﴾ Chapitre 10.4 ﴿ : Le souffle du sigma

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Dans l’enchevêtrement d’arcs et de colonnes immaculées des couloirs du Célestium, le pas d’Adrian se perdait entre les réminiscences du combat et l’écho de ses propres pensées. Le médecin qui avait examiné Félix s’était voulu rassurant, mais depuis l’effondrement de son camarade, un vide ne cessait de bourdonner dans l’estomac d’Adrian. Il le revoyait tomber à genoux, les yeux grands ouverts, le nez et la bouche en sang. Il n’avait pas crié. Il n’en avait même pas eu le temps. L’espace d’un battement de cil, Adrian avait ressenti quelque chose qu’il peinait encore à expliquer. Au-delà de la peur, il s’était senti lié à Félix, comme s’ils partageaient brièvement la même existence. Il avait perçu une flamme d’éther naître dans la poitrine de son ami, une flamme vacillante qui avait bien faillit s’éteindre.

Lily aussi avait tenté de le rassurer. Elle lui avait expliqué que, bien que Félix ait pu anormalement y avoir recours à plusieurs reprises, la découverte du sigma entrainait immédiatement une grande fatigue. Elle lui avait assuré que ce processus était normal, que le choc passerait, mais Adrian n’était pas dupe. Lily avait beau masquer ses émotions derrière une rigueur inébranlable, il la connaissait sur le bout des doigts. Après tant d’année, Adrian savait lire les silences entre ses mots, les nuances dans son regard. Sur le terrain, il avait perçu toutes ses failles. Elle avait eu peur, peut-être même davantage que lui. Une attitude qui lui était bien étrangère. Pour être exact, Lily ne semblait plus la même depuis quelques temps. Si Adrian n’y avait prêté que peu d’attention au départ, il le constatait chaque jour un peu plus. Sa sœur se renfermait. Peut-être était-ce dû aux évènements dans lesquels ils s’étaient retrouvés plongés. Ou peut-être que la raison était tout autre. Dans tous les cas, il n’avait pas trouvé le bon moment pour le lui demander. Il ne le ferait pas non plus ce jour-là.

Impuissante face à ce qui arrivait à leur camarade, le reste de la section treize s’était dispersé. Mei, Zaïd, Isabella et Jonas poursuivaient leur entraînement. Les autres avaient regagné leur chambre. Une fois dans la leur, Zaresan avait affirmé à Adrian que Félix s’en sortirait, que ce n’était pas son genre d’abandonner si aisément. Une phrase simple, mais chargée de chaleur. Adrian lui avait retourné un sourire fatigué, pourtant, il remerciait le créateur de partager sa chambre avec quelqu’un comme lui. Plus le temps passait et plus Adrian l’appréciait. L’ancien Garde-ébène n’était pas simplement un camarade de chambrée, il devenait un appui indispensable. Toujours calme, incroyablement solide, il ne disait pas grand-chose, mais ses paroles frappaient juste à chaque fois. Sans lui, Adrian n’aurait pas imaginé une seule seconde pouvoir faire face à l’anima. Il y a longtemps qu’il aurait abandonné. Chaque soir, Zaresan s’armait de patience face à sa maladresse. Il l’aidait à perfectionner sa posture, sa prise, ses parades, sans jamais le rabaisser. Cela lui rappelait agréablement les entraînements infructueux avec Liz lorsqu’il était plus jeune. Si Adrian restait loin de ce que l’on attendait d’un guerrier et surtout d’un Etherios, grâce à Zaresan, il s’en rapprochait, un pas à la fois.

Cette pensée le rassura brièvement, mais une part de lui ne pouvait toujours pas se défaire de Félix et de ce qui était arrivé sur le terrain. Ce qu’il avait vu, ce que son ami avait accompli allait bien au-delà de ses compétences d’hirondelles ou d’un simple sursaut d’adrénaline face à l’anima. Adrian venait de découvrir pour la seconde fois ce qu’était un sigma, l’arme ultime des Etherios. Si la démonstration qu’en avait fait Diana Vareth se voulait bien plus impressionnante que celui de Félix, ce dernier s’était déplacé si vite que l’œil d’Adrian n’avait pas été en mesure de le suivre. Il avait ressenti une violente libération d’éther, comme si la digue qui le retenait jusqu’ici avait soudain cédé sous la pression, puis Félix s’était tout bonnement volatilisé. Pas une simple accélération, mais un saut d’un point à l’autre, comme s’il avait plié l’espace lui-même. Un simple battement de cœur, une vibration de l’air et il était réapparu ailleurs.

Liz avait toujours refusé de lui montrer le sien. Elle jugeait que cela n’en valait pas le risque, disait que ce n’était pas non plus quelque chose que l’on exhibait insouciamment. À présent qu’il avait été témoin de ce que pouvait accomplir le sigma, et que l’on décrivait sa sœur comme la plus grande Etherios à avoir foulé du pied cette terre, Adrian n’osait imaginer ce dont elle avait été capable. Elle lui avait en revanche volontiers décris la sensation : un frisson qui parcourt chaque nerf, comme une détonation silencieuse, une sensation d’être... entier, relié à quelque chose de bien plus grand que soi.

