CHAPITRE 7 LA VITRE ENTRE NOUS
Le trajet jusqu'à l'appartement sécurisé se déroula dans un silence presque anormal.
Même les policiers, d'habitude prompts à parler pour meubler l'angoisse d'un témoin, restaient figés dans leur mutisme.
Comme si tout ce qui entourait Elyna était devenu contagieux.
Comme si la nuit elle-même retenait son souffle.
Le véhicule s'arrêta devant un bâtiment gris sans personnalité, avalé par l'ombre.
Aucune fenêtre vers la rue.
Aucun signe de vie.
Juste une façade lisse, close, comme une pierre tombale encore fraîche.
La porte blindée s'ouvrit dans un bip sec et métallique.
— Elyna... c'est là.
Elle hocha la tête.
Son corps bougeait.
Son cœur battait.
Sa respiration se maintenait.
Mais quelque chose en elle avançait comme sous anesthésie émotionnelle, comme si son esprit s'était dissocié pour supporter encore un peu plus.
Lavigne la guida dans un couloir étroit, trop étroit.
Les néons tremblaient, diffusant une lumière blanche qui tuait toute chaleur humaine.
Chaque pas faisait écho contre les murs, amplifiant une sensation de huis clos.
Un policier badgea une seconde porte.
Un verrou cliqueta.
— Vous resterez ici quelques jours.
Quelques jours...
Quelques jours dans une cage brillante.
Elle entra.
L'appartement était propre.
Immaculé.
Tellement parfait que ça en devenait presque une scène de crime en attente de son cadavre.
Un canapé aligné au millimètre.
Une cuisine sans une seule miette.
Pas de livres.
Pas de décorations.
Pas de traces de vie.
Rien.
Sauf la baie vitrée.
Large.
Haute.
Imposante.
Et donnant sur une cour intérieure totalement fermée.
Quatre murs de béton brut.
Aucune porte.
Aucun accès.
Aucune issue.
Une fosse.
Une prison transparente.
— La zone est protégée. Caméras, détecteurs. Vous êtes en sécurité.
Elyna sourit intérieurement.
Derrière une vitre.
Vraiment ?
Ils partirent.
La porte blindée se verrouilla.
Le silence retomba, épais comme du sang coagulé.
Elle avança lentement, sans allumer toutes les lumières.
Pas par peur.
Par économie.
Chaque pas réveillait quelque chose dans son corps :
la brûlure dans l’avant-bras,
la tension sourde dans les épaules,
et surtout… cette impression de ne pas être complètement revenue.
Elle savait déjà une chose.
Ce qui l’avait poursuivie dans l’immeuble n’était pas seul.
Les policiers l’avaient dit.
Pas clairement.
Pas frontalement.
Mais assez pour que ça s’imprime.
Deux rôles.
Deux présences.
Un qui agit.
Un qui observe.
Elle avait vu le premier.
Entendu sa respiration.
Senti son erreur.
Mais l’autre…
L’autre n’avait pas laissé de trace directe.
Et c’était précisément ça qui la dérangeait.
Elyna posa son sac près du canapé, sans s’y asseoir.
Elle n’avait pas envie de s’abandonner à quoi que ce soit.
Pas encore.
Son regard glissa vers la baie vitrée.
Instinctivement.
Elle n’aurait pas su dire pourquoi.
Ce n’était pas une alerte.
Plutôt une continuité.
Comme si une ligne invisible tirée depuis la ruelle ne s’était jamais rompue.
Elle se souvenait très bien de ce moment.
Quand elle avait cru voir quelqu’un, immobile, en quittant l’immeuble.
Pas un mouvement.
Pas une silhouette nette.
Juste… une impression de densité.
À ce moment, elle avait mis ça sur le compte de l’adrénaline.
De la fatigue.
Du cerveau qui comble les vides.
Mais maintenant, seule, dans cet appartement trop lisse, la pensée revenait.
Pas insistante.
Persistante.
Et si ce n’était pas une hallucination ?
Et si quelqu’un avait simplement… attendu ?
Elle se força à détourner le regard.
À faire autre chose.
Elle ouvrit un placard de la cuisine.
Puis un autre.
Tout était à sa place.
Rien d’utile.
Elle referma doucement, comme si le bruit pouvait déranger quelque chose.
Son téléphone vibra dans sa poche.
Pas de message.
Juste une notification automatique.
Rien d’anormal.
Pourtant, son cœur accéléra d’un demi-temps.
Elle inspira lentement.
Se força à revenir à l’instant présent.
Elle était protégée.
Cernée de murs.
De caméras.
De protocoles.
Et pourtant…
Cette certitude absurde s’imposa à elle, froide et claire :
S’il y en a un qui observe…
il n’a aucune raison de se presser.
