﴾ Chapitre 10.5 ﴿ : Le souffle du sigma
La voix claire et légèrement agacée qui s’éleva derrière lui le fit sursauter. Une jeune femme venait d’entrer dans le laboratoire. Elle tenait une pile de livres, serrée contre la poitrine comme d’autres se protégeaient d’un bouclier. Ses cheveux clairs, coiffés en une longue queue de cheval, battaient l’air à chaque pas, tirés si fort qu’elle devait penser que ça l’aidait à réfléchir. Elle déposa ses carnets sur l’établi dans un clac bien trop sonore. Son regard ne lâcha pas un seul instant Adrian, planté là comme un vulgaire voleur surpris en pleine fouille.
— Euh... je... bredouilla-t-il, les oreilles en feu.
— L’accès aux laboratoires est soumis à autorisation, dit-elle froidement. Les élèves Etherios ne sont pas censés...
Elle s’interrompit. Une brève surprise la traversa. S’était-elle approchée par curiosité ou par instinct ? Adrian n’en était pas vraiment sûr. Toujours est-il qu’elle l’avait reconnu. Elle inclina la tête et plissa les yeux.
— Une seconde... fit-elle plus doucement. Je vous connais. Vous êtes le frère de mademoisselle Tisseciel.
Adrian hocha la tête, encore hébété de s’être fait surprendre. Les traits de la jeune femme ne tardèrent pas à lui revenir. Charlotte, la technicienne qui les avait accompagnés jusqu’au Grand Hall lorsque Félix s’était inscrit pour la Sélection.
— Vous avez touché à quelque chose ? demanda-t-elle avec une méfiance presque protectrice.
— Non ! Non, répondit aussitôt Adrian. Je... je regardais, c’est tout.
Charlotte ne l’écouta que d’une oreille. Ses yeux s’étaient déjà posés sur la fiole au liquide sombre, encore parcourue de minuscules interférences. Une lueur irisée remontait lentement le long de la paroi de verre. Le visage de la technicienne se durcit.
— Et vous avez vu quoi, exactement ? articula-t-elle lentement.
Adrian hésita. Elle savait. Peut-être pas tout, mais suffisamment pour qu’elle ne le croie pas de toute façon. Alors, dans un soupir, il choisit l’honnêteté.
— Vous travaillez sur un inverseur.
Surprise, la posture de Charlotte se raidit. Un muscle tressaillit dans sa mâchoire tandis que sa bouche s’entrouvrait. L’hésitation avait changé de camp. Adrian attendit dans un silence qui n’avait rien de rassurant.
— Comment... fit-elle enfin. Ce mot n’apparaît nulle part dans mes notes. Comment avez-vous pu...
— Deviner ? risqua Adrian en haussant les épaules. Ne le prenez pas mal, mais vos travaux parlent d’eux-mêmes.
Charlotte s’avança lentement vers la table, les bras croisés. Elle semblait réfléchir à ce qu’il savait vraiment, ou à ce qu’il était en train de deviner. Adrian ne s’était pas attendu à une autre réaction. De toute évidence, un œil plus novice n’aurait pas vu dans les travaux de la technicienne autre chose que de simples calculs et n’aurait pas donné plus de sens aux schémas qui les accompagnaient, mais Adrian avait passé tellement de temps à tourner en rond sur le sujet que jamais il n’aurait pu passer à côté.
— Je peux vous poser une question ? reprit Adrian d’un ton curieux. Pourquoi ? Vous cherchez à inverser la soif ?
— J’ai mes raisons, répondit-elle sur la défensive. Mais je dois tout de même vous avouer que je suis surprise. Je ne pensais pas que quelqu’un ici pourrait seulement deviner ce dont il s’agit. Encore moins un Etherios.
Un autre que lui se serait peut-être rengorgé, mais Adrian resta silencieux. D’autres questions lui montaient à la tête.
— Et pourquoi du sang ? demanda-t-il sans comprendre en glissant un regard vers la fiole.
Elle la fixa elle aussi un instant, pesant le poids d’une éventuelle réponse. Dans le flacon, quelques éclairs pulsaient encore par instants. Elle finit par céder dans un soupir.
