﴾ Chapitre 10.3 ﴿ : Le souffle du sigma
Des cris de panique fendirent l’air, déformés par les flammes. Au cœur de la fournaise se dressait un imposant trident de pierre noire, suintant de chaleur, brûlé à blanc. Talya ouvrit les yeux dans un souffle. Autour d’elle, le silence l’écrasa, engloutissant les hurlements comme une vague. Un instant, elle crut encore les entendre, mais comprit bien vite que sa tête lui jouait encore des tours. Sa joue reposait sur ses bras engourdis. Elle ne se souvenait pas de s’être endormie.
Une douleur diffuse se propagea le long de sa nuque quand elle releva la tête. La lumière pâle de la fin de journée l’agressa. À travers les hauts vitraux, les derniers rayons du soleil baignaient la pièce d’un voile doré. Une odeur d’herbe et d’antiseptique se mêlait à celle de la pierre humide. Des lits blancs s’alignaient le long du mur, parsemés des quelques silhouettes alanguies de patients encore au repos. De fins rideaux les séparaient, oscillant doucement dans les courants d’air. Talya était assise sur un fauteuil bas, les bras croisés sur les draps soigneusement tirés de la couche la plus proche. Un discret mouvement lui fit tourner la tête. Sur le matelas, adossé à ses oreillers, Félix l’observait. Un sourire en coin flottait sur ses lèvres.
— Si tu compte t’installer, je te prête un oreiller, murmura-t-il.
Talya sursauta, confuse.
— Depuis quand t’es réveillé ?
— Quelques minutes. C’est assez difficile de dormir quand tu ronfle comme ça.
— Et t’aurais pas pu me réveiller plus tôt ? grogna-t-elle en le fusillant d'un regard vexé.
— C’est que j’ai hésité, répondit Félix en désignant du doigt le coin de sa bouche. T’avais l’air vraiment paisible, j’ai cru que t’allais finir absorbée dans le matelas.
Elle fronça les sourcils. Il accentua son geste. Elle passa finalement une main sur sa joue et pâlit en sentant la trace humide qui s’y étendait.
— T’as bavé.
L’air affolé, elle se retourna pour se frotter la joue avec sa manche. Le rouge lui monta aussitôt aux oreilles.
— J’aurai dû te laisser crever, marmonna-t-elle.
— Tu tiens là une belle vocation d’infirmière, tu sais ?
Elle lui lança un nouveau regard noir, puis ses traits se détendirent.
— Comment tu te sens ? demanda-t-elle, plus sérieuse.
— J’ai connu des lendemains de soirée pire que ça. On va dire que ça va. On est où, exactement ?
— À l’infirmerie.
Félix hocha la tête en balayant rapidement les lieux. Difficile de faire plus évident.
— Et les autres ?
— T’as dormi des heures, expliqua Talya. Adrian et Lily sont restés un moment et puis j’ai proposé de te surveiller alors ils sont partis aussi.
— Me surveiller ou baver tranquillement sur mes draps ? Aïe !
Talya lui donna un léger coup sur le genou.
— Tu mérite pas ma gentillesse.
— Je sais, gémit Félix dans un soupir dramatique. Et sinon, il s’est passé quoi ? À part le fait que j’ai enfin explosé ce tas de ferraille, je me souviens pas de grand-chose.
— C’est compliqué à expliquer, avoua Talya en cherchant ses mots tandis que les images du combat lui revenaient, plus nettes que jamais. T’as littéralement disparu. Je sais pas comment, mais tu étais devant moi, je clignais des yeux et tu réapparaissais déjà à trois mètres de là. On aurait dit que tu sautais à travers l’éther lui-même. C’était vraiment bizarre.
Félix poussa un sifflement admiratif puis se massa le torse.
— La seule chose dont je me souvienne, c’est que j’ai senti quelque chose de très chaud à l’intérieur. Tout s’est mis à ralentir et après ça, le trou noir.
— Là tu confonds avec ta tête, répliqua Talya en se retenant de rire.
