﴾ Chapitre 11.1 : La Chaussée de l’Espoir ﴿
Liz avait dit un jour à Adrian qu'on ne franchissait pas une porte sans laisser une part de soi sur le seuil. Ce matin-là, il comprenait enfin ce qu'elle avait voulu dire. La section treize n’avait pas encore quitté Canaan que déjà, quelque chose derrière eux s’effaçait. Le vent s’était levé au petit matin, charriant une odeur d’herbe coupée et de terre chauffée par le soleil. Pourtant devant lui, Adrian ne voyait que les nuages noirs qui s’amoncelaient au loin. Entre le Mur qu’ils atteindraient bientôt et l’horizon de cendre qui les attendait de l’autre côté, il n’existait plus qu’une chose : l’espoir. Et treize silhouettes pour l’incarner.
Leur section avançait à un rythme soutenu en direction de l’ultime frontière, dessinant une ligne élégante à travers les sentiers de terre battue qui couraient entre les champs. Adrian serrait fermement les rênes de sa monture, gantelets posés contre la crinière noire. Il n’était jamais monté à cheval. L’expérience n’était pas pour lui déplaire. Il lui avait tout de même fallu quelques heures la veille pour s’habituer. Une chance pour lui, les destriers du Célestium comptaient parmi les bêtes les mieux dressées et les plus dociles de tout Canaan.
Le barda chargé sur les flancs de sa selle cliquetait à l’arrière tandis qu’Adrian se laissait bercer de gauche à droite par le pas de l’étalon. Ils n’avaient emporté que le minimum : de l’eau, quelques vivres, une couverture et, comme le voulait le protocole, aucun effet personnel. Contre l’une des sacoches de cuir tanné rebondissait un heaume pâle, magnifique, arborant pour seule visière une fente en forme de « v ». Sur le côté des oreilles, deux ailes couvertes de feuillets d’or se profilaient vers l’arrière autour d’une courte crête en crin blanc. Par endroit, des filaments platinés incrustés de lapis couraient le long des segments, dessinant de subtiles arabesques. Une fois la porte franchie, le visage d’Adrian finirait tôt ou tard par disparaître derrière la visière. Il était conscient que lorsque cela arriverait, il ne serait plus simplement un garçon en route vers les mines de Caledor, mais un véritable Etherios, prêt à mourir pour ceux qui ne franchiraient jamais le Mur. Enfin, prêt, lui ne l’était pas vraiment.
Le reste de l’armure n’avait rien à envier à son heaume. Véritable merveille des forgelames, Adrian sentait la nacre l’envelopper comme une seconde peau. Apparentes sous les drapés albâtres du Célestium, chacune des plaques épousait son corps, non pas avec la rigidité à laquelle il s’était attendu, mais avec une surprenant fluidité. Le métal clair semblait respirer à son rythme, traversé par instant de minuscules reflets azurs. Il connaissait la théorie, à savoir que chaque conduit était calibré pour réagir aux flux d’éther du porteur, amplifier ses mouvements, réduire les impacts, mais c’était autre chose de s’en équiper. Il ne se sentait pas seulement protégé, mais véritablement lié.
— J’ai l’impression d’être une perle précieuse, déclara Félix d’un ton enjoué, quelque part derrière Adrian. Manquerait plus qu’une petite tiare et je pourrai poser pour ma future statue.
Un soupir agacé fusa du groupe dans la seconde.
— Tu la boucle un peu, Ayamin ? s’agaça Jonas. On ne peut sérieusement pas faire cent pas sans que tu aies quelque chose à dire ?
— Pardon de rendre cette expédition un peu plus agréable, Monseigneur ! lui répondit Félix, faussement contrit. Vous faites tous des têtes d’enterrement, il faut bien que quelqu’un se décide à mettre un peu d’ambiance dans cette section ! C’est un don, tu sais. Faut pas être tout le temps jaloux comme ça.
— Agréable ? répéta Jonas en manquant de s’étrangler. Ça fait des heures qu’on doit supporter tes tirades ! Le seul don que je vois c’est celui de faire perdre patience à tout ce qui respire autour de toi !