— C’est du sang d’Etherios, expliqua-t-elle avec une retenue maîtrisée. Comme vous pouvez le voir, sa réactivité à la moindre trace d’éther est immédiate. Ce n’est pas le cas du sang ordinaire.
Adrian hocha doucement la tête.
— Je m’en doutais un peu, mais je suis étonné de voir que c’est à ce point. Est-ce que c’est normal qu’il puisse bouger seul ?
Cette fois, ce fut Charlotte qui s’arrêta, les yeux légèrement écarquillés.
— Bouger ? répéta-t-elle. Que voulez-vous dire ?
Adrian ne détourna pas les yeux de la fiole, mais il déglutit. À la réaction de Charlotte, il devina que le mouvement du sang dans la flasque lorsqu’il s’était approché n’était pas quelque chose qu’elle avait pu observer. Tandis que le raisonnement faisait lentement son chemin, ses yeux se posèrent discrètement sur son bras, là où l’Ashir l’avait mordu, là où il s’était injecté le sang de Talya. Un frisson remonta son dos. Se pouvait-il que...
— Monsieur Tisseciel ?
Sorti de ses pensées, Adrian se tourna vers elle. Elle paraissait attendre sa réponse avec plus d’intérêt qu’elle n’en avait montré jusqu’ici. Une idée lui traversa l’esprit. S’il lui expliquait, alors peut-être pourrait-elle l’aider ? Après tout, elle semblait particulièrement douée. Peut-être qu’ensemble, ils seraient en mesure de comprendre ce qui lui était arrivé dans le laboratoire de Ruz après les évènements de la Roseraie ? Ou encore, qui était Talya ? Ou plutôt, ce qu’elle était ? Une autre pensée l’arrêta pourtant. Une pensée qui, curieusement, avait la voix agaçante de Lily lorsqu’elle lui faisait des reproches. Peut-être ne valait-il mieux pas tout dire pour le moment. Il ne savait rien d’elle, ignorait s’il pouvait lui accorder la moindre confiance. Sa sœur les avait suffisamment mis en garde concernant le besoin de rester discrets. Il ne pouvait pas les mettre en danger sur un coup de tête. Pour l’heure, ces questions devraient attendre.
— Ces éclairs, improvisa-t-il. Je ne m’attendais pas à ce que l’éther soit aussi compatible.
Adrian se mordit la lèvre, espérant que la technicienne ne ferait pas attention à un mensonge si évident. Bien sûr que l’éther et ce sang étaient compatibles, sinon comment les Etherios pouvaient-ils espérer le manipuler ? Il craignit un instant qu’elle ne voit clair dans son jeu. Il ne pouvait avoir fait preuve d’une telle déduction sur ses travaux tout en ignorant le plus évident. Heureusement pour lui, elle ne sembla pas lui en tenir rigueur. Elle se contenta de baisser les yeux vers la fiole et, pendant une seconde, Adrian crut voir une pointe de déception.
— Ah... oui, reprit-elle. La malédiction modifie tout le corps à un niveau cellulaire. C’est grâce à ça que les Etherios ont une telle affinité avec l’éther et développent des propriétés physiques hors norme. Beaucoup pensent aussi que c’est de cette affinité que nait le sigma.
Adrian observa les lueurs bleutées qui parcouraient toujours le liquide sombre, intrigué. Entre le choix des mots et ce qu’il avait pu relever de ses notes, il était chaque instant plus convaincu que Charlotte n’était pas qu’une simple technicienne.
— Vous vous y connaissez en biologie, fit-il remarquer. Ce n’est pas courant. Surtout ici.
Charlotte haussa imperceptiblement un sourcil.
— Les biologistes sont généralement destinés au Collégium, reprit Adrian. Pourquoi avoir choisi le Célestium ?
Un silence plus long passa, chargé. Adrian nota la manière dont les doigts de la jeune femme jouaient machinalement sur son uniforme.
— Vous êtes bien curieux, répondit-elle finalement.
— On me le dit souvent, avoua-t-il.
Au ton de sa voix, Adrian n’insista pas. À la place, il se pencha sur les croquis épars et les notes qui parsemaient le carnet. Pensif, ses doigts suivaient les courbes et les annotations tracées au crayon pour les analyser plus en détail.