Elyna fit quelques pas vers la baie vitrée, sans encore la regarder directement.
Elle s’arrêta à un mètre.
L’air lui sembla plus dense à cet endroit.
Comme si l’espace avait une mémoire.
Elle posa la main sur la table.
Ses doigts rencontrèrent le métal froid.
Un ancrage.
Ce n’est qu’alors qu’elle leva les yeux.
Les lumières rouges des caméras extérieures clignotèrent...
une fois...
deux fois...
... puis s'éteignirent.
Plus rien.
Un vide brutal.
Elle resta plantée là.
Puis... elle sentit.
Pas un son.
Pas une ombre.
Pas un mouvement.
Une présence.
Un glissement invisible, presque psychique.
Comme si quelque chose rampait sous la peau du monde.
Comme si l'air lui-même reculait pour laisser place à quelque chose de plus froid.
Son regard balaya lentement la cour.
Au début : rien.
Du noir.
Des angles.
Des ombres.
Puis...
Une anomalie.
Pas une silhouette.
Pas un objet.
Une densité.
Un morceau d'obscurité qui ne semblait pas appartenir à la nuit.
Une ombre trop lourde.
Trop stable.
Trop sûre.
Elle plissa les yeux.
La forme ne bougeait pas.
Ne respirait pas visiblement.
Ne cherchait ni à se cacher ni à s'imposer.
Elle était juste... là.
Comme si elle avait toujours été là.
Comme si elle l'attendait.
Lui.
Leary.
Son absence même avait une signature.
Manteau sombre, long, qui avalait la lumière.
Chapeau bas, coupe calculée, dissimulant les traits dans un anonymat maîtrisé.
Tout dans sa posture respirait le calme absolu.
La certitude d'un prédateur qui sait que rien ne peut le retenir.
Et il la regardait.
Depuis longtemps déjà.
Pas un instant volé :
une observation patiente, méthodique, presque... attentive.
L’air autour d’elle vibra.
Sa respiration devint un souffle fragile.
Sa peau frissonna, comme si une main invisible remontait le long de sa colonne.
Le téléphone vibra.
« Tu fais de mauvais choix d’appartement, Elyna.
Trop exposé.
Je pourrais entrer si je voulais. »
Elyna…
Comment pouvait-il déjà savoir…
Elle ne sourcilla pas.
Il la testait.
Il voulait voir si elle reculait.
Si elle se repliait.
Si elle redevenait la proie qu’il avait observée toute la nuit.
Elle s'approcha de la vitre doucement, volontairement, comme si elle marchait vers un animal sauvage qu'elle refusait de craindre.
Chaque pas semblait amplifier quelque chose dans l’air.
Comme si un fil invisible se tendait entre eux.
Un fil vibrant, dangereux, prêt à se resserrer ou à rompre.
Plus elle avançait, plus elle sentait cette chose intangible :
la façon dont il la disséquait du regard.
Arrivée contre la vitre, elle leva la main.
Son ongle frappa le verre.
Tac.
Une provocation minuscule.
Un langage en soi.
Leary inclina la tête.
Presque imperceptiblement.
Mais Elyna comprit.
Il riait.
Pas avec sa bouche.
Pas avec un son.
Avec sa présence.
Avec ce silence tendu qui disait :
Je t’ai trouvée.
Et tu m’amuses.
Un message vibra de nouveau.
« Tu brûles bien.
Ton geste… il va le sentir longtemps.
La douleur. La rage.
J’ai apprécié. »
Le déodorant.
Le feu.
La peau fondue de Mark.
Son hurlement.
Sa fuite.
Leary ne rendait pas seulement hommage.
Il savourait.
Il analysait.
Il reconnaissait.
Pas de colère.
Pas de vengeance.
Une admiration crue.
Glacée.
Elyna inspira.
Lentement.
Profondément.
Comme si quelque chose dans son ventre venait de s'allumer.
Une ligne électrique dans la colonne.
Un courage instinctif.
Une réponse muette à sa présence...
Une réponse à la hauteur de ce qu'il attendait...
Elle quitta un instant la vitre, alla chercher un déodorant et un briquet.
Quand elle revint, elle les posa sur la table, en évidence.
Elle ne faisait pas ça pour le provoquer.
Pas vraiment.
Pas comme un joueur.
Juste... parce qu'elle n'avait rien d'autre.
Parce que c'était son seul geste possible.
Juste pour lui rappeler ce qu'elle savait faire : survivre.
Leary resta immobile.
Mais quelque chose, dans la nuit autour de lui, sembla vibrer légèrement.
Comme si l'air se tendait entre eux, comme si une pièce entière retenait sa respiration.
Un message tomba.
« Tu montres les dents.
C'est bien. »
Un constat.