— On va dire que j’la mérite, admit Félix. Et plus sérieusement ?
— Lily a dit que c’était sûrement ton sigma.
Le visage de l’hirondelle changea pour un curieux mélange de gravité et de réjouissance. Talya marqua une courte pause. L’image de Lily lui revint en mémoire, son visage fermé, ses mains tremblantes tandis qu’elle le portait vers l’infirmerie.
— Elle a dit qu’en général, son apparition est exigeante pour le corps et que c’est difficile de ne pas s’en rendre compte vu qu’on perd quasiment toutes nos forces. Elle ne comprend pas comment tu as pu en abuser autant. T’aurais pu y rester. Je crois qu’elle a vraiment eu peur.
Félix hocha la tête, un rictus aux lèvres.
— Elle m’en veut beaucoup ? demanda-t-il en connaissant pertinemment la réponse.
— Elle m’a demandé de te transmettre un message si tu te réveillais, mais je suis pas sûre qu’il soit assez clair, ajouta-t-elle avec une pointe de sarcasme.
— Dis toujours.
— Si tu refais ça, je te tue.
Félix se pinça les lèvres et tapota son menton du doigts. Il haussa finalement les épaules.
— Non vraiment, je vois pas.
Ils rirent discrètement tous les deux, avant que le silence de l’infirmerie ne reprenne ses droits. Félix observa Talya puis poursuivit, plus bas.
— C’est la première fois qu’on est seuls, tous les deux.
Talya baissa les yeux, prise de court.
— J’imagine... oui, bégaya-t-elle.
Dans son lit, Félix se redressa légèrement, cherchant ses mots. Quand il parla, sa voix n’avait plus rien de moqueur. Une gravité rare se peignait sur son visage.
— Je suis désolé.
— Hein ? s’étonna la jeune fille.
— Je m’excuse, poursuivit Félix sans lui laisser le temps de répondre. Depuis le début, j’ai pas été très futé. J’ai été maladroit, lourd... J’ai paniqué. Avec tout ce qui est arrivé, Leona, tout ça... Je voulais aussi simplement te dire merci. Pour ce que t’as fait pour nous, à la Roseraie.
Troublée, Talya demeura silencieuse. Comment accepter des remerciements qu’elle ne pensait pas mériter ? Pour quelque chose qu’elle ne se rappelait même pas d’avoir fait ? Comme elle l’avait dit à Adrian le premier jour, elle ne se souvenait pas des évènements de la Roseraie. Elle masqua son inconfort d’une moue boudeuse.
— T’es plus drôle quand tu fais des blagues, marmonna-t-elle finalement.
Félix éclata de rire. Talya ignorait pourquoi, mais il avait quelque chose de communicatif. Il la faisait se sentir plus légère.
— Et puis, si j’ai fait tout ce que tu as dit, c’est sûrement plus pour sauver Adrian que toi, ajouta-t-elle.
Félix ouvrit la bouche, portant une main à son cœur, faussement blessé.
— Trahison...
Le ton retomba aussi vite. Félix lui adressa un regard gêné. Talya avait beau essayer de ne rien laisser paraître, le malaise qui la rongeait devait se voir sur son visage.
— Tu te souviens vraiment de rien ? demanda-t-il avec une inhabituelle douceur.
Elle secoua la tête, les yeux dans le vide.
— Même d’avant ?
— Non, répondit-elle. Juste... des éclats. J’ai quelques flashes. Des sensations, parfois. Et des cauchemars...
Sa voix flancha sur la fin. Félix sembla hésiter à poursuivre.
— Et ton prénom ? risqua-t-il. Tu t’en es bien rappelé, non ?
— Je ne sais pas. Ça me semblait... évident.
L’hirondelle acquiesça, l’air pensif.
— Et ta réaction quand tu as vu Lily ? se rappela-t-il soudain. C’était quoi ?
Talya repensa à cette première rencontre dans le laboratoire de Ruz. Là aussi, la réponse lui sembla évidente.