— Vos travaux sont intéressants, reprit-il. Vous proposez de moduler les flux d’éther, pas de les canaliser. Vous ne cherchez pas à les faire absorber, ni à les contenir, mais à... créer une sorte d’interface, une zone neutre, là où les forces opposées pourraient s’équilibrer. C’est brillant...
Charlotte ne confirma pas, mais elle ne nia pas non plus.
— Comment déduisez-vous autant de choses de quelques croquis incomplets ? souffla-t-elle en retenant un rictus, un brin d’angoisse dans la voix. Ça n’a aucun sens... Personne ne peut arriver à de telles conclusions, à moins de...
Elle s’interrompit. Ses yeux cherchèrent ceux d’Adrian, et cette fois, l’Etherios vit très clairement qu’elle avait compris.
— À moins d’avoir déjà vu ça...
Adrian se redressa lentement, hésitant.
— Vous avez déjà travaillé sur ce sujet, conclut-elle.
L’envie de mentir lui traversa l’esprit. Un effort qu’il jugea inutile, elle aurait vu clair à travers lui. Pour la première fois de sa vie, Adrian eut l’étrange impression d’être devant un miroir, décrypté par son propre reflet.
— Il y a longtemps, admit-il. Ce n’était qu’une idée, rien d’aussi subtil. Je n’aurais jamais pensé à approcher le problème de cette façon.
Charlotte ne se laissa pas avoir par le compliment. Le ton neutre, presque distrait, elle insista.
— Et pourquoi avez-vous arrêté ?
— Je manquais de tout, répondit Adrian. De moyens, de cadre... d’envie. Surtout, je n’avais pas de source d’éther.
Il observa discrètement sa main et fit rouler ses doigts. L’ironie était cruelle, presque comique. Si l’Adrian d’il y a quelques années savait ce qu’il deviendrait, peut-être n’aurait-il pas baissé les bras.
— Et puis, même si j’avais eu accès à une source, je n’aurais fait que me mettre en danger à essayer de le canaliser. L’éther est trop instable, les risques de résonance trop importants. Mais...
Il marqua une pause, repensa aux annotations qui couvraient le carnet de Charlotte. Il se tourna vers le bureau et s’en empara.
— Je peux ? demanda-t-il.
Elle acquiesça. Le jeune Etherios tourna rapidement quelques pages.
— Si les flux peuvent se réguler entre eux, comme vous le supposez, et qu’on trouve un moyen de les stabiliser... alors peut-être qu’on pourrait neutraliser les effets secondaires.
Une étincelle s’allumait dans son regard. Un éclat qui n’avait plus rien d’hypothétique.
— Ça pourrait marcher, réfléchit-il à haute voix en pianotant le vide de l’index comme s’il cherchait à y dessiner une idée. Il suffirait de... Nous pourrions atténuer la soif, peut-être même aller plus loin...
Charlotte l’observait réfléchir. Quelque chose dans son expression avait changé. Son visage laissait apparaître une faille infime, comme si la soudaine motivation du jeune homme parvenait malgré elle à la faire espérer. Adrian se calma pourtant de lui-même. Ses yeux s’étaient posés sur les dates griffonnées en marge des annotations. Il tourna une page. Puis une autre. Et encore une. Ces recherches remontaient à plus d’un an. Hésitant, Adrian sortit le nez de sa lecture.
— Pourquoi vous ne continuez pas ?
La question resta suspendue un instant. Charlotte baissa les yeux, le visage fermé. Elle se perdit dans la contemplation de la pièce et des lumières qui irradiaient encore le long des pilastres. Adrian ne put se défaire de la désagréable sensation que sa question la ramenait ailleurs, bien plus loin que ce laboratoire.
— Parce que ce genre de recherche n’a pas sa place ici, dit-elle d’un ton las.
Adrian fronça légèrement les sourcils. L’étude de l’éther était réservée au Collégium, et donc à ceux qui en avaient les rênes.
— L’Ordre ? devina-t-il.
Charlotte hocha la tête en soupirant.
— Je travaillais seule, en cachette. Je devais le faire avant le couvre-feu, quand le laboratoire était vide. Je n’avais pas d’autorisation, pas de soutien. Entre les réparations et l’entretien des équipements... j’arrivais à peine à grapiller quelques heures. Pas assez pour aller plus loin. J’en suis arrivée à un point où mes compétences seules ne suffisent plus. Et surtout, si quelqu’un comprend ce que j’essaie de faire ici... je risque bien plus que ma place.
