CHAPITRE 4 DESIGNEE
La porte de l’appartement claqua derrière elle, étouffée par les voix et les pas précipités.
Elyna descendit.
Pas vite.
Pas lentement non plus.
Comme si quelqu’un avait posé un rail invisible sous ses pieds et qu’elle n’avait plus qu’à suivre.
Les escaliers étaient trop étroits.
Les murs trop proches.
Le couloir sentait la poussière froide, la lessive bon marché et quelque chose de plus métallique, plus lourd, qui n’avait rien à faire dans un immeuble ordinaire.
Un policier la précédait, lampe à la main.
Un autre derrière, sans la toucher, sans l’effleurer, mais assez près pour qu’elle sente la chaleur de sa présence dans son dos.
Des mots flottaient autour d’elle.
— … troisième étage sécurisé…
— … balcon arrière…
— … suspect en fuite…
Des phrases coupées, avalées par les radios. Des morceaux d’informations trop nets dans un monde qui, lui, ne l’était plus.
À mi-étage, elle s’arrêta.
Pas volontairement. Son corps avait décidé avant elle.
Une seconde où son cerveau sembla chercher où il était, comme un animal qui revient d’un coup de la course et ne reconnaît plus sa tanière.
Son poignet pulsa.
Une douleur sourde, profonde, pas assez forte pour la faire gémir, mais assez pour exister à chaque battement.
Son odeur à elle avait changé.
Déodorant brûlé.
Plastique fondu.
Sueur froide.
Le policier devant se retourna :
— Ça va ?
Elle hocha la tête.
Elle n’était même pas certaine d’avoir compris la question.
Elle reprit sa descente.
En bas, la porte d’entrée était ouverte.
La nuit entrait.
Et avec elle, le chaos.
Dans le hall, la lumière des gyrophares traversait les vitres et déformait tout : les angles, les visages, les mouvements.
Le voisin était là.
Ou plutôt, ce qu’il restait de lui dans l’instant.
Un corps allongé sur le carrelage, à moitié dans l’ombre, à moitié sous la lumière crue d’une lampe. Une flaque sombre s’étirait vers le seuil, lente, épaisse, indécente.
Elyna sentit ses muscles se contracter.
Pas de larmes. Pas de cri. Pas de réaction spectaculaire.
Juste… un vide.
Un trou dans sa poitrine, comme si l’air avait été retiré et qu’il fallait maintenant apprendre à respirer autrement.
Quelqu’un parlait.
— … équipe en arrière-cour, vérifiez les bennes…
— … on veut un périmètre.
Des silhouettes entraient et sortaient de l’immeuble.
Des bruits de bottes sur le carrelage.
Des claquements de gants.
Le froissement des rubans qu’on déroulait.
Elyna cligna des yeux.
Le hall semblait trop petit pour contenir tout ça. Comme si la violence débordait par les interstices.
Elle fut guidée vers l’extérieur.
Une pluie fine commençait enfin, hésitante, comme si le ciel avait attendu qu’on se mette d’accord sur l’horreur avant de tomber.
Sur le trottoir, une ambulance attendait.
Portes ouvertes.
Odeur de désinfectant qui piquait déjà la gorge à distance.
— Madame… venez… doucement, souffla une voix.
Une main toucha son coude.
Le contact la ramena brutalement à son corps.
Elle sursauta, imperceptiblement, mais assez pour que l’ambulancier retire aussitôt sa main, comme s’il venait de toucher une plaque brûlante.
— Pardon.
Elyna fixa ses doigts.
Elle suivit l’ambulancier jusqu’au marchepied.
Le métal était humide, glissant.
Ses chaussures laissèrent une trace sombre.
En relevant la tête, elle vit son reflet dans la vitre de l’ambulance.
Pâle.
Yeux trop grands.
Un début de marque sur la joue.
Ce n’était pas son visage qui la troubla.
C’était cette impression absurde et dérangeante…
comme si elle l’avait déjà vu sous un autre angle.
Quelqu’un posa une couverture sur ses épaules.
Elle ne sentit pas la chaleur.
Elle sentit seulement le poids, comme une couche qu’on ajoute sur quelque chose de brisé.
— Vous avez inhalé de la fumée ? Vous avez eu des vertiges ?
Une série de questions, dites comme une liste.
Elyna ouvrit la bouche.
Rien ne sortit.
Sa langue était trop sèche. Sa gorge trop serrée.
L’ambulancier échangea un regard avec un policier.
— État de choc, murmura-t-il, sans même chercher à chuchoter.
État de choc.
Oui.
C’était le mot le plus simple.
Le mot qui expliquait tout sans expliquer rien.
Elyna posa les yeux sur la façade de l’immeuble.
Troisième étage.
Une fenêtre était encore entrouverte, comme une bouche qu’on n’aurait pas eu le temps de fermer.
Elle eut une pensée étrange, sans logique apparente. Une pensée qui s’accrocha à elle comme une écharde.
Je veux juste que ce soit la dernière… pas que ça recommence avec quelqu’un d’autre.
Elle ne sut même pas d’où venait cette phrase.
Elle sut seulement qu’elle était vraie.
Un policier approcha.
— On va vous emmener faire un check rapide. Puis commissariat.
Le mot commissariat traversa sa tête comme un bruit lointain, sans s’y accrocher.
Elle monta dans l’ambulance.
L’intérieur était trop blanc, trop propre.
Ça ne correspondait pas à l’état de ses mains.
À l’odeur sur sa peau.
À la sensation de brûlure en elle, pas seulement sur son bras, mais dans sa poitrine.
On referma les portes.
Pendant une seconde, juste avant que la vitre arrière ne se couvre de gouttes, une silhouette immobile dans l’ombre, plus loin sur le trottoir semblait se dessiner.
Pas un policier.
Pas un voisin.
Quelqu’un qui ne courait pas.
Quelqu’un qui ne bougeait pas.
Un point fixe dans le désordre.
Comme une présence restée collée à elle, invisible, patiente.
Ses yeux tentèrent d’accrocher le détail, de comprendre.
Le flash bleu d’un gyrophare passa.
Et il n’y eut plus rien.
Juste la nuit.
Juste la pluie.
Elyna inspira.
L’ambulance démarra.
Le monde se mit en mouvement alors qu’elle, à l’intérieur, restait figée.
Une main prit sa tension.
— Ça va piquer un peu.
L’aiguille entra.
La douleur fut minuscule, ridicule comparée au reste.
Elyna fixa le plafond. Le néon au-dessus d’elle bourdonnait légèrement, comme un insecte coincé dans une boîte.
Ses paupières s’alourdirent.
Pas parce qu’elle s’endormait.
Parce que son cerveau, enfin, lâchait prise.
Dans la vitre latérale, les lumières de la ville défilaient, étirées.
Et dans cet étirement, dans ce flou, elle eut la sensation nette et terrifiante que quelqu’un, quelque part, suivait le trajet sans avoir besoin de courir.
Comme si la chasse venait seulement de changer de forme.
Et au fond, derrière le bruit du moteur, une phrase revint, obstinée, sans visage :
Pas que ça recommence…
Puis le blanc des urgences referma la scène.
Pas l’histoire.

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