CHAPITRE 10 REGARDE-MOI

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La dernière phrase résonnait encore dans la pièce :

— On doit partir. Tout de suite. MAINTENANT !

La main de Lavigne se referma sur celle d'Elyna.
Ferme. Ancrée. Vivante.

Elyna se laissa tirer vers la porte blindée.
Son bras bandé protesta, une douleur sourde lui traversa l'épaule, mais elle ne ralentit pas.

Couloir étroit.
Néons blafards.
Un agent en tête, arme dégainée. Un autre derrière, même posture.

Elle sentait encore, au fond du ventre, la trace de Leary.
Sa silhouette dans la cour.
Ses yeux.
Ses mots.

Il n'était plus là.
Mais sa présence, elle, ne s'était pas dissipée.

Dehors, une voiture banalisée les attendait, moteur déjà lancé, phares éteints.

— On vous ramène au commissariat, lança Lavigne en ouvrant l'arrière.

— Sérieusement ? On quitte un appart "sécurisé" pour aller dans le bâtiment que tout le monde connaît ? marmonna Elyna.

— Pour l'instant, c'est le seul endroit où je peux verrouiller un périmètre en cinq minutes.
Vous préférez rester ici alors que Mark rôde dans le secteur ?

Mark.

Le nom fit vibrer quelque chose en elle.
Une image : son visage brûlé, ses hurlements sous les flammes.
Un autre écho, plus ancien — une autre lame, un autre sang, une autre nuit.

Elle ne répondit pas.
Elle monta dans la voiture.

Deux agents s'assirent de chaque côté d'elle à l'arrière.
Lavigne prit place devant, côté passager.

Le véhicule démarra.

La ville se transforma en coulée de lumière malade derrière la vitre.
Lampadaires qui s'étirent.
Panneaux qui se tordent.
Un décor de fond. Sans importance.

Elyna gardait les mains bien posées sur ses cuisses.
Calmes. Immobiles.

En apparence.

Sous le bandage, son bras pulsait.
Sa cage thoracique tirait quand elle respirait trop profondément.
Ses muscles vibraient encore de l'effondrement qu'elle venait d'avoir dans l'appartement.

Elle serra les dents.
Ça suffit.

Pas encore.
Pas maintenant.

Sa main droite glissa très légèrement de sa cuisse vers le ceinturon de l'agent à côté d'elle.
Elle sentit sous ses doigts le cuir, la boucle, puis le métal froid de la crosse.

Elle ne prit pas l'arme.
Pas encore.

Elle défit seulement la patte de sécurité.
Un petit clic noyé dans le grondement du moteur.

Plan B.
Toujours un plan B.

Devant, Lavigne parlait dans la radio :

— Ici Lavigne, escorte d'Elyna vers le commissariat. Périmètre bouclé à notre arrivée, je veux toutes les unités disponibles.

— Bien reçu, capitaine. Unités 3 et 5 en couverture. On verrouille les axes.

Ils s'affolent. Ils ont peur.

La pensée traversa Elyna comme une constatation froide.

Mark dehors.
Incontrôlable.
Blessé.

Et lui.

Leary.

Ce nom-là n'avait pas besoin de radio pour exister.
Il vibrait à part.

Il avait sûrement vu sa rupture.
Son effondrement contre la vitre.
Il avait dû regarder. Analyser. Noter.

Elle sentit quelque chose se redresser en elle.

Tu ne me verras pas à genoux deux fois.

Son téléphone vibra dans sa poche.

Une secousse minuscule... mais c'était comme si on venait de tirer sur un fil déjà tendu.

Lavigne se retourna à moitié.

— C'est quoi, ça ?

Elyna sortit le téléphone, jeta un regard à l'écran.

Numéro masqué.

Bien sûr.

Elle décrocha.
Ne dit rien.

Au début, il n'y eut que le bruit du moteur.
Puis un souffle.
Puis une voix.

— Tu pars déjà.

Leary.

Sa voix glissa dans l'habitacle comme un courant d'air froid.
Calme. Contrôlée. Avec, dessous, un amusement discret. Curieux.