Même si celle-ci trembla à peine, Adrian sentit un mélange de peur et de tristesse dans sa voix. Quelque chose en lui se serra. Il comprenait maintenant la méfiance qui avait gagnée Charlotte lorsqu’elle l’avait surpris à fouiller ses travaux. Si l’Ordre apprenait ce qu’elle essayait d’accomplir, hors de son contrôle, plus jamais elle ne reverrait la lumière du jour. Il ignorait pourquoi une partie de lui tenait tellement à la réconforter. Peut-être parce qu’il connaissait trop bien ce sentiment : celui d’avoir touché quelque chose d’immense et de devoir y renoncer.
— Et pourtant, vous êtes quand même arrivée à ça, insista-t-il. Ce que vous avez accompli ici, seule... c’est impressionnant. Vous pouvez en être fière.
Elle esquissa un sourire amer.
— Je l’ai fait par nécessité, corrigea-t-elle à demi-mots. Pas par ambition.
Un court silence prit place une fois de plus dans le laboratoire. Une flamme se réveillait dans les entrailles d’Adrian, de celle qui dévorait tout sur son passage. Une flamme qu’il n’avait plus ressentie depuis bien longtemps.
— Et si je vous aidais ? proposa-t-il soudain d’un ton plus sérieux. Si nous travaillions tous les deux ? Je peux me rendre utile.
Elle l’observa longuement. Son visage arborait un mélange de circonspection et de calcul prudent, mais Adrian en était sûr, dans ses yeux dansait une lueur nouvelle. Une lueur d’espoir. Une part d’elle commençait à comprendre qu’il ne s’agissait pas seulement d’un étudiant curieux.
— Pourquoi feriez-vous ça ? demanda-t-elle enfin.
Adrian chercha les mots qui suffiraient, ceux qui ne diraient pas tout. Il ne pouvait pas lui avouer qu’à travers ces recherches, il espérait aussi en apprendre davantage sur Talya, sur la raison pour laquelle il était toujours en vie malgré sa morsure, ainsi que tenir la promesse qu’il avait fait à Liz, celle de parvenir à réduire la soif. Il était même convaincu de pouvoir aller plus loin, de tenir là une occasion en or. Une occasion qu’il ne devait surtout pas laisser passer.
— Disons que ça m’aide à penser à autre chose, avoua-t-il, et... je n’ai pas souvent l’occasion de discuter de ce genre de choses avec quelqu’un qui me comprend. Je sais que vous me connaissez à peine, que vous avez sans doute peur. Mais je suis aussi persuadé que vos recherches peuvent aider beaucoup de monde, insista-t-il. Pas seulement les Etherios. Si nous parvenions à influer sur la soif, je suis persuadé que nous pourrions trouver un moyen d’aller encore plus loin.
Il la regarda, droit dans les yeux.
— Peut-être combattre la malédiction, voir même...
— L’inverser...
Charlotte ne dit rien de plus. Pensive, son regard perdit peu à peu de sa dureté. La tension invisible qui régnait entre eux se relâcha. Adrian savait que la technicienne prenait conscience des implications que pourrait avoir une telle découverte.
Au loin, les cloches de la grande nef résonnèrent soudain. Sept coups. Surprise, Charlotte se tourna vers l’horloge murale, puis vers lui.
— Couvre-feu, souffla-t-elle à regret. Vous devriez rentrer. On ne doit pas vous trouver ici.
Adrian acquiesça d’un air déçu. Il se détourna lentement, les yeux glissant une dernière fois sur le carnet de la jeune femme, ses plans, ses croquis et annotations. Sur le seuil de la porte, alors qu’il s’apprêtait à partir, la voix de Charlotte le retint.
— Cette discussion était... intéressante.
Adrian se retourna. Elle le fixait, les bras croisés, le front à demi froncé, comme si elle cherchait encore à comprendre ce qu’il faisait là, lui, l’Etherios perdu au milieu des équations.
— Je crois aussi, oui.
Puis il sortit, laissant derrière lui les lumières vacillantes du laboratoire, et avec elles, ce sentiment étrange, suspendu, que quelque chose d’important venait tout juste de commencer.
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