Un intérêt clinique.
Comme si chaque geste d'Elyna entrait dans une équation qu'il recalculait en direct.
Elle ne répondit pas.
Elle ne savait même pas si elle devait.
Alors elle posa simplement sa main sur le briquet, sans l'allumer.
Sans bouger.
Un geste minuscule, instinctif.
L'ombre de Leary se modifia presque imperceptiblement.
Pas un pas.
Pas une avancée.
Juste une nuance dans la manière dont son corps était orienté vers elle.
Comme si, d'une façon très subtile, il... se penchait.
Encore une vibration.
« Tu n'as pas peur.
Ou tu caches très bien.
J'hésite encore. »
Un « encore ».
Comme s'il savait qu'à force d'observer, de scruter, de disséquer... il finirait par comprendre.
Par la comprendre.
Elyna ne répondit toujours pas.
Ce silence n'était pas du mépris.
C'était juste du courage brut.
Elle ne jouait pas.
Et lui, de l'autre côté du verre, semblait... absorbé.
Elle sentit un frisson froid remonter le long de ses bras.
Pas de peur.
Pas tout à fait.
Plutôt cette sensation étrange...
celle qu'on ressent quand quelqu'un lit trop bien ce qu'on ne comprend pas encore soi-même.
Elle déglutit.
Un geste simple.
Humain.
Mais l'ombre sur le mur sembla l'avaler du regard.
Leary inclina la tête d'un millimètre.
Comme s'il étudiait ce micro-mouvement.
Comme si la moindre tension dans sa gorge l'intéressait.
Un moment passa.
Long.
Étirable.
Presque intime dans son silence.
« Je suis patient, Elyna.
Tu peux répondre.
Si tu veux. »
Elle finit par écrire un mot.
Un seul.
Le plus neutre possible.
« Pourquoi ? »
Elle ne demanda pas « Pourquoi tu es là. »
Ni « Pourquoi moi. »
Ni « Pourquoi tu t'intéresses à ça. »
Seulement « Pourquoi. »
C'était tout ce qu'elle pouvait gérer.
La réponse arriva presque immédiatement.
« Parce que tu lui as échappé.
Et que tu as choisi la voie la plus longue.
Ça change tout. »
Elle sentit une vague glacée lui passer dans le ventre.
Il ne la complimentait pas.
Ce n’était pas un avertissement.
C’était déjà acté.
Elle recula légèrement d'un pas.
Instinct prudemment humain.
L'ombre de Leary se tendit.
À peine.
Mais c'était perceptible.
Il envoya alors un nouveau message.
« N'aie pas peur.
Pas de moi. »
Et juste après, presque superposé :
« Pas encore. »
Elle sentit son cœur faire une embardée contre sa cage thoracique.
Ce n'était pas une menace.
Pas vraiment.
C'était pire :
une promesse.
L'ombre bougea.
Très lentement.
Comme un voile qui glisse.
Et pour la première fois, il glissa son visage d'un angle précis, se dévoila à demi sous la lumière blanche de la lune.
Calculé.
Délibéré.
Un geste de permission.
De récompense.
Offert.
Et Elyna les vit.
Ses yeux.
Deux cercles noirs.
Abyssaux.
Insondables.
Un noir qui n'existait pas dans le spectre humain.
Il ne les montrait jamais.
Jamais.
Mais ses yeux...
Ses yeux lui parlaient.
Ils ne la quittaient pas.
Pas comme on observe.
Comme on reconnaît.
Elle sentit ses jambes trembler.
Son cœur fit un salto dans sa cage thoracique.
Encore une vibration.
« Ce n'est pas raisonnable.
Mais toi non plus, tu n'es pas raisonnable. »
Elle avala sa salive.
Un geste banal.
Un autre message arriva.
Plus dangereux.
« J'aime te regarder résister. »
Ses jambes allaient la lâcher.
Mais elle resta droite.
Elle ne fit qu'une chose : respirer.
Et dans l'obscurité, de l'autre côté du verre, quelque chose dans la posture de Leary se calma.
Comme si ce souffle-là suffisait à l'apaiser.
À le nourrir.
Il resta encore.
Longtemps.
Trop longtemps.
À la détailler.
À la lire.
À la graver dans sa mémoire.
Puis enfin :
« Bonne nuit, Elyna.»
Il recula comme une ombre qui se dissipe.
Sans un bruit.
Sans un souffle.
Et Elyna resta devant la vitre, seule avec son reflet...
Et cette certitude étrange :
cette nuit venait de changer quelque chose.
En elle.
En lui.
Dans cette page invisible qu’ils venaient d’ouvrir.
Quelque chose qui rendait Leary...
plus vivant.
Fin de la première partie , j'attend vos retour et conseils =)

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