Elyna parla sans le quitter des yeux, comme si sa voix à lui était une présence à part entière dans la voiture.

— Il sait qu'on a bougé, dit-elle à mi-voix.

Les doigts de Lavigne se crispèrent sur le tableau de bord.

— Mettez-moi ce téléphone sur haut-parleur.

— Non.

La réponse d'Elyna fut simple. Tranchée.

Elle couvrit légèrement le bas du téléphone de sa main pour étouffer leurs voix.

— S'il sait que vous écoutez, il coupe.
Laissez-moi ça.

Un silence lourd tomba dans la voiture.
Les agents se regardèrent sans parler.

Elyna ramena le téléphone à son oreille.

— Tu as beaucoup de temps libre, on dirait, murmura-t-elle.

Ce n'était pas une provocation gratuite.
Elle testait.
Elle voulait voir jusqu'où il suivait.

Un sourire passa dans la voix de Leary.

— Je te surveille. C'est différent. Je ne laisse jamais un jeu intéressant sans surveillance.

« Jeu. »
Le mot remua quelque chose de sombre en elle.

Elle sentait ses yeux.
Pas son regard — ses yeux.
Comme si la ligne était un fil tendu entre eux deux.

— Où tu es ? demanda-t-elle, sans y croire vraiment.

Un souffle amusé.

— Assez près pour savoir que tu ne te sens pas en sécurité derrière leur verre blindé.
Assez près pour sentir qu'ils ont peur.
Pas assez près pour intervenir.
Pas encore.

Elle sentit le regard de Lavigne sur elle dans le rétroviseur.
Inquiet. Tendu.

Elyna sourit.
Un sourire minuscule, sans joie.

Tu ne viendras pas parce qu'ils ont peur.
Tu viendras parce que toi, tu refuses qu'un autre termine ce que tu as commencé.

— Capitaine, coupez tout, dit-elle, toujours sans lâcher le téléphone des yeux.

— Tout quoi ?

— Radios, GPS, vos portables. Si lui sait qu'on bouge, c'est qu'il nous voit... ou qu'il voit vos systèmes.
Dans les deux cas, ça l'amuse trop.

Lavigne hésita une demi-seconde.
Puis sa décision tomba :

— COUPEZ TOUT. Maintenant.

Les agents obéirent.

La radio se tut.
Les téléphones furent éteints.
Le GPS du tableau de bord arraché de son socle.

La voiture continua dans un silence épais, presque irréel.

De l'autre côté de la ligne, la respiration de Leary ralentit.

— Tu réfléchis vite, constata-t-il.
Tu ajustes.
C'est... agréable à regarder.

« À regarder. »
Pas « à entendre ».

Il les voyait.
Quelque part.

Un frisson remonta le long de sa nuque.

La voiture freina dans une rue adjacente.

— On descend, dit Lavigne. On finit à pied. Commissariat à deux rues.

Les portières claquèrent.
L'air de la nuit s'écrasa contre leurs visages.

Ils se mirent en marche.
Deux agents devant.
Lavigne à côté d'Elyna.
Un autre derrière.

Les lampadaires grésillaient.
Quelques façades reflétaient une lumière sale.
Le reste était fait d'ombres épaisses.

Elyna porta le téléphone contre sa joue, comme si elle s'apprêtait à le ranger.
Mais la ligne restait ouverte.

Elle s'écarta très légèrement du groupe, juste assez pour ajuster sa veste.

— Tu sais..., dit-elle à voix basse,
je ne te fuis pas, ce soir.

Silence.
Mais un silence habité.

Elle continua, encore plus bas :

— Ce n'est pas toi qui me fais courir.
Mark.
Et lui, il fonce. Il ne joue pas. Il va me tuer.

Là-haut, sur un toit, adossé à un rebord, jumelles en main, Leary se figea.

Le prénom claqua dans sa tête comme une dissonance.
Mark.

Mark dehors.
Brûlé.
Humilié.
Libéré par la folie de cette femme.

Un agacement sec remonta dans sa poitrine.