De leurs discussions et de ses lectures, Adrian était arrivé à la conclusion qu’il s’agissait d’une manifestation unique, née d’une force intérieure que l’éther ne faisait que révéler. Pas une bénédiction. Pas une malédiction. Une vérité. Mais comment l’éther pouvait-il produire un tel phénomène ? Aujourd’hui encore, peu importe ses calculs, ses tentatives de modélisation, Adrian ne comprenait pas comment cette force prenait forme. Il comprenait le principe de l’activation, la catalyse de l’énergie au sein du corps, mais... cette singularité, cette spécificité propre à chacun, d’où venait-elle ? Pourquoi certains Etherios voyaient simplement leurs aptitudes décupler, comme Lily, quand d’autres pouvaient défier les lois mêmes de la réalité ? Manipuler les flammes de l’enfer, la glace ou même l’espace comme Félix l’avait fait ? Était-ce le corps ? Était-ce lié à l’esprit ? À l’intention ? Pouvait-il s’agir de quelque chose qui touche à la mémoire ? Au cœur ou à son passé ? À quelque chose d’encore plus profond ?

L’esprit d’Adrian bouillonnait de questions. Les hypothèses naissaient et mourraient dans un souffle d’équations et de logique. Ce fut sans doute pour cette raison qu’il ne se vit pas quitter l’aile des dortoirs. Son corps avançait par réflexe, emporté dans la mécanique de ses pensées. Lorsqu’il en prit conscience, le marbre des murs avait cédé la place à la pierre noire utilisée pour contenir l’éther. Des symboles gravés courraient le corridor où des numéros s’alignaient sur des plaques argentées au-dessus de lourdes portes métalliques. Loin du hall et de la statue de sa sœur où il avait pris l’habitude de se rendre tous les jours depuis son arrivée, Adrian s’apprêtait à rebrousser chemin lorsque l’une des portes s’ouvrit.

Deux silhouettes sortirent de la pièce. Une femme, le bras gauche bardé d’une prothèse aux rouages apparents, suivie d’un homme, le crâne rasé. Tous les deux portaient le même manteau cintré, bleu, aux boutons d’argent impeccables. Sur leur poitrine, l’écusson du Célestium étincelait. Ils ne firent pas attention à lui, poursuivant leurs échanges à mi-voix au sujet de la calibration d’un amplificateur. Adrian observa les deux techniciens s’éloigner, piqué par la curiosité. Il se dirigea vers la porte qu’ils venaient de quitter et qui se refermait déjà pour la bloquer du pied. Dans l’entrebâillement, le jeune Etherios distingua l’ombre d’un établi, le bord d’un pupitre encombré, des interfaces cristallines, mais surtout, brillant au-delà, des tubes luisant d’un bleu pur. Sa gorge se serra. Il n’avait rien étudié, rien esquissé, rien assemblé depuis des jours. Le toucher froid des outils, l’odeur minérale d’huile, le cliquetis des engrenages, les heures passées en silence à tracer ses schémas, formuler ses hypothèses et échouer des dizaines de fois avant de parvenir à assembler sa réussite... tout cela lui manquait terriblement. Il avait l’impression de faner.

Il jeta un œil dans le couloir. Personne ne le verrait faire. La salle était vide. Il n’y réfléchit pas à deux fois et entra dans le laboratoire. Derrière lui, la porte se referma. Les pierres d’éther enchâssées sur les pilastres s’animèrent en sa présence, diffusant d’agréables reflets azur dans la pièce dépourvue de fenêtres. La lumière jouait sur les contours de chaque surface, révélant l’éclat poli des instruments. L’air avait l’odeur humide du métal chauffé, de la vapeur et d’un peu d’encre fraîche. À peine quelques pas franchis, Adrian fut submergé par une vague de familiarité. Ses yeux couraient déjà sur les établis.

Partout autour de lui, l’ingéniosité des techniciens du Célestium prenait forme. Le long des murs, une impressionnante collection d’outils de précision l’appelait comme le chant des sirènes. Pinces, microlames et autres tournevis s’alignaient parfaitement par taille, tous conçus pour manipuler le moindre engrenage, la moindre tige de métal, au dixième de millimètre près. Contrairement à ceux du laboratoire de Ruz, aucun d’eux n’était en orichalque. Il ne s’agissait pas ici de modeler l’ambre pour y emprisonner l’éther, comme le faisaient les sphériciens du Collégium, mais bien de comprendre comment celui-ci réagissait, circulait et se stabilisait à travers les équipements des Etherios.