— Son uniforme, réalisa-t-elle en relevant les yeux. Quand je l’ai vu, j’ai senti une colère monter. C’était viscéral, incontrôlable. Sur le moment, j’avais envie de lui faire vraiment du mal.
Devant l’expression de Félix, elle s’arrêta, la boule au ventre. Elle serra les poings sur ses cuisses. Sa voix se brisa légèrement.
— Le reste… c’est du noir. Du silence. De la peur. J’ai l’impression d’être un fantôme. Je voudrais comprendre. Je veux savoir qui je suis, ce que je suis et pourquoi je suis liée à tout ça...
Ce vide en elle n’était pas qu’une absence de souvenirs. C’était une absence d’elle-même. Elle avançait sans repères, sans passé, vers un avenir tout aussi inconnu. Tout ce qu’elle possédait, c’étaient des liens tissés trop vite, mais qu’elle sentait ancrés au plus profond d’elle-même. Félix la fixa un instant sans rien dire, les yeux emplis d’une lueur indéfinissable. Il observa ses mains tremblantes, les larmes qui commençaient à perler au coin de ses yeux puis son habituel sourire se dessina.
— On va trouver. Je te le promets.
Surprise, Talya pouffa, essuyant brièvement sa paupière.
— C’est drôle, dit-elle d’une voix plus apaisée. Adrian a parié que tu dirais ça, toi aussi, mot pour mot. Je viens de perdre mon prochain dessert.
— C’est pas la personne la plus brillante que je connaisse pour rien, lui répondit Félix sans une hésitation. Et je dis pas seulement ça parce qu’il comprend des trucs qui me donnent mal à la tête. Il sait peut-être pas encore tenir une épée sans risquer de la planter à l’envers, mais plus fiable et malin que lui, j’en connais pas des masses. S’il t’a dit qu’il t’aiderait, il fera tout pour ça. Tu peux lui faire confiance. C’est lui qui a insisté pour qu’on t’emmène. Même quand Lily était contre, il a jamais douté. Il a pas lâché l’affaire une seule seconde.
Le regard de Talya se figea un instant dans le vide. Dans la lumière blafarde du laboratoire, elle revoyait Adrian lui parler, s’interposer sans trembler entre elle et Lily. Il n’avait pas levé la voix, pas levé les poings. Mais il s’était dressé, et elle avait compris. Lorsqu’il s’armait d’une telle certitude, personne ne pouvait le faire changer d’avis. Elle ne se souvenait peut-être de rien, mais elle savait que ça, elle ne l’oublierait jamais.
— Je sais, confirma-t-elle. Il est gentil, attentionné. Il parle peu mais il écoute. Il voit tout. C’est...
— C’est Adrian, quoi, compléta Félix. Timide, maladroit, mais... il a un cœur plus grand que tout le Célestium. Il a jamais rien eu à prouver à qui que ce soit, mais il se bat quand même, et pour les autres avant lui. Pour moi, c’est lui qui se rapproche le plus de ce que doit être un vrai Etherios. Même si personne l’a jamais regardé comme tel.
Talya écouta sa ferveur avec une pointe de compassion. Elle ne pouvait s’empêcher d’entendre chez Félix le même respect que celui qu’Adrian avait eu pour lui lorsqu’il l’avait décrit sous la statue d’Elisabeth. La jeune fille comprenait sans aucun mal la raison pour laquelle leur amitié semblait si solide. Un sourire naquit au bord de ses lèvres. Un sourire qui n’échappa pas à l’hirondelle.
— Tu l’aime bien, pas vrai ?
— Quoi ? s’exclama soudain Talya en virant au rouge écarlate. Non ! Enfin, il est... mais c’est pas...
— Très crédible comme défense.
Elle attrapa l’oreiller le plus proche et lui jeta au visage. Il n’eut aucun mal à s’en protéger en ricanant.
— T’es lourd, asséna-t-elle en détournant la tête.
— C’est mon charme principal, faudra t’y faire.
D’un air satisfait, il ferma les yeux et croisa les mains derrière sa tête.