Qu’est-ce qu’elle avait encore déclenché ?

Mark était à deux doigts de réduire en miettes ce que lui commençait à peine à construire.

Il ne laisserait pas ce chien finir la partie.

— Continue d'avancer, dit-il enfin.
Je suis plus près que tu ne crois.

Elyna eut un sourire imperceptible.

Elle rangea le téléphone dans sa poche.
Sans raccrocher.

Viens voir, Leary.

Ils tournèrent dans une rue plus étroite.
Plus sombre.
Le halo du commissariat se devinait déjà deux blocs plus loin.

Lavigne parlait à voix basse avec l'un des agents, en codes, réflexes de flic habituée à travailler sans radio.

Elyna, elle, écoutait autre chose.

Un frottement.
Une semelle qui accroche.
Un souffle trop rapide, trop proche.

— Stop..., souffla Lavigne.

Trop tard.

Mark jaillit d'entre deux voitures garées.

Il ne ressemblait plus au chasseur méthodique qui l'avait poursuivie dans la nuit.
Son visage était ravagé par les brûlures : chairs rougies, cloques, peau craquelée.
Son tee-shirt collait à son torse, taché de sang séché et de suie.
Sa respiration râpait, haletante, irrégulière.

Et dans sa main droite — serrée comme une griffe —
un couteau de cuisine long, la lame encore salie de brun.

Il ne courait pas proprement.
Il boitait, son épaule tirait d'un côté, chaque mouvement semblait lui arracher un morceau de chair.
Mais la rage le maintenait debout.
La haine le poussait en avant.

Ses yeux se verrouillèrent sur Elyna.
Rien d'autre n'existait.

— TOIIIIII !

Le cri déchira la rue.

Un agent tira presque aussitôt.
La détonation éclata.

Manqué.

Il laissa échapper un grognement animal, s'arqua légèrement, puis repartit.

Encore.
Toujours vers elle.

— À COUVERT ! hurla Lavigne.

Deux autres tirs.
L'un se perdit dans la carrosserie d'une voiture.
L'autre frôla sa cuisse, arrachant un pan de tissu et un jet de sang.

Cette fois, il tomba à genoux.
Mais ses doigts ne lâchèrent pas le couteau.
Ses mains griffaient le bitume pour se relever, encore, encore.

Les agents se ruèrent sur lui.
L'un tenta de le plaquer au sol, l'autre de lui attraper le poignet armé.

Mark se débattait comme une bête prise au piège.
Il donnait des coups de coude, de tête, de genou.
Un agent se prit le manche du couteau en pleine arcade, recula en jurant, le visage déjà ouvert.

— LÂCHE L'ARME !
— À TERRE, PUTAIN !

Le couteau tranchait l'air.
Passa à quelques centimètres d'une gorge.
Ripa sur un gilet pare-balles avec un bruit métallique désagréable.

Les menottes claquaient encore dans la main d'un flic sans qu'il puisse les approcher.

Elyna regardait la scène.

Son bras bandé pulsait au rythme frénétique de son cœur.
Chaque coup porté, chaque grognement, chaque giclée de sang réveillait autre chose en elle.

Tu ne m'auras pas.

Elle se rapprocha d'un demi-pas.
Personne ne le remarqua.
Tous étaient concentrés sur le chaos au sol.

Elle tira l'arme, sans brusquerie, comme si elle avait fait ça toute sa vie.
Douleur dans son épaule.
Bras qui proteste.
Elle serra les dents.

Elle avançait maintenant.
Un pas.
Deux.
Le bruit des voix se faisait plus lointain dans sa tête.

Lavigne ne la vit qu'au dernier moment.

— Elyna, qu'est-ce que vous f—

Trop tard.

Mark venait juste de se redresser à moitié, torse plaqué contre la chaussée, un agent sur le dos, un autre accroché à son bras gauche.
Sa main droite, elle, était encore libre.
Le couteau brillait dans la lumière malade du lampadaire, prêt à mordre quelque chose, un visage, une gorge, n'importe quoi.