— Ah parce que t’en a déjà eu un jour ? s’étonna Félix. Première nouvelle...
Un petit rire échappa à Gabriel et Asha, rapidement transformé en raclement de gorge quand Jonas se retourna vers eux.
— Plus que tu le crois, reprit-il. Pour preuve, je partage une chambre avec toi depuis presque trois semaines et je ne t’ais toujours pas égorgé dans ton sommeil. Pourtant crois-moi, ce n’est pas l’envie qui me manque.
Félix leva les mains avec toute la théâtralité dont il était capable.
— C’est que le début, tu verras. L’amitié, c’est ce qu’il y a de plus fort dans ce monde.
— Je préférerais encore m’ouvrir les veines, grogna Jonas. Ne te méprend pas, vaurien. C’est de la résignation. Contrairement à toi, je sais faire passer les intérêts de cette section avant les miens.
— Non, non, non, le corrigea Félix. Tu n’ose pas encore l’admettre mais c’est de l’amour, mon petit Jonas. Tu verras, ça fait peur au début.
— Vous ne voulez pas qu’on les laisse se battre pour de vrai ? glissa nonchalamment Zaïd. Histoire de soulager tout le monde ?
Astrid pouffa.
— Pour une fois qu’on est d’accord. Ça nous fera un peu d’animation et surement moins de maux de têtes.
Anya fronça les sourcils en relevant la tête vers sa voisine de chambrée.
— Tu plaisantes, j’espère ? lui demanda-t-elle. C’est encore moi qui vais devoir m’occuper des blessures.
— Ne t’inquiète pas, la rassura Astrid avec un sourire malicieux. Vu leur façon de se battre, la seule chose que tu devras soigner c’est leur fierté.
Un éclat de rire parcourut la section, couvrant le bruit des sabots. Félix se retourna, indigné.
— Quand on se balade avec deux hachoirs à viande à la ceinture, il me semble qu’on a pas trop son mot à dire sur la subtilité des duels. Y’a forcément plus de blessés quand on tape sans réfléchir et qu’on discute après. Moi j’ai que deux dagues et de l’esprit, évidemment que ça n’a rien à voir.
— Quelqu’un n’a pas digéré sa défaite d’avant-hier à ce que je vois, chantonna Isabella avec un sourire en coin.
— Evidemment ! s’exclama Félix en retour. T’as vu le bestiau ? Elle pourrait découper un cornesang sans descendre de cheval ! Tu parle d’un sens de la mesure !
— J’en déduis que tu te dégonfle ? pressa Zaïd.
— Ça, jamais ! déclara Félix en redressant le menton et en bombant le torse comme s’il répondait à un appel solennel. J’accepte ! Mais à une seule condition.
— Allez, souffla Astrid. Laquelle ?
Félix pointa un doigt vers Jonas.
— Qu’il n’utilise pas son ego comme arme. C’est beaucoup trop grand et pas réglementaire.
De nouveaux rires montèrent de la section, moins retenus cette fois. Même Zaresan se prit à esquisser un sourire paisible, les épaules balancées par leur progression. Jonas poussa un long soupir fulminant pour se retenir d’étrangler Félix.
— Les duels sont interdits, rappela Mei d’un ton plat.
— Mais quelle rabat-joie ! s’exclama Asha en levant les yeux au ciel.
— Je ne fais que rappeler ce que vous devriez savoir, justifia Mei en l’ignorant.
— Franchement si on ne peut même plus s’amuser, soupira Isabella en resserrant l’élastique de ses cheveux. Au point où nous en sommes, autant les attacher ensemble, les jeter dans la première grange qui passe et les laisser là. Ils finiront bien par s’entendre.
— Ou alors il suffit d’éviter les coups à la tête, ajouta tranquillement Gabriel. S’il n’y a pas de traces visibles, il n’y a pas eu de duel.
— Voilà un raisonnement constructif ! approuva Asha, amusée.