— Je sens que j’vais déjà mieux, dit-il d’un rictus rémanent. Pas la peine de continuer à veiller sur moi. Tu pourras dire à Lily que c’est encore raté. J’suis toujours pas mort.
Talya secoua la tête, un éclat amusé dans le regard.
— Je crois qu’il vaut mieux que je rentre, oui. Si j’attends trop, J’en connais une qui va encore m’en vouloir de la déranger dans son travail. La dernière fois m’a suffi. Si ses yeux avaient pu lancer des éclairs, je crois qu’on aurait retrouvé de moi qu’un petit tas de cendres.
Félix haussa un sourcil, faussement choqué.
— Miss garde-à-vous, regarder quelqu’un de travers ? Tu dois confondre.
— Tu as souvent des idées de surnoms comme ça ?
— J’en ai un pour chacun de vous. Et comment se passe le reste de la cohabitation ? Toujours pas envie de changer de chambre ?
— Au début, j’en étais pas loin, admit Talya en étirant ses bras. Elle avait l’air de juger la moindre respiration, mais en fait, je crois qu’elle n’est pas méchante. Juste... rigide ?
Elle s’interrompit, pesa ses mots, puis reprit plus doucement.
— Elle fait les choses bien, avec une discipline que tu n’imagine pas. Avec elle, tout est toujours réglé au millimètre. C’est aussi elle qui m’a appris à tirer. Elle est vraiment douée.
— Venant d’une Akino, ça me surprend pas, acquiesça Félix d’un sourire entendu. Ça vient avec l’armure, le masque et l’ennui.
Félix semblait s’être attendu à une réplique, mais Talya demeura pensive, observant les rideaux de l’infirmerie onduler. La lumière du soir filtrait à travers eux dans un ballet de lignes tremblantes.
— Je ne sais pas pourquoi, parfois, je la trouve triste. Elle ne montre jamais rien, mais je sais pas, au fond de moi je la sens... terriblement seule.
Félix ne répondit pas. Il baissa simplement les yeux sur ses draps. Quelque chose dans le ton de Talya venait de glisser. Elle se leva.
— Et toi ? fit-elle, mine de rien. Comment ça se passe avec Jonas ?
— Argh, soupira Félix en posant un bras sur ses yeux pour marquer une pause théâtrale. J’avais presque réussi à l’oublier. Tu vois, c’est dans ces moments là que je regrette de pas être mort. Au moins j’aurai plus envie de le balancer dix fois par jour par la fenêtre.
Talya esquissa un discret sourire. L’espace d’un instant, elle hésita à ajouter quelque chose. Elle se ravisa finalement. Jonas. Mei. Ces deux-là lui paraissaient si différents et pourtant, sans vraiment savoir comment, elle avait senti chez eux le même vide. La sensation avait résonné en elle, de la même façon qu’elle avait pu ressentir la tristesse d’Adrian sous la statue de sa sœur ou celle de Félix au Tertre. Ce n’était pas quelque chose qu’elle pouvait expliquer, plutôt une impression, comme une vibration sourde au fond de son ventre, un écho qui la liait aux autres.
Elle soupira, laissant ces pensées de côté, puis attrapa sa veste sur le dossier du fauteuil avant de se tourner une dernière fois vers Félix.
— Allez, j’y vais. Ça ira ?
Félix leva deux doigts dans un salut paresseux.
— T’en fais pas pour moi, l’amnésique. J’ai survécu à pire.
Elle leva désespérément les yeux au ciel en enfilant son uniforme.
— Je plaisante, ajouta Félix. Merci encore, et passe une bonne nuit.
— Bon repos, l’hirondelle, lui répondit-elle.
Elle tourna les talons et remonta l’infirmerie jusqu’à la porte, qu’elle referma derrière elle. Le silence retomba entre les murs du couloir baignés de bleu. Elle s’appuya contre le montant et pour la première fois depuis longtemps, Talya ferma les yeux, sans que la peur ne lui serre aussitôt la gorge.
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