Il leva les yeux vers elle.

Ce n'était plus un tueur.
C'était un trou noir de rage brute.

— Salo...pe..., cracha-t-il, la voix déchirée par le sang.

Elyna sentit le téléphone dans sa poche.
Il pesait plus lourd qu'un simple appareil.

Elle l'attrapa de sa main gauche, le porta une seconde à ses lèvres.

Elle n’avait pas besoin qu’il la sauve.

Elle avait besoin qu’il sache une chose.

Qu’elle ne subirait pas.

Pas cette fois.

— Regarde bien, dit-elle calmement.

Elle le laissa tomber.

Le téléphone rebondit sur le bitume, écran tourné vers le ciel, la ligne encore ouverte.

Sur un toit, Leary entendit la voix claire, maîtrisée.
Puis le choc sec de l'appareil qui touche le sol.
Puis les bruits de lutte... et autre chose, dans sa respiration à elle.

Il porta ses jumelles à ses yeux.

Elyna.

Debout.
Le bras bandé.
Le pistolet dans la main.
La silhouette coupée net par la lumière d'un lampadaire.

Elle leva l'arme.

— ELYNA, NON ! hurla Lavigne.

À ses côtés, des agents essayèrent de la saisir, trop tard.
Personne n'osait lâcher Mark pour l'instant — la lame était encore trop proche de leurs gorges.

Le canon du pistolet se posa contre le front brûlé de Mark.

Le temps sembla se plier.

Plus de sirènes.
Plus de voix.
Plus que deux respirations.

Celle de Mark — déformée, haineuse, prête à mordre jusqu'au bout.
Celle d'Elyna — stable.
Trop stable.

Son bras trembla. Une fois.
Pas de peur.
De douleur.
Les muscles tiraient. Ses côtes en feu.

Elle ne recula pas.

Ses yeux à elle étaient vides de pitié.
Pas de triomphe.
Pas de vengeance visible.

Juste une certitude glaciale.

— Tu as eu ta chance, dit-elle.

Sa voix était calme.
Déraisonnablement calme au milieu du chaos.

Un flash de colère froide remontait en elle.

Un visage. Une voix.
Pas Mark.
Un autre.
Plus ancien.
Plus important.
Son doigt se referma naturellement sur la détente.

Elle pressa la détente.

BANG.

Le crâne de Mark se brisa comme du verre sous un marteau.
Son corps se détendit d'un coup, les muscles lâchant enfin.
Le couteau glissa de ses doigts et tinta contre l'asphalte.

Le silence, après ça, fut obscène.

Le sang s'étalait déjà sous sa tête, dessinant une auréole sombre qui venait lécher le bout de la chaussure d'un agent.
Le sang éclaboussa le bas du pantalon d'Elyna.
Elle ne bougea pas.

Son bras droit vibrait, engourdi par le recul du tir et la douleur déjà présente.
Elle déglutit.
Rien ne passa sur son visage.

Une part d'elle sentit, comme un écho lointain :

Tu viens de tuer quelqu'un.

Mais cette phrase-là ne pesait pas autant qu'elle aurait dû.

Pas comme la première fois.
Pas comme quand le sang avait éclaboussé sa propre enfance.

Elle ne leva pas les yeux vers les toits.

Elle n'avait pas besoin de le voir.

Elle savait.

Là-haut, Leary observait.

Dans ses jumelles, il suivait chaque millimètre de son visage.

Il ne vit pas de panique. Pas de joie. Pas le moindre remords.

Il vit autre chose.

Une ombre.

Un reflet.

Comme une trace familière.

Elle venait de lui prouver qu'elle n'était pas seulement une proie intelligente.

Elle était capable de mettre fin.

D'appuyer.

Comme lui.

Un sourire lent se forma sous le tissu qui masquait sa bouche.

Il baissa ses jumelles lentement.

Lui n'entendait plus que le bruit du tir qui se rejouait dans sa tête.

Et la certitude, désormais ancrée : il ne voyait plus seulement une survivante.

Il voyait un écho sombre de lui-même.

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