— C’est un peu trop tard pour ça, intervint Talya. Je crois que l’un d’eux en a déjà un peu trop pris sur le caillou.
Félix lui jeta un regard dépité tandis qu’elle et Adrian se retenaient vainement de ricaner. En tête de cortège, Lily poussa un profond soupir, déjà épuisée par la route à venir.
— Les deux, corrigea-t-elle d’une voix portante. Et il y en aura bientôt d’autres si vous n’avancez pas plus vite. Nous devons atteindre le Gouffre Fendu avant la nuit.
Les esprits s’apaisèrent dans un silence bienvenu. Adrian se demanda comment faisait Lily pour garder un tel calme. Il imaginait que diriger sa propre section ne devait déjà pas être de tout repos, mais ses membres, à commencer par Félix, ne faisaient pas le moindre effort pour lui faciliter la vie. Il échangea un dernier sourire avec Talya puis profita du répit pour observer les alentours.
Les champs ondulaient sous la brise comme une mer verte et ocre. De nombreux ouvriers s’affairaient entre les rangs, profitant des dernières semaines avant la fin des moissons. Des hommes, des femmes, parfois même des enfants, tous occupés à entretenir les terres nourricières de Canaan. Certains levaient la tête à leur passage, les observant comme on regarde une pluie que l’on attendait plus. Sur le bord du chemin, une vieille femme arrêta un instant de ficeler ses fagots de foin. Son regard suivit la section sans un mot tandis qu’elle s’essuyait le front d’un revers de manche. Non loin d’elle, un attelage attendait, tiré par deux imposants cornesangs. Véritables monstres à la fourrure noir et aux cornes cramoisies, leur souffle faisait vibrer l’air autour d’eux. Les grands bovidés engloutissaient un tas de paille aussi rapidement qu’Adrian dévorait les pâtisseries de Menma.
— Ils sont dociles ? demanda timidement Anya. Je n’en avais jamais vu en vrai.
— Il n’y a pas plus doux, lui répondit Asha en observant les nobles animaux. La force de dix chevaux, et tout autant de paresse. Mes parents possèdent plusieurs fermes du côté de la porte Méridionale. Ça me manquait presque de ne pas en voir.
— Jusqu’à ce que t’approches un de leur petit, précisa Zaïd. Là, bonne chance pour garder tous tes membres.
Anya haussa les sourcils, Asha rit doucement.
— Ça sent le vécu, tout ça.
— Tu auras du mal à me croire, précisa-t-il d’un ton sarcastique, mais il y a quelques années, mes amis et moi étions encore plus bêtes qu’aujourd’hui. On se disait que ça serait pas mal de faire une balade sur leur dos en pleine nuit. On a quitté les bas-fonds pour rejoindre les champs, on est entrés dans la grange du père Darel sans faire un seul bruit, et cet idiot de Marham a trouvé moyen de marcher sur la queue d’un veau.
Un sourire crispé se peignit sur le visage d’Asha et du reste de la section.
— Aïe.
— Comme tu dis. La seconde d’après, je ne sais pas trop comment, mais on volait tous les trois à travers les planches du mur. La mère nous a poursuivi jusqu’au bout du champ. C’était terrifiant.
Alors qu’il écoutait l’anecdote, distrait, Adrian sentit soudain une vague piquante et électrique remonter ses membres. Une distorsion d’éther jeta un souffle aux alentours, accompagné d’arcs bleutés. Ahuri comme le reste de la section, il constata que Félix avait disparu de sa monture. Une fraction de second plus tard, ce dernier réapparut sur sa selle dans un claquement sec, manquant de tomber, entraîné par l’élan. Il parvint à se rattraper de justesse, une pomme déjà croquée à la main.
— Sérieusement ? souffla Adrian en dégageant les grains de poussière qui voletaient autour de son visage.
— J’avais faim, se justifia Félix en mâchant comme si de rien n’était.
— Non mais je rêve ! explosa Lily, rouge de colère en faisant faire demi-tour à sa monture pour venir à sa hauteur. Tu viens vraiment d’utiliser ton sigma pour une pomme ?