Sur la table centrale, une armure reposait sur des supports articulés. Sur la nacre du plastron, ouvert, les inclusions d’or et de lapis brillaient d’une douce lueur. Les segments thoraciques apparaissaient, ciselés de runes d’amplification, reliés à autant de circuits internes, à peine visibles sous la couche blanche. Des bras mécaniques suspendus au plafond restaient au repos, le mécanisme à pression encore tiède. Une série de câbles plus ou moins épais serpentaient autour des supports, s’enfonçaient dans le sol ou le plafond. Certains d’entre eux luisaient de pulsations bleutées. Des loupes montées sur rotules, des écrans de verre coulissants, gribouillés de données et d’annotations, des tubes de cuivre, de verre, connectés à des diffuseurs... Adrian avançait dans ce décor comme un enfant qui retrouve la chambre de ses rêves. Un monde de logique, d’expérimentation, de possibles.

Il finit par s’arrêter devant un pupitre, recouvert de documents et d’un grand registre. Ses doigts effleurèrent le papier. Les schémas s’imbriquaient les uns dans les autres avec une rigueur qu’il fut forcé de saluer. Il devina des calculs sur la dissipation de l’éther à travers les conduits capillaires, une analyse de la résonance des plaques de nacre à l’impact, ou d’autres mesures d’équilibre thermique des merveilles crées par les forgelames. Il comprenait tout. Ses yeux glissaient sur chaque formule comme une évidence. Sa main trembla d’un frisson d’excitation. Il dut se retenir pour ne pas poursuivre les écrits et corriger certaines approximations.

En remontant les pages du registre, il s’intéressa surtout aux nombreuses annotations en marge des différents rapports. Des idées, plus personnelles qu’officielles. L’une d’elle attira particulièrement son attention. S’il ne s’agissait que d’une simple ébauche, elle semblait suggérer d’ajuster l’absorption d’une sorte de réceptacle en fonction des flux d’éther ambiants, notamment ceux généré par le porteur. En un mot : un inverseur, soit la possibilité pour une sphère qu’on y glisserait de se charger de l’éther ambiant et de recapter une partie de celui utilisé par un Etherios. Une telle invention réduirait à coup sûr la soif. Un concept brillant, mais théoriquement impossible. Adrian en savait quelque chose. Sans la possibilité de modifier leur nature, les flux sauvages d’éther, tout comme ceux produits par les Etherios étaient bien trop différents, trop diffus ou trop instables pour être absorbés par les sphères. Adrian fut surpris que quelqu’un d’autre que lui ait eu la même idée.

Au Collégium, on aurait peut-être trouvé un moyen d’aller plus loin, d’optimiser le flux éthérique, de l’emmagasiner différemment, mais Ruz lui avait répété à maintes reprises que les recherches fondamentales ne faisaient plus partie de leurs priorités depuis déjà bien des années. À présent, leurs ressources se tournaient toutes vers la guerre. Chacune de leurs inventions se voulaient plus performantes, plus léthales. Elles accentuaient toutes la soif.

Derrière le pupitre, un éclat éphémère sortit Adrian de sa torpeur. Il referma le registre et s’approcha du bureau. Bien cachée derrière une pile d’ouvrages et d’outils, une petite fiole reposait sur un support en bois, couverte de poussière. Elle contenait un liquide sombre, agité à intervalles irréguliers de discrets reflets bleutés. Le flacon n’était pas scellé, simplement fermé par un bouchon de liège. Intrigué, Adrian se pencha. En l’observant de plus près, il distingua une teinte pourpre au cœur du fluide, mais surtout, de fuyants éclairs minuscules qui traversaient la matière comme une onde, une pulsation, presque organique.

Pensif, Adrian détourna le regard sur les deux carnets aux reliures de cuir usées et aux titres à moitié effacés appuyés contre le support. Il ouvrit l’un d’eux à une page cornée. Des annotations au tracé nerveux couvraient le papier, la même écriture que celle sur le pupitre. Il tourna une page, captivé par les schémas biologiques, les coupes de tissu, les tracés vasculaires et les croquis comparatifs entre la structure interne des humains et celle des Ashirs. Un frisson le parcourut. Ses yeux se posèrent une fois encore sur la fiole. Ce qu’il tenait là n’était pas censé se trouver dans les laboratoires du Célestium. Pas officiellement, du moins.

Il posa le carnet ouvert, la gorge sèche. Depuis qu’il s’était approché du bureau, la fréquence du courant d’éther qui traversait le liquide avait augmenté. Une part de lui savait qu’il ne valait mieux pas s’en approcher, mais sa curiosité l’emportait. Il tendit la main, sans même pouvoir toucher le verre. Le liquide se souleva instantanément. Comme attiré par sa présence, il se plaqua contre la paroi dans un bruit humide, presque inaudible. La fiole vacilla. Les traces azurées s’intensifièrent brutalement, forçant Adrian à reculer d’un pas, le cœur battant.

— Qu’est-ce que vous faites là ?


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