa sur le sommelier posé là.
D'un mouvement discret, elle déploya la petite lame et la coinça entre son index et son majeur.
Une arme improvisée.
Ridicule pour certains.
Largement suffisante pour elle.
Un sourire mince, sans joie, passa sur ses lèvres.
Au cas où.
Elle continua à ranger la salle, à essuyer les tables.
De l'extérieur, elle semblait juste fatiguée, méthodique.
Rien d'étrange.
Pourtant, une pression froide grandissait dans son ventre.
Une impression d'air déplacé.
De silence dirigé.
Quelque chose n'allait pas.
Elle attrapa son téléphone, le fit vibrer dans sa paume, puis le porta à son oreille.
— Oui... oui, je finis dans cinq minutes... Oui, attendez-moi là...
Sa voix était stable.
Naturelle.
Convaincante.
Elle parlait au vide.
Mais la conversation devait exister.
— J'arrive. Je ferme juste.
Elle fit un dernier tour des tables, éteignit les lumières une à une.
La salle bascula dans une pénombre lourde.
Le silence semblait se refermer autour d'elle.
Elyna prit ses clés.
Son pas était régulier.
Mesuré.
Chaque mouvement étudié pour paraître normal.
Elle avança vers la porte d'entrée, déverrouilla lentement, la main crispée sur le trousseau pour cacher le léger tremblement de ses doigts.
Elle ouvrit.
L'air de la nuit glissa dans l'entrebâillement.
Froid.
Immobile.
Alors qu'elle baissait les yeux vers la serrure, quelque chose attira son regard.
Un détail.
Un éclat rouge.
Un frisson la parcourut lentement.
Sous la poignée extérieure, collé contre le métal, un petit boîtier noir.
Propre.
Parfaitement posé.
Invisible pour qui ne sait pas regarder.
Une LED rouge battait doucement.
Un rythme.
Un cœur étranger.
Son sang gela.
Ça, c'est récent.
Et ce n'est pas à nous.
Elle ne bougea pas.
Ne recula pas.
Ne respira presque plus.
Quelqu'un avait posé ça ce soir.
Quelqu'un qui voulait savoir exactement quand elle ouvrirait.
Elle referma la porte, fit quelques pas en arrière, calme, maîtrisée.
Puis reprit à voix haute, suffisamment fort pour être entendu, si quelqu'un observait :
— Vous êtes où ? Je suis dehors... Ah, au parking ? J'arrive, j'arrive.
Parking.
Direction opposée au piège.
Elle glissa les mains dans ses poches pour dissimuler la tension crispée de ses doigts.
Ne jeta pas un regard derrière elle.
Dehors, la rue semblait vide.
En apparence.
Le lampadaire vacillait au-dessus d'elle, jetant des ombres instables au sol.
Son cœur battait vite.
Trop vite.
Mais son visage restait parfaitement neutre.
Un pas tranquille.
Mesuré.
Rien d'alarmant.
Mais derrière ses yeux, une certitude glacée.
Quelqu'un est ici.
Quelqu'un qui sait regarder.
Quelqu'un qui attend.
Elle ne prit la direction du parking que trois secondes.
Puis bifurqua dans une ruelle sombre, à droite.
Sans courir.
Sans hésiter.
Sans bruit.
Comme si c'était là qu'elle devait aller.
Alors qu'en réalité...
Elle disparaissait.
Hors champ.
Hors portée.
Hors du piège préparé pour elle.

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