— C’est une très bonne pomme, tenta-t-il d’articuler la bouche pleine.
— Par tous les dons du Créateur ! Ce n’est pas possible d’être aussi idiot ! On n’est pas au Célestium ! Tu te rends compte que tu gaspilles nos réserves de sphères ? Je te jure que si tu recommence, je te traîne derrière mon cheval pour le reste du voyage ! Je suis assez claire ?
— D’accord, d’accord, s’excusa Félix en levant les mains en signe de paix. Je te promets de pas recommencer... plus de deux ou trois fois, ajouta-t-il tout bas.
— Je suis sûr qu’on trouvera d’autres pommes sur la route, plaisanta Gabriel à son adresse.
— C’est ça, lança Jonas, las. Et si on rencontre quelques Ashirs en chemin, on enverra Ayamin leur proposer de la compote.
— Vous me donnez un de ces mal de crâne, se lamenta Mei.
Le cheval de Lily s’arrêta, les laissant s’éloigner en se chamaillant. Elle se pinça l’arrête du nez en inspirant profondément.
— Je vais l’étrangler.
— D’autres s’en chargeront sûrement avant toi, la rassura Adrian en arrivant à sa hauteur.
— J’espère bien, dit-elle en reprenant leur route.
Adrian esquissa un sourire léger. Les échanges au sein de leur section se faisaient chaque jour plus vivants. Ou plus mordant. Il avait encore du mal à trancher. Cependant, derrière les piques, le jeune Etherios sentait que quelque chose se créait peu à peu entre eux. Une forme de lien, encore fragile, mais bien réel.
— Au fait, reprit Lily en s’approchant un peu plus de lui, à l’écart. J’ai croisé Charlotte ce matin.
Adrian tourna lentement la tête vers sa sœur, méfiant. Elle n’employait ce ton moqueur que dans des situations bien particulières. La première fois, c’était à sept ans, lorsqu’Adrian avait refusé de continuer à prendre des bains avec elle. La dernière, c’était à l’occasion d’une réception au palais, où Liz devait recevoir une énième décoration. Le père d’Anya avait proposé qu’il l’y accompagne. Lily l’avait chambré durant des semaines.
— Et ? se risqua-t-il à demander tandis qu’un sourire carnassier se dessinait sur les joues de Lily.
— Elle m’a dit qu’elle t’avait trouvé « particulièrement gentil et intuitif », et plein d’autres compliments. Elle ne tarissait pas. Tu veux m’en parler, peut-être ?
Adrian sentit ses joues chauffer. À côté de lui, Talya tendit discrètement l’oreille. S’il donnait à Lily la moindre once de confirmation, elle ne le laisserait pas en paix de toute la mission. Il devait nier, à tout prix.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit-il d’une voix parfaitement lisse.
— En tant que grande sœur, j’exige d’avoir le fin mot de cette histoire. Vous vous êtes vu quand ? Vous avez fait quoi ?
Adrian puisa au plus profond de lui pour ne pas soupirer. Leur impitoyable cheffe de section s’était métamorphosée en une gamine impatiente, friande de ragots. Finalement, derrière le masque, rien n’avait vraiment changé.
— Premièrement, énuméra-t-il sur ses doigts, tu ne peux pas prouver que c’est toi l’aîné de nous deux. Deuxièmement, c’est très intrusif ce que tu fais. Et troisièmement, je ne vois pas de quoi tu parles.
Lily plissa les yeux dans une moue à peine voilée. Un sourire se glissait à la commissure de ses lèvres, presque imperceptible, mais suffisamment insolent pour qu’Adrian sache qu’elle n’en resterait pas là. Et puis, l’humeur de sa sœur changea subitement. Les crissements réguliers des sabots sur la terre dure et les incessants bavardages se taisaient peu à peu. En haut de la colline, le reste de la section treize s’arrêtait progressivement. Lorsqu’Adrian les rejoignit, ses lèvres se décollèrent en silence. Même le vent sembla retenir son souffle.
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